Le front de Wall Street

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Depuis samedi dernier, Wall Street est “occupé”, Wall Street est devenu un “front”. Il s’agissait du samedi 17 septembre, le “jour de rage” dont nous avions parlé le 15 septembre 2011. Les nouvelles sont diverses, de même que les conditions de l’occupation initiale avaient été assez désordonnées. Il avait d’abord été question de quelques centaines de manifestants, puis de plusieurs milliers. Le site “Occuper Wall Street”, qui est celui de l’organisation conduisant “les opérations”, a décrit les conditions initiales («On September 17th, 2011, approximately 2,000 of us marched on the Financial District. At twelve noon, a detachment of us marched on the head of Wall Street and formed a spontaneous blockade, prompting the New York Police Department to threaten arrest…»)

Un troisième communiqué du mouvement a été mis en ligne hier, par le même site. (Le “Nous sommes les 99%” est une référence à un des slogans du mouvement, et à la fameuse statistique concernant les 1% de citoyens US disposant de l’essentiel de la fortune nationale, dans une situation d’inégalité socio-économique sans précédent depuis 1928, – situation dont Wall Street est un des principaux instruments.)

«We're still here. We intend to stay until we see movements toward real change in our country and the world. This is the third communiqué from the 99 percent.

»Today, we occupied Wall Street from the heart of the Financial District. Starting at 8:00 AM, we began a march through the Wall Street area, rolling through the blocks around the New York Stock Exchange. At 9:30 AM, we rang our own “morning bell” to start a “people's exchange,” which we brought back to Liberty Plaza. Two more marches occurred during the day around the Wall Street district, each drawing more supporters to us.»

Le 20 septembre 2011, RAW Story a répercuté l’intervention de Michael Moore, le cinéaste activiste de gauche, interviewé lors de l’émission de Rachel Maddow, sur MSNBC. Moore se plaint de la très faible couverture médiatique du mouvement.

«Can you imagine if a thousand tea partiers had been arrested in front of the White House? It would be the top of every news story. People are down on Wall Street right now holding a sit in and a camp in down there, virtually no news about this protest. This goes on with liberals and the left all the time, and it gets ignored. Fortunately, there are shows like yours and others who aren’t ignoring it, but it doesn’t mean that it isn’t happening and it will continue to happen.»

Sans doute Michael Moore a-t-il raison, et effectivement la couverture des “événements” de Wall Street est-elle faible. D’autre part, du point de vue journalistique et des “événements”, s’agit-il d’un véritable événement justifiant une couverture journalistique ? Le mouvement espérait 20.000 participants le 17 septembre, il n’en a eu que 2.000 selon sa propre comptabilité (d’autres comptabilités ont donné 5.000 personnes). La tactique de la police de New York, très présente à Wall Street pour entraver l’“occupation”, a été de fractionner les manifestants pour réduire leur capacité d’occupation, tout en opérant des interpellations de circonstance, ou même des arrestations destinées à désorganiser le mouvement. Le résultat a été effectivement de réduire initialement le nombre des manifestants. Actuellement, la situation est difficile à apprécier en termes quantitatifs et, disons, événementiels ; il semble que les organisateurs du mouvement devraient chercher à le faire durer en le renforçant de nouveaux participants.

La question principale est très différente de toutes celles qui peuvent surgir à la lecture de ces quelques lignes reflétant l’incertitude de “la situation”. La question principale concerne la nature même des “événements” et la façon dont il faut les interpréter. Les conditions très différentes qu’ont installé à la fois les processus de communication et le poids psychologique considérable de la crise générale et des crises sectorielles diverses qui la composent forment un élément fondamental de la perception des “événements”, et conduisent à les considérer symboliquement, c’est-à-dire comme un seul événement (symbolique) qui a sa signification propre hors de toutes les références quantitatives qui conduiraient nécessairement à apprécier “occuper Wall Street” comme dérisoire, et à sa disqualification. Aujourd’hui, la situation générale des psychologies est caractérisée par une crainte permanente devant les conditions financières et économiques générées par le Système, les échecs de la “reprise” annoncée depuis deux ans, le constat non seulement de l’impuissance des diverses directions (dont les directions politiques) mais du caractère évident d’incontrôlabilité des événements. Observée d’une façon plus synthétique, la situation est celle d’une incertitude psychologique grandissante qui se développe entre les soi disant “élites” au service du Système, et le Système lui-même ; la confusion de ces “élites” grandit devant le constat que le Système s’autonomise de plus en plus et ne parvient plus à générer les conditions d’un redressement stable. (Cette situation est logique puisque nous observons que le Système est passé de sa phase de surpuissance à celle de l’autodestruction.) Le résultat de cette dichotomie remarquable est de donner, aux yeux mêmes des défenseurs du Système et sans qu’ils le réalisent effectivement, une légitimité grandissante aux positions contestataires et protestataires.

De ce point de vue, le mouvement “occuper Wall Street”, même s’il est quantitativement négligeable, même s’il est largement ignoré par mes médias-Système comme s’en plaint Michael Moore, a acquis une certaine légitimité symbolique. Le reproche de Moore est discutable du point de vue technique journalistique, – l’équivalent de l’aspect quantitatif, pour cette activité, – parce que les événements du mouvement “occuper Wall Street” sont de peu d’importance quantitative, – si l’on s’en tient aux seuls faits. Au contraire, ils ont ce poids symbolique dont nous parlons, cette légitimité, qui font qu’ils correspondent au climat général, qu’ils en sont effectivement une sorte d’interprétation symbolisée. Ils font partie de cette myriades d’événements qui se succèdent, qui constituent les symboles du mécontentement général, particulièrement dans le cas des conditions particulières des USA, où les mouvements sociaux en tant que tels sont en général extrêmement réticents, ou très largement contenus dans des bornes de surveillance du Système. Nous dirions que le succès d’“occuper Wall Street” est d’avoir eu lieu, de se poursuivre malgré des conditions quantitatives très faibles, de ne pas sombrer dans le ridicule au regard des moyens de communication du Système qui ne réagissent d’habitude qu’aux stimuli quantitatifs. Au contraire, l’activité de la police, qui continue à tenter de “nettoyer” Wall Street, contribue à renforcer la crédibilité et la légitimité du mouvement.

On ne peut raisonner en termes de “défaite” et de “victoire”. Il y a simplement ce fait qu’“occuper Wall Street” fait partie d’une chaine d’initiatives symboliques qui ont leur raison d’être (leur légitimité, toujours) à cause de leur correspondance avec la crise. Wall Street n’est certainement pas le parc Tahrir du Caire, en aucune façon pour les événements et les conséquences, mais la correspondance est indiscutable dans l’esprit et dans le caractère symbolique. Le véritable événement à cet égard est que le caractère symbolique soit si présent dans la perception que nous avons du mouvement “occuper Wall Street” et, par conséquent, la légitimité de la chose, tout cela en correspondance avec la situation de la crise générale (pas seulement la crise financière et Wall Street, mais bien sûr la crise GCCC, ou GC3).


Mis en ligne le 21 septembre 2011 à 06H55