Le Frère du Caire

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Le Frère du Caire

29 juin 2012 – L’élection du “président-Frère”, le Frère Musulman (FM) Morsi, est l’un de ces évènements qui se distingue par sa double dimension. Il y a d’une part la dimension immédiate de cette élection, présenté comme un événement sensationnel et perçu dans son instantanéité, essentiellement dans sa composante intérieure ; il y a la perception de la signification et des effets de cet événement sur le terme, dont il reste à déterminer s’il sera court, moyen ou long, et qui concernera, lui, le monde arabe dans son ensemble et la situation de la politique extérieure par conséquent.

Il y a eu désormais assez de réactions pour apprécier la perception de cet événement dans ces deux dimensions. Comme à l’habitude, il y a un monde de différence entre la situation avec la perspective de l’élection et la situation une fois l’élection acquise. La réaction des commentateurs les plus intéressants est certainement qu’il s’agit d’un événement d’une très grande importance, essentiellement parce qu’il touche un pays de l’importance de l’Égypte et que les Frères Musulmans représentent symboliquement, mises à part toutes leurs évolutions tactiques, une tendance arabe transnationale reflétant le besoin de réaffirmation de l’identité du monde arabe. L’élection acquiert ainsi une dimension historique considérable.

• Nous citons trois articles, qui alimentent effectivement cette perception d’une situation nouvelle. Le premier est une partie de l’interview de Franklin Lamb sur Russia Today le 27 juin 2012 (voir le 28 juin 2012). Il s’agit de la dernière question posée à Lamb, qui quitte le domaine d’al Qaïda pour celui de l’élection de Morsi.

RT: «Islamists have come to power in Egypt. The country was one of those named by Britain's security service chief as at risk from turning into Al-Qaeda training grounds. But how much should the West be concerned with the direction Egypt is taking?»

Franklin Lamb: «Frankly, no, not particularly. I think what we see in Egypt is, believe it or not, a government that represents the majority of the population. I think, for the first time in Egypt’s history it was a democratic election. I respect the word of people. I’ve spent quite a bit of time in Egypt and there are concerns about the Brotherhood. Do they keep their word, for example? Mohamed Morsi seems to be very sophisticated – as the Brotherhood has been – at playing the political game. So I think there’s going to be some consequences that the West doesn’t like. I think we are frankly going to see the end of the Camp David agreement. I don’t think that the Israelis, who are now complaining that they can’t even rent an office for their embassy, are going to have much luck in the future – not just because of the Brotherhood, but because those values are greater, and deeper, and broader than the Brotherhood. They represent the Egyptian people. Camp David was [Egypt’s President] El-Sadat. It was a private contract between the Americans and the Mubarak family and their associates, and the Israelis. That doesn’t reflect the view of one Muslim or one Arab that I know, or anybody of good will who wants peace in the Middle East.

»So I think we are seeing a fundamental change, but I wouldn’t put it on Al-Qaeda. I think the Arabs are awakening. They are standing up. Islam is rising, and we see that here in the Middle East, we see that in Lebanon. The Americans are diminishing, the Iranians are increasing. You see that all over in every aspect – from who is buying the real estate, who is organizing the next campaign, who is doing the training, who is supplying the arms. It’s a new era. It’s the era of resistance that we are entering, and things are going to be different.»

• Le second article, également de Russia Today (le 25 juin 2012), reprend des parties d’une interview que Morsi aurait donné à l’agence FARS (iranienne), puis qu’il a fait désavouer ou démentir par son porte-parole. Le fait lui-même de ce désaveu est intéressant, autant que le contenu de l’interview qui représente une affirmation radicale des tendances naturelles qu’on distingue dans l’élection de Morsi, d’une politique d’affirmation, prenant ses distances d’une façon tranchée de la main-mise du bloc BAO sur la région. (Avec, pour les Iraniens, ce point particulier évidemment intéressant du renforcement des relations de l’Égypte avec l’Iran.) L’épisode de l’interview suivi du démenti montre la sensibilité de la situation actuelle, la position délicate de Morsi, notamment par rapport aux USA (et dans ses rapports avec le SCAF des généraux et maréchaux égyptiens…).

«Newly-elected Egyptian President Mohammed Morsi will rekindle dormant ties between Egypt and Iran and re-consider his country’s peace accord with Israel, according to a controversial interview with an Iranian news agency.

»Tehran’s Fars news agency distributed a set of quotes from an interview taken hours before Morsi was proclaimed victor in the presidential poll after a prolonged vote count. The views expressed by Morsi contradict his official stance that he will adhere to Egypt’s international obligations. Instead, he reportedly promises to radically adjust the country’s international role. A day after the interview was published, Morsi’s spokesman denied that it ever took place.»

