Le fabuleux destin du ratio “3% du PIB”

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Le fabuleux destin du ratio “3% du PIB”

Depuis longtemps (bien avant la crise) les médias nous parlent de la dette publique qui ne cesse de déraper. Ils nous parlent de déficit et de dette publics et les comparent au PIB. Mais d’où vient cet indicateur ? Et pourquoi 3% comme cela est écrit dans le traité de Maastricht ? Comment un déficit chronique peut-il être acceptable ?

Le 1er octobre 2010 le journal La Tribune publiait un article répondant à ces trois questions. L’auteur, Guy Abeille, est l’un des deux hommes qui, en juin 1981, a proposé cet outil au nouveau président français. Car il ne s’agissait à l’origine que d’un outil de gestion politicienne et, à un moindre degré, de mesure, qui fut défini sur demande urgente de François Mitterrand qui souhaitait «disposer d'une règle, simple, utilitaire, mais marquée du chrême de l'expert, et par là sans appel, vitrifiante, qu'il aura(it) beau jeu de brandir à la face des plus coriaces de ses visiteurs budgétivores». Las, cet outil de gestion fut rapidement converti en support de communication pour politicien en mal de notoriété. Puis il fut canonisé sur la scène internationale par le traité de Maastricht et depuis lors repris dans le monde entier pour devenir un critère économique.

L’article est savoureux et illustre parfaitement les thèmes développés par Dedefensa (Lien de l’article.)

L’auteur commence par rappeler les principaux faits de la période 1974-1981 (premier choc pétrolier consécutif à la guerre du Kippour, plan Fourcade, austérité Barre, relance, second choc pétrolier…) qui conduisirent aux premiers déficits budgétaires (limités en moyenne à 30 milliards de francs chaque année) et dépeint le contexte pré-électoral qui occasionna un premier dérapage (déficit de 55 milliards en 1981). Il décrit ensuite les semaines qui suivirent les élections durant lesquelles les nouveaux ministres sollicitèrent fortement François Mitterrand au point qu’on se mit rapidement à parler d’un déficit prévisionnel de 100 milliards de francs pour l’année 1982.

Puis il en vient à la définition proprement dite de cet indicateur et du fameux critère des 3%. Voici son histoire :

«C'est dans ces circonstances qu'un soir, tard, nous (moi-même, et Roland de Villepin, cousin de Dominique) appelons Pierre Bilger devenu le tout récent n°2 de la Direction du Budget à son retour du poste de directeur de cabinet de Maurice Papon […]. Formés à l'ENSAE, nous sommes considérés dans la faune locale comme appartenant à l'espèce, rare au Budget, des économistes (les autres sont des énarques, ces grands albatros de l'administration généraliste), et plus spécialement, car passablement mâtinés de mathématiques (nous sommes des ingénieurs de l'économie, en quelque sorte), de la sous-espèce des économistes manieurs de chiffres - sachant faire des additions, nous plaisante-t-on, en référence, évidemment, aux agrégés-sachant-écrire.

»Bilger nous informe en quelques mots du ballet budgétaire élyséen en cours, et il nous fait savoir que le Président a urgemment et personnellement demandé à disposer d'une règle, simple, utilitaire, mais marquée du chrême de l'expert, et par là sans appel, vitrifiante, qu'il aura beau jeu de brandir à la face des plus coriaces de ses visiteurs budgétivores. Il s'agit de faire vite. Villepin et moi nous n'avons guère d'idée, et à vrai dire nulle théorie économique n'est là pour nous apporter le soutien de ses constructions, ou pour même orienter notre réflexion. Mais commande est tombée du plus haut. Nous posons donc, d'un neurone perplexe, l'animal budgétaire sur la table de dissection. Nous palpons du côté des dépenses, leur volume, leur structure, avec dette, sans dette, tel regroupement, tel autre, ou leur taux d'accroissement comparé à celui de l'économie. Il y aurait bien moyen de détailler à la main quelques ratios consommables, mais tout cela est lourd et fleure son labeur : norme flasque, sans impact, aucune n'est frappante comme une arme de jet, propre à marquer l'arrêt aux meutes dépensières. Nous retournons la bête du côté des recettes : impôts d'Etat sur revenu national ? mais les impôts fluctuent avec la conjoncture, plusieurs sont décalés d'un an... Surtout, nous ne pouvons échapper à l'attraction des prélèvements obligatoires, dont la fiscalité d'Etat n'est guère qu'une part : peut-on valablement se cantonner à elle ? Le débat ne manquera pas de naître, à juste titre, et prendra vite le tour d'un brouhaha technique. Tout ça sera confus et sans force probante, au rebours du principe-étendard que nous avons reçu commande de faire surgir pour ostension publique. La route des recettes est coupée. Une seule voie nous reste : le déficit.

