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15218 juillet 2009 — Le gentil Silvio Berlusconi, tout auréolé de son dernier scandale de fesses, reçoit ses alter ego dans la ville italienne sinistrée d’un tremblement de terre, pour la tenue d’un G8 qui aura montré ainsi, avant de commencer, toute l’attention que nos dirigeants portent au malheur du monde. On fait avec ce qu’on a.
A côté de quoi, nous avons les réalités économiques, – puisque c’est de cela, en réalité, que ces dirigeants-là ont la tête farcie. Les dernières en date sont piteuses. Le chiffre du chômage en plus au mois de juin, aux USA (467.000 emplois perdus, alors qu’on en attendait 350.000) a eu un singulier effet de force. D’abord, par l’erreur de prospective, ensuite parce qu’il s’agit de l’Amérique, qui est l’objet de toutes nos attentions parce qu’il s’agit de l’American Dream. Ainsi la psychologie nous guide-t-elle dans notre appréciation des malheurs du temps. On a déjà mentionné cette appréciation du Wall Street Journal du 2 juillet (cité le 3 juillet 2009 par WSWS.org), appréciant ce chiffre et ce qu’il nous dit de l’état des choses, nous qui pensions nous être débarrassés de ce spectre épouvantable de la Grande Dépression à coup de “green shoots”:
«The Wall Street Journal reported Thursday that this figure is “above a discontinued and even broader measure that hit 15 percent in late 1982, when the official unemployment rate was 10.8 percent.” The Journal added that “... comparisons to the Great Depression (when 25 percent of Americans were out of work) may not look so wild, even if overall economic activity is holding up better.”»
Le même 2 juillet 2009, le site Daily-Bourse.fr, rapportant un travail de deux économistes US qui compilent les chiffres, écrivait:
«Loin des statistiques officielles, qui servent surtout de prétexte à justifier de forts décalages des marchés, les chercheurs Barry Eichengreen et Kevin O’Rourke effectuent un travail de compilation de données comparatives entre l’évolution de la crise de 1929 et les développements actuels de la crise des dérivés toxiques. Leur conclusion est sans appel. Nous sommes déjà entrés en phase de dépression.»
L’euphorie des “green shoots” n’aura duré qu’un seul printemps; ou bien, alors, est-ce qu’il s’agit bien de ce phénomène étrange, pure création postmoderniste, que Paul Krugman, avec d’autres, nomme “prolonged jobeless recovery” (sur ABC.News le 1er juillet 2009): «Nobel-Prize winning economist Paul Krugman said the nation is on course for a “prolonged jobless” economic recovery unless the Obama administration steps in with a second round of government stimulus money.» Il s’agit donc d’une “reprise prolongée sans création d’emplois”, – où l’on pourrait imaginer, conduisant la logique à son terme, une “reprise sans fin, sans plus jamais de création d’emplois”…
Les dirigeants commencent à s’apercevoir de quelque chose, lorsque le chômage est à des niveaux réels proches de ceux de la Grande Dépression. Eux qui n’ont rien, absolument rien vu venir avant septembre 2008, vous signalent qu’ils n’ont rien, absolument rien vu venir en… janvier 2009. Ainsi, Joe Biden le 5 juillet 2009:
«The Obama administration “misread” the depth of the economic troubles it inherited and still expects more new jobs in the long term as the spending pace from the $787 billion stimulus plan quickens, Vice President Joe Biden said. […] He said the 9.5 percent unemployment rate is “much too high.” The administration had predicted unemployment would stay below 8 percent with its stimulus plan.
»“The figures we worked off of in January were the consensus figures and most of the blue chip indexes out there,” Biden said. “We misread how bad the economy was, but we are now only about 120 days into the recovery package.” He cited the economic conditions inherited from the Bush administration. “It's now our responsibility. So the second question becomes ... is it the right package given the circumstances we're in? And we believe it is the right package given the circumstances we're in.”
