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3637Le rendez-vous annuel du Aspen Institute, au Aspen Security Forum, à Aspen, dans le Colorado, est connu comme le super-Davos de la communauté de sécurité nationale US, avec comme animation diverses tentacules lancées vers les “amis fidèles” hors-USA, avec comme vitrines des initiatives qui suivent la mode des consciences du XXIème siècle et de son environnement. (Le surnom de “Davos de la défense” donné à la conférence de l’ex-Wehrkunde, à Munich, chaque février, concerne un rendez-vous plus bigarré et plus incertain qu’à Aspen ; à Munich, l’on rencontre même des Russes et des Chinois, c’est dire !)
A partir des échos du dernier Forum, et notamment par le biais de deux articles du Financial Times (FT), Alastair Crooke observe combien l’état d’esprit des élites américanistes s’est totalement converti à un bellicisme absolument sans frein. C’est, si l’on veut bien accepter notre interprétation et notre langage, l’intégration de “D.C.-la-folle” dans la “pensée stratégique” américaniste. Tout y est, en effet, puisque Crooke note fort justement que ce bellicisme est organisée en factions qui, par ailleurs, se haïssent et s’affrontent sur le champ de la bataille de “D.C.-la-folle” : «... [I]l semblerait que les élites américaines soit divisées entre elles, en enclaves balkanisées qui non seulement ne communiquent pas entre elles, mais en plus ne veulent pas communiquer entre elles. En fait, il y a là un autre conflit, entre des rivaux mortels. »
Nous, dans ces colonnes de dedefensa.org, sommes habitués aux crises de fureur de “D.C.-la-folle” et à cette espèce de pathologie de la psychologie des élites US, quelque chose qu’on pourrait désigner comme une sorte de “belligérancisme”, en le définissant comme une sorte très particulière de suprémacisme de l’agressivité guerrière. Il semble pourtant que cela n’avait pas encore été acté par les commentateurs les plus huppés du Système, du FT notamment, et que cela le soit désormais (ici, Edward Luce) : « La rapidité avec laquelle les dirigeants politiques américains de tous bords se trouvent unis derrière l'idée d'une ‘nouvelle guerre froide’ laisse sans voix. Il y a dix-huit mois, l'expression était écartée comme étant de la propagande alarmiste marginale. Aujourd'hui, c'est le consensus. »
Ainsi donc la folie guerrière (“belligérancisme”) entre officiellement dans les concepts stratégiques de la civilisation américaniste-occidentaliste, bien rangée à côté des déchirements intérieurs, et même argument essentiel de ces déchirements intérieurs. Cela peut-il (re)faire l’unité des élites ou bien donner un argument supplémentaire de déchirement intérieur ? Question posée... De même pour l’attitude de Trump face à ce déchaînement : « Cela suppose qu’il faut que le Président soir en quelque sorte immunisé contre les pressions d’un grand “changement d'humeur” parmi ses propres lieutenants (même si ce consensus n'est rien de plus qu'une fable que la belligérance réussit à faire accepter). Mais peut-on supposer sans risque de se tromper que Trump est à l'abri de la contagion de l’humeur générale des diverses élites ? »
(Nous serions plutôt d’avis, ou confirmons que nous sommes plutôt d’avis que le simplisme de Trump, son absence d’intellectualisme, son intérêt pour le seul “intérêt” sonnant et trébuchant, et peut-être un certain agacement pour les experts et les penseurs washingtoniens le rendent finalement moins vulnérable aux pressions et “sautes d’humeur” de ses lieutenants ; comme on s’en doute, il est tentant d’observer que les “sautes d’humeur” pourraient également, voire plutôt s’exercer dans l’autre sens, de Trump vers les autres, ce qui ajoute un élément d’incertitude d’importance.)
Voici le texte d’Alastair Crooke, directeur de Conflicts Forum, en date du 26 juillet 2019.
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Il se passe quelque chose. Lorsque deux chroniqueurs du Financial Times, – piliers de l'establishment occidental, – jettent un cri d’alarme, nous devons prendre note. Martin Wolf a été le premier à se manifester, avec un article à la une : The looming 100-year, US-China Conflict. Il a précisé qu'il ne s'agissait pas d'une “simple” guerre commerciale, mais d'une guerre réelle, au plus haut niveau de l’affrontement. Ensuite, son collègue du FT Edward Luce, a souligné que « l'argument de Wolf est plus travaillé que le titre ne le laisse croire. Ayant passé une partie de cette semaine parmi les principaux décideurs et penseurs lors du Forum annuel sur la sécurité à Aspen au Colorado, écrit Luce, je suis enclin à penser que Martin n'exagère pas. La rapidité avec laquelle les dirigeants politiques américains de tous bords se trouvent unis derrière l'idée d'une ‘nouvelle guerre froide’ laisse sans voix. Il y a dix-huit mois, l'expression était écartée comme étant de la propagande alarmiste marginale. Aujourd'hui, c'est le consensus. »
Un changement significatif est en cours dans les cercles politiques dirigeants américains, semble-t-il. L’appréciation générale de Luce est qu’« il est très difficile de voir qui, ou ce qui pourrait empêcher ce grand affrontement de puissance de dominer le XXIe siècle ». Il est clair qu'il existe aujourd'hui un consensus bipartisan clair aux États-Unis contre la Chine. Luce a sûrement raison. Mais ce n'est pas tout, loin s'en faut. Une psychologie collective de bellicisme semble prendre forme et, comme l'a fait remarquer un commentateur, elle est devenue non seulement une rivalité entre les grandes puissances, mais aussi une rivalité entre les centres politiques de Washington D.C. pour montrer “qui a le plus de couilles”.
