Le fardeau du Général

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 1923

Le fardeau du Général

Nous/je vous l’avoue, nous avons hésité. Fallait-il employer le “nous” majestatif, celui du dedefensa.org des grands jours courants, alors que la République est en danger et que “formez vos bataillons” ? Ou le “je”, plus élastique, plus primesautier, celui du chroniqueur à la tour d’ivoire à qui on ne la fait pas... Grand débat, conférence de rédaction, enfin décision prise : puisque “la patrie est en danger”, “aux armes citoyens”, à toutes les armes, et l’on utilisera ce qu’on veut, à la fois le “nous” et le “je”, et le “je” et le “nous”. On verra bien. La NSA, elle, c’est promis, n’y verra que du feu.

Tout cela pour dire que je commence par une introduction, – habileté discutable, – dont la légèreté dans ces jours de fougue et de fébrilité nécessite effectivement le “je” ; tout cela pour dire ma stupéfaction, pas d’autre mot, moi qui avais entendu d’une oreille distraite et lu d’un œil fatigué ce matin du 24 juin les grandes déclarations sur les écoutes téléphoniques qui sont le signe indubitable de la sollicitude de nos “grands alliés” ; puis classant le dossier “sans suite” ; puis confronté soudain à ce déluge de nouvelles qui inonde furieusement l’écran, littéralement, ces déclarations terribles, cette unanimité remarquable de l’union nationale pour une fois tout à fait rassemblée, ce “entendez-vous dans nos portables” (“ces féroces écouteurs”, etcetera, que voulez-vous la tentation des pseudo-jeux de mots de piètre lignée dans ces moments terribles et factices).

C’est vrai, je n’y croyais pas, je n’y croyais plus, et voilà que mon cœur se serre naïvement le temps d’un instant, à s’y croire, comme si l’on retrouvait la France, ma douce France, à mi-chemin entre Jeanne de Domrémy et la môme Piaf, en passant par la Lorraine... Mais revenons sur terre et restons-en à Hollande, Hollande le menton ferme levé et le regard sur la ligne bleue de l’Atlantique, Vals dans toutes ses fureurs ethniques et immigrée, et toute la bande qui s’ensuit et qui suit, la majorité, l’opposition, les marges diabolisées qui ne sont plus diables du tout, “tous en scène” vous dis-je, – en vérité, parce qu’il le fallait bien, parce qu'il s’avère, et c’est le comble, qu’il ne pouvait pas, qu’il ne savait pas faire autrement (belgicisme bien connu, mais qui a tout son sens cette fois). Le formidable Houellebecq ne leur a pas appris tous les us et coutumes de la Soumission.

... Et ici, je crois (on verra), j’arrêter de rire et de me moquer d’une façon déshonorable de mon pays. La vérité, je le confesse, est bien que je ne les croyais pas capable de ça ... “Ca”, c’est-à-dire, cette extraordinaire comédie-jacquerie hors de l’ordre mondial façon-TTPI, cette insurrection verbale de quelques heures glorieuses, cette fureur qui n’est pas feinte, comme s’ils formaient une direction acceptable de quelque chose qui recèlerait ici et là une cendre rougeoyante encore de ce que l’on nomma “la Grande Nation”. J’entends, d’ici, comme si Colombey était la porte à côté, le rire sans fin, métaphysique, quasiment néoplatonicien, du Général soi-même. Sacré blague.

Le fait est que ces pauvres gens, qui bêchent depuis une, deux ou trois décennies, les champs du déshonneur de la France, ces pauvres gens n’ont pas tout à fait réussi à se débarrasser du fardeau épuisant du gaullisme. Je parle du gaullisme quand il est gaullien, c’est-à-dire inutile par les temps qui courent, sans dividendes ni intérêt, sans argument compréhensible ni rentabilité productive, et qui pèse, et qui pèse, qui vous écrase parfois à la tâche. Car le fait est qu’ils continuent à le porter, qu’ils ne parviennent pas à s’en débarrasser, – alors, pendant 24 heures, 48 heures, etc., ils nous l’ont joué grandiose, implicitement et presque-dit ici ou là, pour un peu, du-type “Nous sommes prêts à envahir Alger (nom de code : Washington D.C.) parce que le Dey a souffleté et insulté gravement la France en donnant ou coup d’éventail à notre ambassadeur”.

