Le dilemme de l’impuissance

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Les projets universels et révolutionnaires de GW Bush et de ses inspirateurs neocons étaient de transformer le Moyen-Orient en une vaste centrale “démocratisée”, c’est-à-dire complètement américanisée, à partir d’où l’on tiendrait le monde pour au moins mille ans. On voit dans Ouverture libre de ce 8 juillet 2010 que le “nouveau Moyen-Orient”, notamment selon Alistair Crooke dans The Washington Quaterly de juillet 2010, serait, du point de vue politique de l’influence, exactement inverse, axée autour du “northern tier” avec, principalement, l’Iran, la Turquie et la Syrie, tous en mode anti-américaniste.

C’est aussi à la lumière de cette perspective que l’on peut lire l’intervention extraordinaire de l’ambassadeur des EAU Yousef al-Otaiba réclamant une attaque US contre l’Iran. (Voir notre Bloc Notes du 7 juillet 2010, – et cette intervention plus ou moins désavouée par le ministère des affaires étrangères des UAE, mais simplement selon le constat que ses propos ont été cités “hors de leur contexte”, c’est-à-dire pour la forme et nullement sur le fond.) La phrase clef de son intervention devient celle-ci : «There are many countries in the region that if they lack assurance that the U.S. is willing to confront Iran, they will start running for cover with Iran. Small, rich, vulnerable countries do not want to stick their finger in the big boy's eye if they do not have the backing of the United States

@PAYANT Effectivement, à la lumière de l’article de Crooke autant que des récents événements, il y a deux façons de lire l’intervention de al-Otaiba en faveur d’une attaque de l’Iran. A côté de celle qui affirme qu’il est insupportable de vivre avec un Iran nucléaire, observation qui n’est d’ailleurs pas nécessairement sollicitée parce que tous ces gens qui raisonnent en termes de rapports de force croient effectivement à l’ambition nucléaire de l’Iran autant qu’ils en font un argument pour leur cause, il y a l’affirmation indirecte suggérant que si cette attaque n’a pas lieu la puissance de l’Iran restera intacte, son influence se développera, et le schéma envisagé par Crooke qui implique la disparition de l’influence US comme facteur central au Moyen-Orient devient tout à fait acceptable. La différence essentielle, qui mesure évidemment l’influence neocon sur l’intervention de l’ambassadeur des EAU autant que sa corruption américaniste, est que Crooke n’envisage nullement une émergence d’une domination par la terreur nucléaire (iranienne, pas israélienne, cela va de soi), ni une course à l’armement nucléaire au Moyen-Orient, mais l’établissement d’un équilibre de la région. A l’équilibre de force imposé par les USA et qui est aujourd’hui complètement déstabilisé par l’attaque contre (US) l’Irak et le siège (dirigé par les USA) de l’Iran, se substituerait un équilibre régional dominé par les pays de la région septentrionale de l’ensemble, basé sur l’influence et la recherche d’un arrangement basé sur la libération des influences extérieures.

Dans son article, Crooke fait une place réduite à l’aspect religieux, extrémiste et islamiste, au profit des facteurs d’avancement économiques et sociaux. C’est évidemment s’opposer à la vision de force et de confrontation, colorée du facteur religieux hystérique, qui caractérise la vision neocon, dont l’ambassadeur des EAU se fait, en l’occurrence, le porteur d’eau intéressé comme relais d’influence patenté du bloc américaniste. C’est aussi accepter l’idée qu’une attaque contre l’Iran, telle que présentée par le même ambassadeur, est la dernière chance d’empêcher l’évolution décrite par Crooke. La dialectique de l’ambassadeur est d’ailleurs suffisamment explicite en minorant d’une façon complètement arbitraire les effets de l’attaque (“l’attaque sera un choc, certes, mais tout s’arrangera très vite”), et on la retrouve dans nombre de centres d’influence ou de direction idéologiques du bloc américaniste-occidentaliste, y compris, par exemple, – mais exemple significatif par rapport aux principes de paix et de démocratie de ces ensembles, – dans les milieux des institutions européennes. Robert Cooper, même s’il est hiérarchiquement isolé, n’est pas si isolé que cela pour l’esprit de la chose…

Crooke est un ancien conseiller de Solana au Secrétariat Général de l’UE, qui a quitté son poste en 2003 pour s’installer au Liban et diriger le Conflicts Forum. Il s’était sans doute convaincu qu’il ne trouverait pas, dans ces mêmes milieux européens, une ouverture d’esprit et une indépendance des tendances américanistes et occidentalistes suffisantes pour envisager autre chose qu’un soutien plus ou moins passif mais automatique à la politique de force, émanation du système du technologisme, si bien illustrée par l’activisme de Cooper. Son approche est évidemment en complète opposition à cette “politique de force”, qui est une infection pathologique de la psychologie caractérisant notre fameuse “deuxième civilisation occidentale”, que nous tentons de définir dans La grâce de l’Histoire.

