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173219 octobre 2009 — Il y a une intéressante interview du vieil Henry Kissinger au Figaro, le 17 octobre 2009. Kissinger revient d’une visite en Chine où il a été s’informer de la réalité de la situation dans le pays et du sentiment des dirigeants chinois.
Kissinger est un renard vieilli mais toujours rusé. Il sent plus vite que l’éclair d’où vient le vent et sait donc s’adapter très rapidement aux changements de la politique, notamment dans ses conséquences politiciennes, à Washington. Ses réponses montrent qu’effectivement le climat politique a changé à Washington. De ce point de vue, son interview nous apporte déjà une indication intéressante.
Kissinger montre une attitude notablement plus modérée mais aussi assez distanciée du conformisme américaniste, par rapport au temps où GW Bush régnait. On ne l’aurait certainement pas entendu, en 2002 ou en 2003, alors qu’il soutenait avec alacrité l’idée d’une attaque de l’Irak si chère aux néo-conservateurs qui régnaient sur la pensée politique washingtonienne, traiter ces derniers de “trotskystes”. Henry lit-il Antiwar.com, où cette thèse fut souvent présentée, ou encore dedefensa.org, où nous parlions de cette tendance adoptée par l’U.S. Army à l’inspiration des néo-conservateurs, pour préparer le désordre à venir en Irak? (Voir par exemple notre F&C du 11 avril 2003.) Dans tous les cas, il affirme, à propos des néo-conservateurs: «Ils ont une forme de raisonnement trotskiste. Ils ne font pas de différence entre la politique intérieure et la politique extérieure. Leur très grave défaut est de prendre le monde, non tel qu'il est, mais tel qu'ils le rêvent.»
Pour notre compte, nous retenons surtout les deux premières questions, que nous nous permettons de citer, qui concernent ses commentaires sur sa visite en Chine.
Le Figaro: «Vous revenez tout juste de Pékin. Quel est l'état d'esprit des gouvernants chinois face à la crise financière internationale, née à l'été 2008 aux États-Unis?»
Henry Kissinger: «Je vais vous donner mon opinion personnelle, qui est seulement celle d'un observateur informé. Je ne parle pas au nom de l'Administration Obama, pour laquelle j'ai beaucoup de respect, mais à laquelle je n'appartiens pas. Il y a toujours des divergences politiques importantes entre les Chinois et nous, les Américains. Elles ne sont pas très graves, elles ne menacent pas la paix dans le monde, mais elles existent. Elles sont gérées par de très intenses relations diplomatiques, par l'existence de très nombreux groupes de travail entre nos deux pays.
»Les Chinois ne font pas confiance à l'Amérique pour bien mener les grandes affaires politiques de la planète. Ils trouvent que l'idéologie a une part trop grande dans la manière dont les Américains conçoivent les relations internationales. En revanche, les Chinois, avant cette crise financière, nous considéraient comme des gens sérieux et fiables dans le domaine de la finance et de l'économie. Ils faisaient confiance à notre modèle et souhaitaient même l'imiter. La violence de la crise, l'irresponsabilité montrée par les grandes institutions de Wall Street ont beaucoup surpris et choqué les Chinois. Nous les avons profondément déçus.
»Aujourd'hui, ils ont engrangé leurs pertes, mais jamais plus ils ne nous feront confiance dans le domaine financier. C'est le grand changement. Comme ce sont des gens pragmatiques, ils ont compris qu'il fallait gérer cette crise en coopération avec nous, afin d'en limiter les dégâts sur les économies réelles de nos deux pays. Ils prennent en compte le fait que la très grande majorité de leurs immenses réserves de change est libellée en dollar et que leurs exportations de biens de consommation vers l'Amérique restent vitales pour la santé de leurs industries manufacturières. Les dirigeants chinois ont géré cette crise en coopération avec leurs homologues américains au cours des douze derniers mois, et ils continueront à le faire. Mais rien ne sera plus comme avant.»
