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30 novembre 2005 — Il en faut beaucoup pour qu’un ancien chef de cabinet (Lawrence Wilkerson) d’un secrétaire d’État du calibre de Colin Powell, en vienne à déclarer que le vice-président (toujours en fonction) de l’administration pour laquelle il a travaillé est finalement passible d’une inculpation pour crimes de guerre.
Mr. Wilkerson parlait hier à la BBC et, selon le Guardian, voici ce qui se passa: « Mr Wilkerson said that in an internal administration debate over whether to abide by the Geneva conventions in the treatment of detainees, Mr Cheney led the argument “that essentially wanted to do away with all restrictions”.
» Asked whether the vice-president was guilty of a war crime, Mr Wilkerson replied: “Well, that's an interesting question — it was certainly a domestic crime to advocate terror and I would suspect that it is ... an international crime as well.” In the context of other remarks it appeared he was using the word ‘terror’ to apply to the systematic abuse of prisoners. »
On voit par ailleurs, avec une interview de Robert Dreyfuss, de The Nation, combien cette attitude de Cheney, mais aussi de divers services de l’administration (dont la CIA, certes), n’est aucunement accidentelle; combien, même, elle naît naturellement, comme une sorte de génération spontanée, de l’histoire américaine durant la Guerre froide. On sait enfin, — et nous en arrivons au lien avec une question transatlantique qui devient brûlante, — que l’affaire des camps de la CIA en Europe (les “black sites”), loin d’être étouffée comme on pouvait le penser (“le craindre”, pour les bonnes âmes dont la nôtre) lorsque l’affaire éclata, est en train de prendre des proportions extrêmement graves. Il y a désormais une possibilité que cette affaire touche directement les institutions européennes et la secrétaire d’État en poste tente d’en expliquer le fondement et la justification à ses “amis” européens.
Lisez le plus récent (29 novembre) point sur cette question, d’après nos sources internes :
« U.S. Secretary of State Condoleezza Rice will seek to deflect growing European pressure over allegations that the CIA has been running secret prisons in the region on a trip to the continent next week. Faced with EU demands that the United States explain reports that secret detention centers to interrogate terrorism suspects were located in two Eastern European countries, Rice intends to remind the Europeans that they are in a joint fight against an enemy that she says obeys no laws. In an interview in Tuesday editions of USA Today, Rice neither confirmed nor denied the existence of secret prisons, but defended the policy of making arrests before crimes are committed. “We have never fought a war like this before where ... you can't allow somebody to commit the crime before you detain them,” Rice said in the interview. Her trip will include stops in Germany, Romania and at the EU headquarters Brussels. “I think that the conversation will take place in the broader context of our common struggle against terrorism,” State Department spokesman Sean McCormack said. Initially, Europe's reaction to the allegations was muted as governments waited for U.S. clarification of the report. But Rice, who will also visit Ukraine, can expect to be dogged during her trip by questions over the prison allegations and related investigations that the CIA transports suspects in secret using airports throughout Europe. “We have received inquiries from Europe concerning these press reports,” McCormack said. “We're going to do our best to answer these questions in as complete and forthright a manner as we possibly can.”
» On Monday, an EU commissioner warned any European Union state that secretly hosted a prison faces loss of its voting rights and said Washington should punish any violations. Human Rights Watch has identified one of Rice's stops, Romania, along with Poland, as one likely host of a secret prison. Both governments have denied the allegation. Germany, where Rice will hold her first talks with the new chancellor, is also concerned about the scandal. Foreign Minister Frank-Walter Steinmeier, whose first official visit to Washington starts on Monday, is expected to raise the issue, German officials said. “I presume that the seriousness of these (accusations) is being recognized in Washington,” Steinmeier said at the United Nations. »
A ces agitations diplomatiques ou/et formelles, nous préférons, comme signe de la gravité de la chose, cette position du gouvernement hollandais, annonçant qu’il veut, avant son engagement en Afghanistan, entre pays de l’OTAN et concernant le traitement des prisonniers et le reste, un accord formel (un “Memorandum of Understanding”, comme pour l’achat du JSF, et cette remarque est plus qu’une ironie en passant). Il n’aura rien de tout cela mais, contrairement à l’habitude de l’alignement sur les Etats-Unis même contre les intérêts ou les principes qu’on défend, il ne passera pas là-dessus. Remarque d’une source européenne : « Ces gens veulent se faire réélire. Sur la question des droits de l’homme et du droit international, on ne plaisante pas dans la vertueuse Hollande. Ils ne passeront pas là-dessus. » (Comment ils feront pour “ne pas passer là-dessus”, c’est une autre affaire. Nous n’avons pas de boule de cristal disponible. Nous disons simplement que c’est là que se tient, tapi, l’événement qui sera peut-être un jour “le père de toutes les déstabilisations”, — celle entre les USA et l’Europe.)