»Le déficit, d'abord, du citoyen lambda au Président de format courant, ça parle à tout le monde : être en déficit, c'est être à court d'argent; ou, si l'on préfère, tirer aujourd'hui un chèque sur demain, qui devra rembourser. Ensuite, le déficit a depuis Keynes acquis ses lettres de noblesse économique : il figure vaillamment dans les théories, il est une des plus visiblement opératoires variables des modèles. Lui seul, c'est évident, a la carrure et la netteté pour nous tirer d'affaire. Le déficit ! mais qu'en faire ? à quelle contrainte le plier pour en extraire une norme ?

»Le coup est vite joué. La bouée tous usages pour sauvetage du macro-économiste en mal de référence, c'est le PIB: tout commence et tout s'achève avec le PIB, tout ce qui est un peu gros semble pouvoir lui être raisonnablement rapporté. Donc ce sera le ratio déficit sur PIB. Simple; élémentaire même, confirmerait un détective fameux. Avec du déficit sur PIB, on croit tout de suite voir quelque chose de clair.»

Il est pourtant largement critiquable, entre autres pour les deux raisons suivantes :

• «On commencera par noter que le déficit est un solde; c'est à dire non pas une grandeur économique première, mais le résultat d'une opération entre deux grandeurs. […] un même déficit peut être obtenu par différence entre des masses dont l'ampleur est sans comparaison : 20 milliards sont aussi bien la différence entre 50 et 70 milliards qu'entre 150 et 170. Or […] on conviendra qu'il ne peut être tout à fait indifférent à la marche de l'économie que la masse des dépenses et recettes publiques soit d'une certaine ampleur (moins de 35% du PIB, comme aux USA ou au Japon) plutôt que d'une autre, bien plus grande (nettement plus de 50% comme en France ou dans les pays scandinaves)».

• «La deuxième observation touche à la pertinence du ratio lui-même: ne divise-t-on pas des choux par des carottes ? Car un déficit n'est rien d'autre qu'une dette : il est le chiffre exact de ce qu'il faut, tout de suite, emprunter, c'est à dire, cigale, aller demander à d'autres; et donc de ce qu'il faudra épargner - au fil des années suivantes - pour rembourser ceux qui auront prêté. Autrement dit, afficher un pourcentage de déficit par rapport au PIB, c'est mettre en rapport le flux partitionné, échelonné des échéances à honorer dans les années futures avec la seule richesse produite en l'année origine. Il y a discordance des temps».

Après avoir achevé la critique de cet indicateur, l’auteur poursuit :

«Pressés, en mal d'idée, mais conscients du garant de sérieux qu'apporte l'exhibition du PIB et de l'emprise que sur tout esprit un peu, mais pas trop, frotté d'économie exerce sa présence, nous fabriquons donc le ratio élémentaire déficit sur PIB, objet bien rond, jolie chimère (au sens premier du mot), conscients tout de même de faire, assez couverts par le statut que nous confèrent nos études, un peu joujou avec notre boîte à outils. Mais nous n'avons pas mieux. Ce sera ce ratio. Reste à le flanquer d'un taux. C'est affaire d'une seconde. Nous regardons quelle est la plus récente prévision de PIB projetée par l'INSEE pour 1982. Nous faisons entrer dans notre calculette le spectre des 100 milliards de déficit qui bouge sur notre bureau pour le budget en préparation. Le rapport des deux n'est pas loin de donner 3%.

»C'est bien, 3% ; ça n'a pas d'autre fondement que celui des circonstances, mais c'est bien. 1% serait maigre, et de toute façon insoutenable : on sait qu'on est déjà largement au delà, et qu'en éclats a volé magistralement ce seuil. 2% serait, en ces heures ardentes, inacceptablement contraignant, et donc vain; et puis comment dire, on sent que ce chiffre, 2% du PIB, aurait quelque chose de plat, et presque de fabriqué. Tandis que trois est un chiffre solide; il a derrière lui d'illustres précédents (dont certains qu’on vénère). Surtout, sur la route des 100 milliards de francs de déficit, il marque la dernière frontière que nous sommes capables de concevoir (autre qu'en temps de guerre) à l'aune des déficits d'où nous venons et qui ont forgé notre horizon.

»Nous remontons chez Bilger avec notre 3% du PIB, dont nous sommes heureux, sans aller jusqu'à en être fiers. Et lui faisant valoir que, vu l'heure (ça, on ne le lui dit pas) et foi d'économistes, c'est ce qu'actuellement nous avons de plus sérieux, de plus fondé en magasin. En tout cas de plus présentable. Puis nous rentrons chez nous, vaquer. On sait ce qu'il en est advenu.»