• On ne peut dire que Russia Today rejette le contenu de l’interview, malgré le démenti… C’est, nous semble-t-il, également le cas de M K Bhadrakumar, dans un très long article en deux parties, que Strategic-Culture.org publie, les 28 juin 2012 et 29 juin 2012. En effet, il nous semble bien que M K Bhadrakumar cite cette interview dans son texte (sans précision qui permette de l’identifier précisément), et qu’il la tienne pour acquise. Que M K Bhadrakumar ait été informé du démenti ou non ne nous semble guère importer, tout comme le démenti lui-même, tant les choses qui y sont dites vont d’elles-mêmes, – effectivement radicales par rapport à la pensée-Système mais complètement en cohérence avec la situation comme on la perçoit… Si bien qu’on en vient à se dire que l’interview et le démenti constituent après tout une façon de dire ces choses en évitant tactiquement qu’elles soient dites officiellement.

L’article de M K Bhadrakumar représente une analyse très longue et fouillée de la situation créée par l’élection de Morsi, et non de la seule élection. Le titre en donne la quintessence : “Les Frères d’Égypte et le nouveau Moyen-Orient”, établissant un rapport direct de cause à effet entre l’élection du président-Frère et l’émergence d’un “nouveau Moyen-Orient”. Nous en donnons trois extraits qui, à notre sens, rendent bien compte de l’esprit de l’analyse de M K Bhadrakumar, en insistant sur les facteurs culturel et politique, en élargissant l’événement de l’élection de Morsi à tout le Moyen-Orient et le monde arabe, en en déduisant les évolutions très probables en matière de politique extérieure.

Ces évolutions doivent évidemment être vues comme naturelles et justifient toutes les craintes du Système, que ce soit en Israël dites d’une façon ouverte, que ce soit aux USA évoquées d’une façon beaucoup moins cohérente et avec des affirmations contraires construites sur des théories courantes de l’esprit américaniste, tout cela marquant l’absence complète de cohérence et d’unité de la politique US. (Du côté européen, qui est l’autre pilier du bloc BAO, aucune analyse, aucune politique, même sans cohérence ni unité. Curieusement, “ils”, notamment Merkel-Hollande, travaillent à développer une “Europe politique” ; les réalités, à mesure que l’activité “politique” de l’Europe se développe, montrent en même temps l’absence totale et de plus en plus conformée de contenu politique de la “politique européenne”. A ce compte, l’embryon “Europe politique” est gestionnaire, extrêmement provincial et terriblement bavard, et cette politique n’aura absolument plus rien de politique lorsqu’elle sera instituée ; comme si l’Europe institutionnelle et supranationale n’était capable d’exister que sur son propre néant, – remarquable façon d'être en n'étant surtout pas.)

Voici les trois extraits du texte de M K Bhadrakumar…

«The underlying question here – as also in Egypt’s relationship with the US and the West in general – is how far or whether Egypt will accept a “subcultural status”, to cite an expression from an editorial comment in the Chinese communist party newspaper The Global Times. The daily analyzed that the revolution in Egypt has brought out and amplified “fundamental cultural and political factors” and it is a moot point whether Morsi “becomes more secular.”

»Indeed, what will perennially worry Israel is that Morsi mirrors the MB’s strategy of couching a hardline doctrine with short-term pragmatism. The Brotherhood is over 85 years old and it is a pan-Arabic movement that consistently espoused the creation of a Muslim state encompassing the entire Middle East – and, it has never given up that goal despite its pragmatic willingness today, perhaps, to accept the existence of Israel. Of course, Egypt as a country would have a lot to lose if it cancelled the peace treaty with Israel, including billions of dollars of western investment, and last but not the least, Egyptian military is still the ultimate power in Egypt and jettisoning it from that position will take much time and effort on the part of the MB. All the same, as the Chinese daily pointed out, something has fundamentally changed in a broader, regional, civilizational context. The Global Times adds, “The process of democratization is releasing the cultural and political character of the Arab world. When Arabs have the choice, it seems the first thing they do is to find their identity. Earlier, Palestine churned out the Hamas regime. The Egyptian elections will no doubt encourage the Brotherhood in other countries, impacting US allies such as Saudi Arabia and Jordan.”