Quittons les états d’âme des politiciens bataves et venons-en à la substance. Cette affaire de la CIA n’a pas été étouffée, on l’a dit, parce qu’elle fait partie du quotidien de la guerre civile féroce qui se livre à Washington D.C. Les gens de la Commission et du reste institutionnel communautaire savaient que s’ils ouvraient la boîte de Pandore, ce serait terrible; ils n’ont pas réussi tenir la boîte fermée et à étouffer démocratiquement l’affaire, ce sera donc terrible. Avouons notre étonnement: les Européens, cette fois, n’ont pas reculé, — mélange de “n’ont pas pu” et de “n’ont pas voulu” reculer … Il est vrai qu’entre temps est sortie, des fonds de tiroirs, une cascade de révélations sur la façon dont la CIA est comme chez elle en Europe pour transporter ses torturés, islamistes ou pas, dans le cieux et sur les aéroports de nos vertueuses capitales, — sans que nous n’en sachions rien, paraît-il.
Sur ce dernier point, rien de nouveau. La CIA (la DIA, les différents SR des forces armées US, le FBI et tout le toutim) a toujours été chez elle dans la plupart des pays d’Europe depuis 1945. Il faudrait être un peu fort de café pour ne pas lier ces activités présentes à celles des réseaux “Gladio” et de toutes les activités clandestines et terroristes (déjà) qui lui sont liées, — des “années de plomb” et de l’assassinat de Moro en 1978 en Italie, aux “tueries du Brabant” en Belgique en 1983-85. Aujourd’hui, simplement, cela devient si voyant avec un vice-président qui défend le “droit à la torture” de la CIA comme l’on défend un fondement de la civilisation occidentale, avec la flotte aérienne de la CIA, avec la morale à tiroir type-Pacte de Varsovie des “petits derniers” de la “new Europe”, — cela devient si voyant que cela fait des tâches. La dernière chose que ne supportent pas nos politiciens à la dérive avant de disparaître, c’est une conscience avec des tâches dont pourrait parler les médias et dont leur feraient grief en en tenant compte pour leur vote leurs petits électeurs démocratiques. Normal que la Hollande ait l’attitude qu’on lui voit, elle qui porte la vertu en sautoir.
Entendons-nous bien. Il ne s’agit pas de reprendre le sempiternel et byzantin débat des moralisateurs installés dans les salons sur la torture (“nous aussi, en Algérie…”, etc.). Tout le monde sait de quoi le monde est fait et combien vivre, et s’organiser politiquement, c’est déjà commettre des actes répréhensibles dont certains sont horribles. Il y a un certain devoir de nécessité, qui épargne l’essentiel des fondements d’une nation, dans l’acte de choisir la clandestinité et l’illégalité pour de tels actes, de la part de ceux qui les ordonnent ou qui laissent faire, ou même qui les ignorent par convenance tout en n’ignorant pas, comme dit Rumsfeld des pillages de Bagdad en avril 2003, « that things happen… ». Le débat n’est pas celui de la torture mais celui du gouvernement et de l’action politique considérés du point de vue moral et philosophique dans le cadre du droit. Les adeptes de l’“État de droit” s’étranglent d’indignation mais il faut leur dire: regardez ce que devient l’archétype de l’“État de droit” que sont pour vous les USA quand il veut le rester tout en faisant ce qu’il fait, — effectivement, il y a dans l’attitude d’un Cheney une volonté de rester dans la légalité (voir ci-après).
Il s’agit de débattre d’une attitude, de la part des USA, qui consiste au bout du compte à faire accepter directement ou indirectement aux Européens deux choses qui sont d’un tout autre calibre:
• Instituer de façon formelle, quasiment dans la loi des nations civilisées, le droit à la torture. C’est ce que veut un Cheney lorsqu’il demande au Congrès qu’à une loi prohibant les traitements dégradants pour la personne humaine soit ajouté un codicille exemptant la CIA de cette interdiction. Ce n’est pas autre chose que le pitoyable perroquet de son maître qu’est Condi Rice vient dire aux Européens.
• User du sol et de l’espace aérien des autres (des Européens) comme si le concept et la réalité de la souveraineté nationale n’existait pas. Certes, les Américains l’ont fait pendant trois-quarts de siècle avec, selon les périodes et les possibilités, les vingt-quatre vingt-cinquièmes des 25 pays de l’UE (oui, il y a l’“exception française”, n’en déplaise au Monde). Mais aujourd’hui, le voir faire a giorno, sous la lumière crue d’une lampe pour interrogatoire “poussé”, c’est le genre de chose qui fait des tâches sur leurs consciences.
Cela, les Européens, tout corrompus, dégradés et décadents qu’ils sont, ne pourront pas l’accepter. Il y a, en gestation, une crise de première dimension entre les USA et l’Europe. C’est ce qu’on nomme, dans le langage exquis de la bureaucratie, un “clash de civilisations”. Comme si, au cœur de notre civilisation occidentale chérie avec toutes ses “valeurs communes”, nous étions deux, et que nous découvrions des différences qui prennent des dimensions abyssales.
Contrairement à ce qu’on serait tenté de croire pour évacuer le problème politique fondamental et oppressant au profit du problème moral où il est délicieux de s’agiter en s’en lavant les mains et en montrant l’autre du doigt, il ne s’agit pas tant de la question de la torture que de la question de la souveraineté. Il ne s’agit pas tant d’accuser le gouvernement des Etats-Unis (c’est déjà fait depuis longtemps, pour ceux qui savent) que d’accuser ces pays européens qui, depuis trois-quarts de siècle, laissent fouler aux pieds leur souveraineté pour découvrir aujourd’hui que ce comportement les conduit à être complices de ce qu’ils dénoncent comme une horreur. Rude saison que la saison des vérités premières.