(Intéressant constat psychologique… Les hommes et femmes affectés trop profondément de cette pathologie en deviennent de véritables robots. C’est le cas de Cooper, comme on a pu encore le constater lors d’une conférence-débat le 1er juillet à Bruxelles. Confronté à des arguments détaillant les catastrophes engendrées par la “civilisation de puissance” de l’Occident dont il prône l’imposition par la force parce qu’il la considère comme l’avenir triomphant de l’humanité, Cooper a une réponse extrêmement efficace : le silence, vaguement méprisant ou vaguement indifférent c’est selon, – et nous pencherions pour l’indifférence, puisqu’il s’agit plutôt d’un robot lorsque s’ouvre la perspective du débat.)

La thèse de Crooke est évidemment celle qui a la logique et ce qu’on nommerait, comme une image, le “sens de l’Histoire” pour elle. Un point intéressant est qu’il place le Qatar parmi les pays qui installeraient une nouvelle influence, anti-américaniste sur la région. Il sépare donc les émirats selon leur tendance, détachant le Qatar du groupe des EAU pour lequel parlait al-Otaiba, et qui comprennent effectivement des pans entiers de leur direction complètement sous influence américaniste, éventuellement mais luxueusement sonnante et trébuchante. De ce point de vue-là, les cartes sont bien disposées sur la table, pour la partie en train de se jouer, et le cas nucléaire de l’Iran, autant que son complément “droit-de-l’hommiste” type-BHL et faux nez humaniste, n’est évidemment qu’un faux nez à son tour. L’attaque contre l’Iran devient l’enjeu suprême pour tenter de maintenir par la force l’influence américaniste-occidentaliste au Moyen-Orient, avec les relais habituels de l’hystérie israélienne et de la complète corruption des vieux pays arabes achetés dès l’origine. Les cartes sont sur la table, mais les deux plus importantes sont souvent pudiquement passées sous silence.

• La première est qu’une attaque contre l’Iran a de très fortes chances, contrairement à la géopolitique de séminaire de l’ambassadeur des EAU, de provoquer dans ses effets un désordre absolument considérable, avec des effets stratégiques majeurs, dont certains peuvent être catastrophiques. On parle souvent de diverses ripostes iraniennes contre Israël ; on pourrait aussi parler, comme le fait William S. Lind, d’une riposte iranienne en Irak, contre les forces armées US encore stationnées et surtout contre leurs voies de communication, qui pourrait déboucher sur une défaite militaire majeure de l’U.S. Army. Le remède serait alors pire que le mal pour les promoteurs de l’attaque, parce qu’il entérinerait la faiblesse US par une catastrophe militaire. Mais il est vrai que “la géopolitique de séminaire de l’ambassadeur des EAU” est basée sur l’illusion, entretenue par ses amis neocons qui la partagent, que la puissance militaire US est toujours ce qu’elle fut, par exemple, il y a 20 ans, lors de la première guerre du Golfe.

• La seconde est la volonté des USA alors que cette puissance a une conscience grandissante de son déclin et de l’effondrement de ses capacités. La question qui se pose alors, accentuée par le caractère du président Obama, est de savoir si les USA ont encore “les tripes” de lancer une telle attaque, et s’ils y voient un intérêt engageant leur sécurité nationale. Ce n’est pas pour rien qu’en général le Pentagone et les militaires, surtout l’U.S. Navy, freinent des quatre fers pour cette possibilité... Ou bien, nous en arrivons à l’hypothèse ultime qui est celle du système autosuicidaire évoquée dans notre F&C du 1er juiller 2010, et à laquelle nous accordons un grand crédit dans le cadre métahistorique de l’évolution de la crise générale de notre “deuxième civilisation occidentale”, ou “contre-civilisation”. Et, bien entendu, dans ce cas, notre citation favorite du dirigeant des néo-sécessionnistes du Vermont, Thomas Naylor, est toujours bienvenue: «There are three or four possible scenarios that will bring down the empire. One possibility is a war with Iran…»


Mis en ligne le 8 juillet 2010 à 07H48