Pour que nul n’en doute à Aspen, après que d'autres aient affirmé leur virilité à propos de la Chine et de l’Iran, l’envoyé américain pour la Syrie (et conseiller adjoint pour la sécurité nationale des États-Unis), James Jeffrey, n'a pas tardé à démontrer la sienne : la politique américaine s'est résumée à un élément primordial : “cogner sur la Russie”. La politique du “Hammering Russia” (il a insisté à plusieurs reprises) se poursuivra jusqu'à ce que le président Poutine comprenne qu’il n’y a pas de solution militaire en Syrie (il a dit cela avec une emphase verbale remarquée). La Russie présume à tort qu'Assad a “gagné” la guerre : « Il n’en est rien » a dit Jeffrey. Et les États-Unis se sont engagés à démontrer avec force cette “vérité” fondamentale.
Par conséquent, les États-Unis prévoient d’“augmenter la pression” ; de faire payer toujours plus cher à la Russie leur position sur la Syrie, jusqu'à ce qu'une transition politique soit en place, avec une nouvelle Syrie émergeant comme une “nation normale”. Les États-Unis le feront payer toujours plus cher à la Russie dans tous les domaines : par la pression militaire, – en bloquant tout progrès militaire à Idlib ; par les Israéliens, opérant librement dans l'espace aérien syrien ; par les “partenaires des Américains” (c'est-à-dire les Kurdes) qui consolident leurs positions en Syrie du Nord-Est ; par les coûts économiques (« notre succès » dans la cessation de l'aide à la reconstruction en Syrie) ; par les sanctions américaines contre la Syrie, intégrées à celles contre l'Iran, – « ces sanctions sont un succès » ; enfin, par la pression diplomatique, c'est-à-dire “cogner sur la Russie” à l’ONU.
Eh bien, le changement de cap américain sur la Syrie laisse effectivement sans voix. Rappelez-vous qu'il y a peu de temps, on parlait de partenariat, de la collaboration des États-Unis avec la Russie pour trouver une solution en Syrie. Aujourd'hui, le discours de l'envoyé des États-Unis est celui de la guerre froide avec la Russie, et cela l’était également pour ses collègues à Aspen, – dans leur cas, pour ce qui concerne la Chine. Un tel “machisme” est également mis en évidence par le président américain : « Je pourrais, si je le voulais, mettre fin à la guerre des États-Unis en Afghanistan en une semaine » (mais cela avec une dizaine de millions de mort afghans) s'exclame Trump. Sur le même ton, Trump suggère désormais que, pour l’Iran, il est à l’aise : guerre ou pas, l’une ou l’autre voie lui convient.
Toute cette vantardise bombastique rappelle la fin de l'année 2003, lorsque la guerre en Irak entrait dans sa phase d'insurrection. On disait alors que “les p’tits gars vont à Bagdad, mais les vrais mecs ont choisi d'aller à Téhéran”. Le mot était très à la mode dans les salons de Washington à l'époque. Ce genre de discours a donné lieu, si je me souviens bien, à quelque chose qui se rapprochait d'une exaltation hystérique. Les officiels semblaient marcher “hors-sol”, à 15 cm du sol à peu près, en décomptant tous les dominos que la machine de guerre US allait faire tomber.
Le fait est que l’alliance tacite de la Russie, – désormais qualifiée d’“ennemi” majeur de l'Amérique par les responsables américains de la défense, –avec la Chine est inévitablement perçu à Washington comme un partenariat stratégique russo-chinois renforcé, prêt à défier les États-Unis et leurs alliés.
Ce mardi, un avion russe, volant dans le cadre d'une patrouille aérienne conjointe avec un homologue chinois, a délibérément pénétré dans l'espace aérien sud-coréen. Et, un peu plus tôt, deux bombardiers russes Tu-95 et deux avions de combat chinois H-6, – tous deux dotés d'une capacité nucléaire, – auraient pénétré dans la zone d'identification de la défense aérienne de la Corée du Sud.
« C'est la première fois que j'apprends que des avions militaires chinois et russes ont traversé conjointement la zone d'identification de défense aérienne d'un grand allié américain, en l'occurrence deux alliés américains. De toute évidence, il s'agit bien plus de la symbolique d’un signal géopolitique majeur que de la collecte de renseignements », a déclaré Michael Carpenter, ancien spécialiste de la Russie au ministère américain de la Défense. C’était un message aux États-Unis, au Japon et à la Corée du Sud : “Si vous renforcez l'alliance militaire américano-japonaise, la Russie et la Chine n'ont d'autre choix que de réagir militairement”.