Le Figaro: «Faites-vous allusion au fait que le directeur de la banque centrale de Chine a déclaré, au début de cette année, que le dollar ne pouvait pas continuer à être la monnaie de réserve mondiale, et que le monde devait chercher à créer une autre monnaie-étalon, en s'appuyant sur le modèle des DTS (droits de tirage spéciaux) du FMI?
Henry Kissinger: «Il est clair que les Chinois ne veulent plus de la domination du dollar sur l'économie mondiale. Ils n'ont pas encore vraiment la solution, ils savent que ça ne dépend pas seulement d'eux, mais ce sont des gens patients, qui sont habitués à relever des défis de longue haleine. Comme toujours, ils ne vont agir que très graduellement.»
A ce commentaire de Kissinger fort intéressant sur la Chine, on ajoutera une référence au texte du 18 octobre 2009, de Irwin Stelzer dans le Times de Londres. C’est un commentaire qui nous apparaît très caractéristique parce qu’il confirme l’impression donnée par Kissinger, d’une évolution chinoise de plus en plus ferme et dure à l’encontre des USA. Mais Stelzer (qui est Américain et travaille à Washington) prend plutôt le point de vue américain, sinon américaniste, pour nous promettre que, malgré cette puissance des Chinois, les USA sont loin, très loin d’avoir dit leur dernier mot. (On peut voir la présentation du texte de Steltzer dans notre Bloc-Notes, ce 19 octobre 2009.)
@PAYANT Kissinger est donc, confirmons-le, un vieux renard rusé qui est aussi habile que peut l’être l’animal, et qui sent toujours précisément et justement d’où vient le vent. Il a une espèce d’art consommé pour rester prudent dans ses affirmations, pour le cas où il devrait les changer selon l’orientation des choses, et elles ne sont catégoriques que lorsque le risque est minime (“le ciel est bleu, il ne pleuvra pas dans les minutes qui viennent”, “l’Amérique est exceptionnelle”, etc.). A l’inverse de ce jugement général et un peu taquin, dans le cas des Chinois Kissinger nous parle d’une façon remarquablement catégorique: «Les Chinois ne font pas confiance à l'Amérique pour bien mener les grandes affaires politiques de la planète…» (Cela, c’était pour avant et maintenant, disons depuis toujours, ce sentiment des Chinois vis-à-vis des USA dans la façon dont les USA mènent leur politique étrangère); «Aujourd'hui, ils ont engrangé leurs pertes, mais jamais plus ils ne nous feront confiance dans le domaine financier. C'est le grand changement…» Cela, c’est, comme dit Kissinger, pour aujourd’hui, et c’est, comme il le dit encore, “le grand changement”. Notez le “jamais plus” dans ce qu’il rapporte du jugement des Chinois sur les USA, dans le domaine financier. La chose n’est pas dite à la légère par Kissinger, et elle est dite pourtant d’une façon catégorique, et elle concerne un sujet fondamental. Ce type d’affirmations catégoriques de la part de cet homme, voilà qui a une profonde signification.
La chose concerne la Chine, certes, en même temps que son interview générale, quand on la parcourt, est un catalogue indirect d’une Amérique en pleine perte de vitesse, décadence, repli, perte de puissance, etc. (A noter également son affirmation, également catégorique, sur le Japon : «Les dernières élections au Japon ont vu la défaite cuisante du Parti libéral démocrate, lequel a gouverné le pays pratiquement sans interruption depuis la guerre de Corée. C'est un changement majeur. […] La période de l'alignement systématique du Japon derrière l'Amérique me semble bel et bien révolue.»)