Ainsi va la morale de cette histoire, poursuivie pour le cas US… Ces gens n’ont rien vu venir avant 9/15, – rien, absolument rien. Ils ont essuyé la crise, ont été élus par la crise, sans la moindre attache de responsabilité pour le désastre de 9/15 qui aurait pu les contraindre; ils ont eu trois mois (novembre 2008-janvier 2009) pour s’apprêter en appréciant autour d’eux la puissance de la crise qui mugissait, préparant une formidable contre-attaque, etc.; et ils n’ont encorerien vu venir: 8% de chômage (correspondant à 14% en réalité) prévu en janvier 2009 pour juin 2009 alors qu’on en est à 9,5% (correspondant à 18%-20% en réalité). En toute logique, il vous demande de les suivre avec enthousiasme lorsqu’ils font leurs prévisions pour septembre (tout ira mieux en septembre), – car, à propos de leur plan de stimulation, «…we believe it is the right package given the circumstances we're in».
Ainsi en est-il de l’avenir. «Et si la crise économique ne faisait que commencer?», demande Frédéric Lemaître, dans Le Monde du 7 juillet 2009, – et si la question s’adressait à nous, nous donnerions l’habituelle réponse: “Poser la question, c’est y répondre”. Lemaître commence par une mise en situation du G8 qui, par un artifice de l’image, nous dit l’essentiel de son discours, du type “No Future à L’Aquila”:
«Silvio Berlusconi aurait voulu envoyer un message subliminal au reste de la planète qu'il n'aurait pas trouvé mieux. Dévasté par un tremblement de terre, L'Aquila est effectivement le meilleur endroit pour réunir cette semaine les dirigeants du G8. Rien n'illustre mieux l'état du monde actuel que des ruines rafistolées de bric et de broc.»
Pour le reste, c’est l’addition de quelques remarques de pur bon sens, de quelques chiffres effrayants («De 2007 à 2010, il devrait même y avoir 26 millions de chômeurs en plus, un bond de 80 %, sans précédent en si peu de temps»); de prévisions qui ne le sont pas moins («… “Le plus gros de la détérioration reste à venir”, a mis en garde Martine Durand, responsable de l'emploi»); de citations qui le sont tout autant («[S]elon Patrick Artus (banque Natixis), “les emplois perdus le sont de façon irréversible”. “On fabriquera moins de voitures et moins de biens durables. Où seront créés les emplois de demain? On ne sait pas”, reconnaît-il»); de prévision qui le sont encore plus, effrayantes («Robert Reich, l'ancien secrétaire au travail de Bill Clinton, […] juge que le poids des lobbies est sans doute trop puissant pour que Barack Obama puisse vraiment gagner contre Wall Street»)
Lemaître, avant le G8, revenait de la bonne ville du Roi René, où l’atmosphère avait été, sous l’écrasant soleil de rigueur, des plus écrasantes effectivement: «Les cent cinquante intervenants (dont une soixantaine d'étrangers) qui se sont exprimés les 4, 5 et 6 juillet lors des 9e Rencontres d'Aix-en-Provence, organisées par le Cercle des économistes, ont, dans leur immense majorité, tenu des propos plus alarmistes.»
Faut-il vraiment être pessimiste et ne plus voir aucune raison d’espérer (“No future”)? Il faut bien que non, puisque nous écrivons, et que c’est pour les générations futures… Lemaître en voit tout de même trois, de “raisons d’espérer”. Nous garderons la troisième, qui est la plus sérieuse, qui concerne tous ces économistes pessimistes: «… et, surtout, les économistes sont loin d'être infaillibles.» C’est un peu juste, car c’est en général l’économiste qui est “loin d’être infaillible”, pas nécessairement le pessimisme.
Une fois de plus, la réunion du G8 serait-elle, par rapport à la grandeur terrible et tragique de la situation, pitoyable et dérisoire, as usual? Oui et non. L’atmosphère doit y être d’une certaine lourdeur, à l’image de celle qui règne à L’Aquila, comme le rapporte Lemaître. Le Guardian de ce 7 juillet 2009 annonce, après un titre de circonstance («G8 summit begins amid fears global economy is sinking back into récession»):
« Growing fears that the global economy could sink back into recession after a brief rally dominated the agenda as the leaders of the G8 nations gathered in Italy for their annual summit today.»