»The above observation made earlier in the week in the flush of Morsi’s victory was so prescient that hardly a day later, Jordan’s Muslim Brotherhood drew inspiration from the happenings in Cairo and threatened to boycott the forthcoming local elections if Amman didn’t deliver on the promised democratic reforms. The MB spokesman said on Tuesday that King Abdullah of Jordan should fulfill his pledge that cabinet ministers will be elected by the parliament and will no longer be his appointees. “We also want greater powers given to the Parliament,” the MB spokesman told Associated Press news agency. He said: “All the moves we have seen so far [in Jordan] are cosmetic. We want to see actual moves and serious intentions for real reforms, or we will suspend our participation in the municipal elections.»” […]

»To be sure, Morsi’s election will resonate throughout the Middle East region and it has the potential to redraw the relationship between Egypt and the rest of the Arab world – Saudi Arabia and Qatar in particular. The last two countries have surged to the forefront in regional politics sidelining Egypt in the recent years but Egypt is bound to reclaim its leadership position. Morsi told the Iranian media in an exclusive interview just hours before his election victory was formally announced: “[My plan] is to establish relations with all countries of the region to revive Egypt’s identity in the region through economic cooperation among the Arab countries and making certain reforms in the Arab league to activate its role on the international arena – and, besides that, supporting the Palestinian nation in its legitimate campaign for realizing its rights.”

»Significantly, Morsi also underscored his enthusiasm for expanding Egypt’s ties with Iran and said the relations between the two countries will “create a strategic balance in the region. It is part of my agenda.” [ …]

»The Saudis were very nervous about the MB coming into power in Egypt because they have their own struggle with the Brotherhood in their own backyard. There is also a whole backlog of violent history between the Saudi establishment and the Brothers (whom the late Crown Prince Nayef violently confronted), which the two sides need to come to terms with. The seething mutual suspicions and antipathies erupted recently when Saudi Arabia threatened to expel all Egyptian expatriates and the Saudi embassy in Cairo came under attack, which forced Riyadh to recall its ambassador. (Interestingly, Morsi felt called upon to publicly disavow the media reports that his first visit as president could be to Saudi Arabia.)

»Having said that, Morsi’s election victory has been possible, partly at least, only due to the Salafist blocs that voted for him. Given the nature of the “split” verdict, Morsi has hastened to pledge that his endeavor will be to act as the president of “all Egyptians”. Coupled with that, his priority for the immediate future will be on domestic issues and not on foreign policy. But even without the MB switching into a proactive regional policy, its rise in Egypt as such promises to restructure the politics of the Middle East. The US’s exclusive influence over Egypt (and the Arab world) is not going to be possible to re-establish. Other players are poised to enter the arena – especially China, which is well-placed to commit resources and is not haunted by past history of entanglement with the Mubarak era. The historic significance of the Muslim Brothers’ rise in Egypt lies in that henceforth no single outside power can completely take the region under its wings and turn it into a “sub-cultural area”.»

Le “réveil du monde arabe”, entre paille et poutre

On comprendra que, dans sa “double dimension”, l’événement de l’élection de Morsi ne nous intéresse que dans la seconde chronologiquement, qui est la première en importance. Hors des effets de cette élection sur la situation intérieure égyptienne, il est question d’un événement qui bouleverse le monde arabe et qui mérite par conséquent le qualificatif d’“historique” et l’expression de “historiquement symbolique”, – au-delà de la situation égyptienne, au-delà de la personnalité de Morsi.

M K Bhadrakumar a très bien vu cela et, dans son texte, l’élection de Morsi apparaît finalement comme un événement arabe (bien plus que musulman, et pas seulement égyptien naturellement), c’est-à-dire un événement qui appartient en propre au monde arabe, et qui, naturellement, en marque le “réveil”… Il s’agit d’une étape fondamentale du “printemps arabe”, qui n’a rien à voir avec la “démocratisation” et tout avec ce qu’on nomme “le réveil du monde arabe”. La “démocratisation” est d’ailleurs complètement chaotique et caricaturale (en Egypte comme ailleurs) et cela n’a aucune importance. Elle sert d’outil de fortune, rien d’autre. Elle est ainsi ramenée à sa véritable fonction puisque, dans la pratique du Système et du bloc BAO, le concept de “démocratie” est définitivement vidé de toute sa substance idéaliste et idéologique ; c’est un destin bienheureux, puisque cette substance est extrêmement contestable et faussaire, et n’a jamais produit l’essence qui la légitimerait ; elle est réduite à l’état de branche morte dans ce domaine idéaliste et idéologique, rejoignant sa nature même.

L’intérêt de ces divers commentaires sur l’élection de Morsi, et de la situation naturelle qu’ils décrivent, est de reconnaître la dimension culturelle et politique de l’événement, en écartant une interprétation religieuse. Il est vrai que l’élection du président-Frère est, par elle-même et quoiqu’en veuillent les acteurs divers, une attaque contre la “sous-culture” où est cantonné le monde musulman depuis 1945 et depuis la “décolonisation” ; une attaque contre cette situation d’annexe du bloc BAO et du Système qui fut parfaitement instrumentée et réglementée à partir des années 1980, lorsque le Système utilisa la révolution iranienne comme repoussoir, avec la guerre Iran-Irak pour sanctionner cette orientation ; lorsque le Système installa des dictatures ou des succédanés absolument soumis à lui-même, – comme autant d’impasses policières et libérales, ces deux qualificatifs qui vont finalement très bien ensemble, – l’un pour la gestion du désordre, l’autre pour la gestion de l’exploitation.