Les deux observations – Chine sans aucune confiance dans les USA dans tous les domaines et USA en déclin – sont singulièrement liées. Elles renforcent leurs effets respectifs pour aller dans un sens bien précis. Les deux affirmations parallèles signent, dans la bouche de Kissinger, l’arrêt de mort du G2. (Comme on connaît Kissinger, cela doit lui procurer un certain plaisir personnel, puisque c’est torpiller la grande idée d’un concurrent dans l’Olympe des grands penseurs du troisième âge à Washington, Zbigniew Brzezinski.) Il faut observer que ces observations sonnent d’autant plus juste qu’elles rejoignent le sentiment et la psychologie de Kissinger. Ces dernières années, Kissinger avait soutenu la politique Bush par cet opportunisme courant chez lui, soutien impliquant l’affirmation de la toute-puissance des USA. Mais, fondamentalement, et quels que soient ses agissements par ailleurs, Kissinger reste un pessimiste par rapport au sort des USA. Il était connu, au début des années 1970, pour se présenter lui-même comme “gestionnaire du déclin américain” face à la puissance stratégique de l’URSS, notamment au travers des accords de limitation des armements stratégiques. Il s’était trompé, non sur l’état des USA malgré la comédie qui nous fut jouée dans l’après-Guerre froide mais sur la puissance de l’URSS. Aujourd’hui, il revient à son analyse fondamentale.
Les appréciations de Kissinger confirment in fine, dans le ton autant que dans les observations accessoires, la très grande estime qu’il a pour la Chine et pour sa diplomatie, estime qu’il fonde sur l’expérience millénaire, sur la transcendance historique de cette immense nation-Empire. (Manifestement, dans ses réponses, on comprend que cette estime ne s’étend certes pas aux USA, que Kissinger ne cherche pas une seconde à défendre contre les jugements négatifs des Chinois qu’il rapporte.) On trouve dans ses diverses remarques le renforcement de notre conviction que les Chinois ne veulent pas d’un “partenariat” avec une puissance en laquelle ils n’ont nulle confiance, qu’ils n’estiment en rien dans les grands domaines de l’action politique, qui n’a aucune sagesse historique pour soutenir son action mais qui répond à des impulsions, sinon des pulsions de la plus grande vulgarité – la force brute, l’arrogance et la vanité, l’appât du gain, l’idéalisme de midinette et ainsi de suite – on connaît le catalogue des vertus du système. Cette considération pas loin d’être méprisantes renforce certainement chez les Chinois leur tendance immémoriale vers une diplomatie prudente, coordonnée, multilatérale, et nullement axée sur une position de force dominante et contraignant, et certainement pas liée à un pays aussi détestable que les USA. Comme la décrit en quelques phrases un Kissinger qui retrouve à cette occasion ses réelles vertus d’historien, en laissant de côté pour la même occasion ses bassesses de manœuvrier politicien et d’exécutant impitoyable de la politique pour laquelle il était payé, la Chine se présente effectivement comme un pays profondément étranger à l’univers tel que le conçoit le système de l’américanisme, cet univers qui n’est défini que par des rapports de force brutaux et un mépris des autres, de leurs souveraineté politique et de leur légitimité historique. Rien d’étonnant là-dedans, sinon la confirmation que les USA, ou le système de l’américanisme, est un artefact antihistorique, et que le Chine c’est l’inverse.
Face à de telles considérations, on mesure l’abîme qui sépare une pensée historique cohérente et responsable des piaillements énervés et criards des basses-cours “droitsdel’hommistes” qui nous servent d’habituelles références politiques aujourd’hui. Si la Chine devient un très grand acteur de la scène du monde, cela ne sera pas essentiellement à cause de sa puissance économique mais à cause de sa conscience historique et de la vision et des conceptions qui vont avec. Dans ce très court interview, il semble bien que Kissinger, sorti de ses considérations fumeuses de stratège de la puissance américanistes, ait bien compris cette situation.
Quant à la prudence de procédure et d’action dont Kissinger parle à propos des Chinois, elle n’est effectivement que le fait des Chinois, toujours selon leur sagesse historique. Les Chinois, et eux-mêmes le savent toujours selon cette sagesse, ne tiennent pas tous les fils de la situation du monde, et notamment pas ceux du comportement pathologique des USA. La situation peut très vite évoluer malgré leur prudence (et c’est notre sentiment qu’elle évoluera effectivement très vite), simplement ils appréhenderont également cette rapidité avec prudence. En décrivant la prudence de la diplomatie immémoriale des Chinois, Kissinger ne décrit que les Chinois, pas la situation du monde dans les années à venir.