Il est vrai qu’il semble bien que nous entrions dans une troisième phase, à une époque où les “phases” défilent bien vite, si vite qu’on ne peut plus rien en maîtriser.
• La première, ce fut l’explosion, l’effondrement, la panique, après l’explosion du 15 septembre 2009; ce furent les mois qui suivirent, le sauvetage désespéré de la structure financière. En soi, cette agitation était supposée enfanter une dynamique nouvelle, conduisant les structures financières et l’économie vers une évolution ascendante. Il y avait quelque chose de terrible mais de rassurant dans cette façon d’écoper l’eau qui avait envahi la cale; au moins, on pouvait imaginer savoir pourquoi l’on faisait tout cela et la philosophie qui nous soutient (“après la pluie, le beau temps”) semblait avoir encore un sens.
• La deuxième phase, à partir de mars 2009, fut celle de la tentative de réparation par les moyens du bord, c’est-à-dire les techniques de communication type-green shoots, pour tenter de restaurer une confiance dont on s’était persuadé un temps que sa perte était la cause de la crise. On avait oublié de remarquer que la crise de confiance avait suivi, et non précédé la crise, et que sa restauration n’avait de ce point de vue aucune raison de dissimuler une vertu créatrice. De façon encore plus curieuse, cette tentative de restauration de la confiance s’accompagna du renflouement, à coups de $trillions, d’établissements financiers dévastés par la crise qu’ils avaient eux-mêmes provoquée, selon la logique étrange que la remise dans le même état du système qui avait entraîné l’effondrement serait une garantie contre un nouvel effondrement et un complément décisif pour la restauration de la confiance. Notre appréciation est que ces opérations, au contraire, ont miné encore plus la confiance réelle, non pas celle des indices des professeurs d’université, mais celle de la psychologie profonde. Les “à-côtés” divers (bénéfices des banques alors que le crédit reste bloqué et que l’économie ne cesse de se détériorer, retour des bonus pour les banquiers), ont, de leur côté, constitué des facteurs psychologiquement de plus en plus insupportables.
• La troisième phase, depuis quelques semaines, c’est l’intrusion de la triste réalité, qui est que “la crise n’est pas finie”, que “rien n’est résolu”, que «Et si la crise économique ne faisait que commencer?», – et ainsi de suite. Les chiffres de l’économie sont pour une part importante dans cette réalisation, mais il n’y a pas que cela. L’absurdité des opérations précédentes, leur caractère artificiel, la fragilisation constante de la psychologie qu’on a signalée, finissent par susciter une logique auto-destructrice. Il est remarquable que cette humeur de plus en plus pessimiste se répande alors que rien de décisivement catastrophique ne s’est encore signalé. D’une certaine façon, l’humeur, la psychologie précèdent et, sans doute, annoncent la catastrophe... Peut-être, même, la fabriquent-elles?
Le G8, habituellement inutile sinon pour confirmer les pensées conformistes habituelles, pourrait être également un autre relais, avec le sommet de Moscou, dans une sorte de prise de conscience, – proclamée ou pas, c’est à voir, – en train de prendre forme, selon laquelle la dynamique de la crise est toujours en marche, qu’elle est même, peut-être, inscrite dans un courant qu’on peine à identifier, qui est en constante accélération. Il y a effectivement, dans les commentaires, dans les visions qu’on sent soudainement de plus en plus pessimistes, une évolution psychologique vers une perception de cette sorte.
Au G8 également, comme à Moscou et parallèlement à Moscou, devrait apparaître la prise de conscience que la crise ne peut plus être circonscrite au domaine financier, voire au seul binôme finance-économie, qu’elle est une partie d’un phénomène qui est train de s’installer durablement, et dont l’issue ne peut être que quelque chose de complètement différent de ce que nous avons. Il n’y aura pas de “sortie de crise” mais une “sortie de civilisation”… Là aussi, nous devons parler pour la situation courante de la “structure crisique” dont est fait notre monde désormais, qui fait que toutes les situations sont interprétées du point de vue événementiel sous une forme de crise, une “forme crisique”, répondant à un tronc central dont la caractéristique la plus évidente et le nœud même sont la crise fondamentale du système de civilisation occidentaliste (américaniste).
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