Quoiqu’il en veuille et quoi qu’il fasse, Morsi apparaît comme l’antithèse de cette situation. Son élection est nécessairement une affirmation identitaire qui ne peut s’exprimer que dans les domaines actifs de la grande politique, car c’est dans ce domaine aujourd’hui que se livre la bataille de l’identité. L’énergie qu’il mettra à faire apparaître par souci tactique les FM comme un mouvement débarrassé de ses chaînes religieuses (on dit “moderniste”, pour faire chic) s’investira naturellement dans les domaines culturel et politique, dans une affirmation souveraine avec la politique extérieure qui va dans le sens de l’antagonisme avec le Système. Tout cela n’est pas vraiment original ni nouveau, qui pouvait être distingué dès l’origine du “printemps” ; le symbole de l’élection lui donne son onction historique. Le reste suivra, y compris, en Égypte même, grâce paradoxalement à la précarité du rapport numérique électoral des deux factions (FM et SCAF, dans la mesure où le candidat battu était perçu comme plus poche du SCAF) conduisant éventuellement à des épisodes de tension où chacun cherchera l’appui de la rue, et le trouvera en affirmant cette même politique identitaire et souveraine qui deviendra commune aux deux...

Par conséquent, tout ce que craignent du point de vue politique Israël, et les USA lorsqu’ils y pensent hors de leurs illusions sur leur maîtrise des évènements, se profile à l’horizon rapprochée. Le signe le plus évident de cet effacement du facteur religieux au profit du facteur politique identitaire se trouve dans l’enthousiasme des Iraniens pour Morsi, alors que les tensions internes des différentes branches de la religion musulmane devraient les séparer. Finalement, les seuls à encore faire de la religion le facteur central de leur “politique”, ce sont les monarchies pétrolières, complètement dépassées et effectivement promises à des bouleversements considérables. La situation se simplifie, qui nous offre la transformation du monde musulman en un vaste système antiSystème, et en offrant en même temps au Système un chaudron bouillonnant où le même Système pourra à loisir déployer toutes ses contradictions, son absence de sens et, finalement, son extraordinaire zèle autodestructeur.

...A cet égard, on ne peut que mesurer avec la même stupéfaction que suscite aujourd'hui la conduite des affaires du monde l’extraordinaire démesure d’intérêt et d’attention, de la part du Système, entre la crise syrienne et la situation égyptienne. La crise/la guerre civile syriennes constitue un excellent exemple du bourbier occupant les forces du Système tandis que se développent, comme hors d’atteinte (qui songerait à écarter ce qui paraît une résolution au moins temporaire de la crise égyptienne ?) les ingrédients de la mise en place du système antiSystème. Mais cette “diversion” s’explique par elle-même… La façon dont toute l’attention du bloc BAO est concentrée sur la crise syrienne tandis qu’on s’intéresse à peine à la situation en Égypte est révélatrice de la vérité de la situation. La crise syrienne est bien la crise du “printemps arabe” telle que nos obsessions nous conduisent à nous représenter cet évènement : c’est donc notre propre crise bien plus que la crise syrienne en tant que crise au Moyen-Orient. Pendant ce temps, nous ratons l’importance fondamentale de la situation égyptienne, qui est expédiée par nos diplomaties et nos salons comme une affaire de seconde zone, – ou bien, disons, pour faire plus leste, “une affaire qui roule”. Ainsi participons-nous effectivement à la manufacture de ce splendide exemple de système antiSystème.

Comme l’on dit lorsqu’il s’agit d’attaquer l’Iran ou la Syrie, la question n’est pas “si” mais “quand” : quand cet événement égyptien étendu à toute la région produira-t-il tous ses effets, sur quel terme, – ce terme “dont il reste à déterminer s’il sera court, moyen ou long” ? Notre appréciation va naturellement pour le court terme parce que l’accélération de l’histoire est aujourd’hui un fait fondamental. L’“incubation psychologique” de la signification historique de l’élection d’un président-Frère en Égypte va être rapide et, surtout, comme c’est la norme, silencieuse et dissimulée, et donc encore plus explosive lorsqu’elle se manifestera. Ainsi se préparent, pour très vite, des évènements de déstabilisation et de déstructuration du Système, – cela, avec la bénédiction du Système soutenant le président-Frère considéré comme un FM convenable, – et cela poursuivant, indirectement, la logique d’autodestruction dudit Système. Ces évènements auront un effet d’autant plus vif que les prévisionnistes et les planificateurs du Système, toujours occupés de la Syrie, ne les auront pas vus venir et que les psychologies y seront secrètement préparées, sinon en attente de tels événement… Très vite, à notre sens, cela signifie une question de mois.