Et nous eûmes donc droit à tous les épisodes, le communiqué de l’Élysée, l’union nationale, Hollande parlant à Obama d'urgence, Fabius qui convoque la dame d’en face (le 2, avenue Gabriel n’est pas loin d’être pile en face, Seine franchie et vite effacée, du bureau de Vergennes, quai d’Orsay, non ?), l’ambassadrice Jane D. Hartley, qui n’est pas loin d’être aussi belle que la fabulous Pamela Harriman, première femme ambassadrice de la Grande République auprès de la Grande Nation, d’origine britannique mais sans rien de la froideur de la chose et américanisée avec un clin d’œil, et même au contraire pour la froideur puisqu’avec un brio de séduction qui affola nombre d'entre eux et parfois le président de la république d’alors (je parle du jeune Chirac devenu vieillissant et président, mais toujours chevau-léger) ; mais qu’importe, poursuivons, puisque “nous eûmes droit” encore à des avertissements qui se croyaient d’une certaine hauteur, à des exigences fermement expliquées, à des demandes d’explication, à des explications de Raffarin (“un coup de canif dans l’amitié franco-américain...”), et jusqu’à l’interview sans rire et sans mépris soupçonneux de la part de l’intervieweur de l’unique député mâle du FN/Rassemblement Marine. Paris, ce jour-là, frémit et tremble comme à l’un des grands jours de la capitale, de Thermidor à la Libération, jusqu’à l’inévitable Mai-68, et jusqu’à entendre Mireille Mathieu chanter Paris en colère. On doit le reconnaître, nous n’avions nulle raison de songer à cette possibilité de tout ce tintamarre de la part des enfants de Mai-68, eux qui ont eu la peau du Général et qui ont eu l’audace, – le Général ayant remarqué un jour que le slogan “Mort aux cons” constituait un “vaste programme”, – non, qui ont eu l’habileté de se faire neocons.

Tout cela, je le reconnais, pour en venir à quelques réflexions qu’on trouverait à première vue déplacées dans un commentaire qui prétend apprécier le second «a date which will live in infamy» de notre-histoire commune. A première vue, seulement, mais écoutez plus attentivement ... Il y a deux, trois jours, une de ces innombrables chaînes TV donnait un “téléfilm historique” datant de 2008 et programmé pour la première fois en avril 2009, repris donc cette semaine sur Ciné-Cinéma, – Adieu, de Gaulle, adieu. Pierre Vernier y est excellent en de Gaulle méprisant, insupportable, à la dérive, quoiqu’il lui manque une bonne dizaine de centimètres à vue de nez ; Didier Bezace est fabuleux en Pompidou, de même Guillaume Gallienne en Bernard Tricot ; Gérald Laroche n’est pas le meilleur en Jobert, quelques centimètres de trop et l’ironie sarcastique en moins. Ce téléfilm, qui fut distingué et eut des récompenses, raconte le terrible “mois de Mai du Général” ; il n’avait rien vu venir, il n’a rien compris, il a emmerdé tout le monde avec son humeur épouvantable, il a manœuvré comme un novice, il semblait sur une autre planète, il s’enfonçait dans un monde disparu, il était entouré de ricanements et d’yeux levés au ciel alors qu’on décomptait ses erreurs, ses faux-pas, ses fautes même, – et enfin il l’a emporté comme un colosse soulève le monde, comme un Hercule resurgi des Temps Disparus.

Une chose arrête aussitôt, dès que débute le téléfilm sur les scènes d’émeutes qu’on imagine : la musique, et bien sûr c’est voulu sans nul doute ou alors je n’y comprends rien, – moi non plus. On entend des morceaux des Kinks, des Jethro Tull, des The Mamas & the Papas (le téléfilm se termine sur le California’s Dreaming des derniers nommés). Bref, une musique qui est comme une insulte permanente à de Gaulle, qui mériterait au moins comme illustration symbolique la Titan de Mahler et le Requiem de Berlioz (l’Opus 5 ou La Grande Messe des Morts), – alors cette musique-là qu'ils ont choisie, qui semble effectivement programmée comme telle, comme un pied-de-nez permanent. Le reste décrit de Gaulle, effectivement insupportable, marmonnant, pestant, grognant, se trompant sans cesse, n’y comprenant rien, morigénant fort injustement les uns et les autres qui courent en tous sens pour tenter d’aveugler les voies d’eau, annonçant avec une amertume furieuse ou une émotion pleurnicharde qu’il est “foutu” et qu’il s’en va, qu’il “leur laisse” le pouvoir, qu’il est fini, balayé ; cela, jusqu’à son départ-surprise, le mercredi 29 mai, disant qu’il part à Colombey en hélicoptère, puis son hélicoptère disparaissant des écrans-radar (partant en rase-mottes), et le bruit envahissant Paris : de Gaulle a disparu ! Pompidou dans une fureur noire, les restes du gouvernement attendant l’explosion décisive de la grande “manif’ finale” des syndicats, des ouvriers et des étudiants, de la Bastille à la Gare Saint-Lazare, dont tout le monde prévoit qu’elle se terminera par des débordements funestes, l’attaque de l’Élysée, la proclamation d’un “gouvernement d’union populaire & révolutionnaire”... Eh bien, non ! De Gaulle a disparu et tout semble se figer ; la manif a lieu certes, mais en rangs ordonnés et l’on se disperse dans le calme, on ne manifeste plus, on ne dit plus rien, on attend, on attend ... Le soir du 29 mai 1968, à Paris, on entendait voler une mouche.