Cet outil mal taillé, commandé en urgence par Mitterrand et destiné à calmer les ardeurs de ses ministres, aurait pu et dû rester inconnu du grand public. Las, il échappa au contrôle de son commanditaire et de ses créateurs pour devenir un support de communication du fait de l’ambition débordante d’un jeune politicien, Laurent Fabius, qui venait «d'inaugurer le titre, jusque là inconnu au bataillon, de Ministre délégué […] ce qui lui donne(ait), tout de même, droit de présence aux conseils des ministres, et, car il l'a(vait) obtenu, signature des lois de finances sans le ternissant voisinage de Jacques Delors, son ministre de prétendue tutelle. […]

»C'est en août que Fabius, prince soyeux du verbe, pour la première fois dans toute l'histoire de la langue publique universelle (car nul encore nulle part, serait-ce à l'étranger, n'a jamais avancé ce ratio), réfère le déficit au PIB –a pour le rendre bénin sans doute, et couvrir sa rudesse d'une gaze savante : car enfin, ces 2,6% du PIB qu'il cite aux journalistes sans s'y appesantir, presque comme en passant, comme une chose qui serait dans les mœurs, et du moins ne saurait inquiéter qui a fait des études et sait de quoi il parle, ces 2,6%, que pèsent-ils au fond, sinon le poids d'une pincée de PIB? – et non la centaine de milliards de francs que rajoutés aux autres il faudra un jour, avant la fin des temps, ou avant la faillite, par l'impôt rembourser.

»Mais l'automne déjà, ses bourrasques; et le Franc balayé avec les premières feuilles: il faut dévaluer (dans la govlangue on dit “réajuster”), non sans avoir âprement négocié, négocié et plaidé, comme de juste, comme chaque fois, avec l'Allemagne […]. Dans le combat des influences qui se joue cet automne, Delors reprend la main. Il ose parler de pause (un spectre hante la gauche, celui de Blum en février 37 demandant “une pause nécessaire dans la montée des finances publiques...”). Et il est le premier à faire expressément savoir que le déficit ne doit plus franchir les 3% du PIB, et cela pour l'ensemble des comptes publics (il sera bien le seul à être aussi strict, et précis, et complet). Fabius ne saurait lui abandonner cette paternité, qui est un empiètement et une dépossession. Et d'affirmer hautement, trois semaines plus tard : “Pour le budget, j'ai toujours posé comme règle que le déficit n'était acceptable qu'à condition de ne pas dépasser un montant raisonnable, de l'ordre de 3% du PIB”.»

Ici l’auteur s’arrête et souligne le dérapage qui vient de se produire:

«Ici, une station s'impose: ainsi viennent de naître, et, pire, d'infiltrer les esprits comme un contaminant, les notions de “déficit acceptable” et de “montant raisonnable” : tomber en très lourd déficit, cela ne s'analyse qu'en référence à l'année dont on parle et non au parcours d'endettement sur lequel on s'inscrit, et, ainsi myopement circonscrit, ce n'est plus un défaut de ressources qu'il faudra, au plus vite, remonter, c'est un acte par nature conforme à la raison, aux Lumières pour un peu, mais à la condition, bien entendu, car on est aussi l'ennemi pondéré de tout ce qui est excès, qu'on ne rajoute guère à tout ce qu'on doit déjà que, bah, bon an mal an, une centaine de milliards - acceptable, raisonnable... superbes déplacements du sens: ou ce que la langue assouplie à l'ENA fait de la rhétorique d'Ulm.»

Dans les mois qui suivirent, plusieurs ministres – Fabius, Delors,, Mauroy – se mirent à communiquer autour de ce “3% du PIB”, banalisant ainsi l’usage jusqu’à ce qu’en juin 1982, François Mitterrand les rejoigne et ainsi sanctifie l’outil dévoyé. L’auteur, Guy Abeille, se fait alors amer :

«Le processus d'acculturation est maintenant achevé ; on a réussi à déporter le curseur: ce qui est raisonnable, ce n'est pas de voir dans le déficit un accident, peut-être nécessaire, mais qu'il faut corriger sans délai comme on soigne une blessure ; non, ce qui est décrété raisonnable c'est d'ajouter chaque année à la dette seulement une centaine de milliards (en francs 1982). C'est cela, désormais, qu'on appelle "maîtrise": en dessous de 3% du PIB, dors tranquille citoyen, la dette se dilate, mais il ne se passe rien - quand le sage montre la lune, l'imbécile regarde le doigt, dit le proverbe chinois ; quand le sage montre l'endettement, l'incompétent diplômé regarde le 3% du PIB.

»Puis un jour le traité de Maastricht parut sur le métier. Ce 3%, on l'avait sous la main, c'est une commodité; en France on en usait, pensez ! Chiffre d'expert ! Il passe donc à l'Europe; et de là, pour un peu, il s'étendrait au monde.

»Sans aucun contenu, et fruit des circonstances, d'un calcul à la demande monté faute de mieux un soir dans un bureau, le voilà paradigme : sur lui on ne s'interroge plus, il tombe sous le sens (à vrai dire très en dessous), c'est un critère vrai. Construction contingente du discours, autorité de la parole savante, l'évidence comme leurre ou le bocal de verre (celui dans lequel on s'agite, et parade, sans en voir les parois): Michel Foucault aurait adoré.»

Bilbo

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