Ainsi, lorsque nous regardons autour de nous, il semble que le furieux bellicisme américain se consolide d'une manière ou d'une autre en tant que consensus des élites (avec seulement quelques individus qui ont courageusement repoussé la tendance). Alors, que se passe-t-il ?
Les deux correspondants du FT ont effectivement signalé, – dans leurs articles séparés, – que les États-Unis entraient dans une phase de transmutation capitale et dangereuse. En outre, il semblerait que les élites américaines soit divisées entre elles, en enclaves balkanisées qui non seulement ne communiquent pas entre elles, mais en plus ne veulent pas communiquer entre elles. En fait, il y a là un autre conflit, entre des rivaux mortels.
L'une de ces factions élitiste insiste sur le renouvellement de la guerre froide pour soutenir et renouveler ce complexe militaire et de sécurité surdimensionné, qui représente plus de la moitié du PIB de l'Amérique. Une autre exige que l'hégémonie mondiale du dollar américain soit préservée. Une autre faction de l'État profond est dégoûtée par la contagion de la décadence sexuelle et de la corruption qui a fait son chemin dans la gouvernance américaine, et elle espère vraiment que Trump “drainera le marigot”. Une autre encore, qui voit dans l'amoralité désormais explicite de DC un risque de perte de la position et du leadership mondiaux de l'Amérique, veut un retour aux mœurs américaines traditionnelles - un “réarmement moral”, pour ainsi dire. (Et puis il y a les “Déplorables”, qui veulent simplement que l'Amérique s'occupe de sa propre rénovation interne.)
Mais toutes ces factions divisées de l'État profond s’entendent pour penser que la politique de bellicisme forcené peut marcher.
Cependant, plus ces factions des élites américaines, fracturées et rivales, avec leurs modes de vie riches et confortables, se cloîtrent dans leurs enclaves, certaines avec leurs opinions distinctes sur la manière dont l'Amérique peut conserver sa suprématie mondiale, moins il est probable qu'elles comprendront l'impact très réel de leur belligérance collective sur le monde extérieur. Comme toute les élites choyées, elles ont un sens exagéré de leurs droits, – et de leur impunité.
Cependant, malgré toutes leurs rivalités internes ces factions semblent unies autour d'une singularité de discours et de pensée qui permet aux classes dominantes d’ignorer la réalité d'une Amérique soumise à un stress et une tension sévère, – avec la fable d’une hégémonie qui peut encore choisir quels gouvernements et quels peuples non conformes on doit intimider et rayer de la carte du monde. A elle seule, cette rhétorique suffit à elle seule à paralyser l'atmosphère dans les pays non occidentaux.
Une autre implication de l'incohérence au sein des élites est applicable à Trump. Il est largement admis que parce qu'il dit qu'il ne veut plus de guerres, – et parce qu'il est président des États-Unis, – les guerres n'auront pas lieu. Ce n'est pas ainsi que le monde fonctionne.
Le chef d'une nation n'est jamais souverain. Il ou elle est assis au sommet d'une pyramide de principautés querelleuses (en l'occurrence les principautés de l'État profond), qui ont leurs propres intérêts et leur propre programme. Trump n'est pas à l'abri de leurs machinations. Un exemple évident en est la manœuvre réussie de Bolton pour persuader les Britanniques de saisir le pétrolier Grace I au large de Gibraltar. D'un seul coup, Bolton a accéléré l’escalade vers le conflit avec l'Iran (“augmenté la pression” sur l'Iran, comme dirait Bolton) ; il a mis le Royaume-Uni au premier rang de la " guerre " américaine avec l'Iran ; il a divisé les signataires du JCPOA, et embarrassé l'UE. C'est un “opérateur” habile, cela ne fait aucun doute.
Et c'est là le point essentiel : ces princes peuvent initier des actions (y compris des falseflags) qui conduisent les événements vers ce qu’ils veulent voir survenir, et qui peuvent acculer un Président. Cela suppose qu’il faut que le Président soir en quelque sorte immunisé contre les pressions d’un grand “changement d'humeur” parmi ses propres lieutenants (même si ce consensus n'est rien de plus qu'une fable que la belligérance réussit à faire accepter). Mais peut-on supposer sans risque de se tromper que Trump est à l'abri de la contagion de l’humeur générale des diverses élites ? Ses récents propos désinvoltes au sujet de l'Afghanistan et de l'Iran ne laissent-ils pas entendre qu'il pourrait pencher en faveur d’une nouvelle poussée de bellicisme ? Martin Wolf a conclu son article sur le FT en suggérant que le changement aux États-Unis implique que nous pourrions assister à un siècle de conflit. Mais dans le cas de l’Iran, toute erreur de mouvement pourrait déboucher sur quelque chose de plus immédiat, – et de plus incontrôlable.