A Baden, au QG de la Première Armée Française qui est déployée sur le territoire de l’ex-zone d’occupation française, de Gaulle retrouve Massu, dit son-fidèle-Massu, qui ne brillait guère par l’esprit disait-on alors sur un ton un peu vache. (Du temps de l’Algérie française finissante, Massu avait été mis sur la touche par de Gaulle et Massu s’était exécuté. Rentrant d’Alger à Paris, il était passé par le bureau du Général. La blague avait couru : “De Gaulle : Alors, Massu, toujours aussi con ? Massu, au garde-à-vous : Toujours gaulliste, mon Général”.) Il n’empêche : de Gaulle avait besoin d’un coup de pied au cul et il alla à Baden ; Massu, bon soldat, s’exécuta, accabla le Président d’exhortations à contre-attaquer, à ne pas céder, à revenir en force, à lancer un nouvel Appel-du-18-juin, lui parlant sur un ton que nul ne peut imaginer d’oser employer avec lui. Il revient le 30 mai, Paris se tait toujours, emporté d’angoisse dans l’attente, paralysé par son absence, des plus ringards aux plus révolutionnaires. Il met son uniforme, il parle, il rassemble un million de Parisiens en deux heures sur les Champs-Élysées, il a gagné. Mai-68 c’est fini, Mai-68 n’a pas dépassé le “joli mois de mai”.

Il regarde passer la foule. “C’est vous qu’ils saluent, mon Général”, lui dit Tricot. Il répond, amer et méprisant : “Ils ont eu la trouille”. On aurait pu lui rétorquer, et à juste titre, et bien mérité : “Et vous, pendant trente jours, qu’avez-vous eu à geindre, à pédaler dans l’impuissance, à disparaître quand on avait besoin de vous ?” Personne ne lui a dit cela. Le Général est ailleurs. Il est dans ces regards qu’on lui voit lancer, à certains moments du film, au plus profond de son désarroi alors que rien ne laisse encore prévoir l’issue du 30 mai, lors de l’une ou l’autre de ses promenades, notamment à ces “jeunes” vautrés sur la pelouse des Champs, devant la grille du jardin de l’Elysée, qui gratouillent leur guitare. Il les regarde et eux le regardent, et les “jeunes” qui lui disent, d’un simple regard justement, qui n’a même pas besoin d’être éclairé par quelque feu divin puisque leur musique, justement, suffit à le dire : “Tu es fini, de Gaulle, tu ne vaux plus rien, c’est nous qui prenons le pouvoir aujourd’hui, qui te prenons la France des mains, pour en faire notre chose. Tu peux rentrer à Colombey faire tes réussites et regarder ce qu’il te reste de ton ‘cher et vieux pays’”.

Curieux, non ? Voilà à quoi j’ai songé, à mesure que se déroulait cette journée du 24 juin, plutôt que suivre les nouvelles que tout le monde connaît depuis longtemps, car qui peut prétendre ignorer que la NSA, qui fait son boulot comme un robot, éclairée par l’éclat des 64 dents superbes du président Obama, aurait laissé passer les ministres français et l’un ou l’autre président ? Et je me disais que se tiennent au pouvoir, aujourd’hui en France, depuis 15-20 ans, les rescapés et les inspirés de mai 68, ceux qui étaient venus dire à de Gaulle, d’un regard et d’une rengaine rock à la sauce hippy, “tire-toi, mec”, ceux qui faisaient la révolution et dont Jouhandeau disait “Dans vingt ans, ils seront notaires”, – ou président-poire, bien entendu, et arrangeurs de “mariages pour tous”... Eh bien voilà, le cœur de ma réflexion, lorsque j’ai vu et entendu toute cette agitation, cette fureur, ces cris de France trahie et qui entend se dresser dans sa pseudo-dignité recousue pour l’occasion, se réaffirmer, taper du poing sur la table, faire sonner pendant quelques heures les mille ans d’histoire et les quarante rois qui vont avec et qu’on n’enseigne plus dans les collèges ; certes, du vent tout cela, du carton-pâte, du simulacre grotesque, effroyablement surjoué, mais aussi l’obligation de figurer, de tenir ce rôle bon gré mal gré, d’en appeler à ces vestiges qu’ils ont eux-mêmes contribués à amasser à grand coups de caillasses dans les rues du Quartier-Latin. Il n’y a pas à dire, hier, ils ont été obligés de nous la jouer “grand Charles”, – mauvais comme des cochons, certes, mais obligés vous entendez ! Obligés de tenir ce rôle. Ca, c’est la victoire du vieil homme qui rit avec les dieux dans son tombeau : il est mort mais faites-lui confiance, il les enterrera tous.

Philippe Grasset