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Autour de l’Irak, et en Irak même, dans certaines régions, se mettent en place des forces déstabilisatrices qui pourraient conduire à des affrontements internationaux dans la région et à des réalignements sensationnels. Le “transfert de souveraineté” à l’exécutif irakien, tout cosmétique qu’il soit, n’en représente pas moins un facteur d’importance dans la mesure où il “ouvre” les vannes à de telles évolutions.
Un point d’une grande importance dans ce qu’on pourrait désigner comme une sorte de “Grand Jeu” autour de l’Irak, c’est celui qui implique d’une part Israël, particulièrement dans ses rapports avec le Kurdistan irakien mais aussi dans ses rapports avec les USA, et, d’autre part, la Turquie, également dans ses rapports avec le même Kurdistan irakien et aussi dans ses rapports avec Israël (et indirectement, aussi, avec les USA).
Le premier point (la position et l’activité d’Israël) laisse percer un enseignement qui est plutôt une spéculation, qui pourrait conduire à la plus sensationnelle évolution stratégique potentielle qu’on puisse envisager aujourd’hui : celle qui concerne les rapports stratégiques entre Israël et les USA.
De récents articles ont commencé à signaler des activités des Israéliens dans le Kurdistan irakien, dans le sens du soutien au mouvement d’autonomie des Kurdes. Les Israéliens préparent là leur action pour l’après-30 juin, qui sera de soutenir à fond le mouvement autonomiste kurde. Le journaliste Seymour M. Hersh, du New Yorker, publie le 21 juin un long article sur cette question, qu’il intitule notamment « Plan B », signifiant par là le point fondamental qu’il exprime dans cet article : les Israéliens estiment que les Américains ont totalement raté leur invasion de l’Irak, que celle-ci est d’ores et déjà un échec stratégique pour eux, que les Américains sont totalement incapables d’orienter la situation de l’Irak dans un sens favorable à celui qu’attendait Israël. Par conséquent, les Israéliens prennent une mesure d’urgence et agissent pour soutenir la constitution d’un État kurde, avec empiétement et belligérance larvée avec la Syrie et l’Iran, de façon à disposer d’un allié-tampon face à ces deux pays (principalement l’Iran, qui est le pays qui fait le plus peur à Israël, parce que les Israéliens sont persuadés que les Iraniens vont très vite avoir l’arme nucléaire).
Le point mis en évidence par Hersh est bien celui-ci : l’action d’Israël n’est pas une action “offensive”, une action pour renforcer une position déjà bonne (celle qu’on pourrait supposer avec l’invasion US de l’Irak), mais le contraire. C’est une mesure défensive précipitée, presque une mesure de désespoir pour tenter de limiter les conséquences catastrophiques de la catastrophique campagne américaine en Irak. Les Israéliens, explique Hersh, sont complètement découragés par l’action des Américains.
« A former Administration official who had supported the war completed a discouraging tour of Iraq late last fall. He visited Tel Aviv afterward and found that the Israelis he met with were equally discouraged. As they saw it, their warnings and advice had been ignored, and the American war against the insurgency was continuing to founder. “I spent hours talking to the senior members of the Israeli political and intelligence community,” the former official recalled. “Their concern was ‘You're not going to get it right in Iraq, and shouldn't we be planning for the worst-case scenario and how to deal with it?’”
» Ehud Barak, the former Israeli Prime Minister, who supported the Bush Administration's invasion of Iraq, took it upon himself at this point to privately warn Vice-President Dick Cheney that America had lost in Iraq; according to an American close to Barak, he said that Israel “had learned that there's no way to win an occupation.” The only issue, Barak told Cheney, “was choosing the size of your humiliation.” Cheney did not respond to Barak's assessment. (Cheney's office declined to comment.) »
La pire des choses que pouvaient craindre les Israéliens est arrivée : dans cette désastreuse campagne irakienne des Américains, ce sont les Iraniens qui, sans avoir rien fait, sont les vainqueurs. C’est un constat important, mais, plus important encore, à l’occasion et au-delà de ce constat, il y a cet autre constat que le découragement et le désenchantement des Israéliens à l’égard des Américains sont frappants dans le texte de Hersh.
C’est un point qui doit être gardé à l’esprit, comme quelque chose d’absolument essentiel. Il pourrait se révéler d’une extraordinaire importance dans le futur. Pour les Israéliens, il pourrait signifier ceci : après tout, la puissance américaine, si totalement inepte et contre-productive dans son action, n’est peut-être pas la meilleure garantie de sécurité pour Israël. Il faut méditer les conséquences possibles d’un tel constat, si les Israéliens le poussent dans ses conséquences à long terme. Cela peut signifier potentiellement la marche vers la révision d’un dogme intangible de la politique de sécurité d’Israël depuis 1967, à savoir que l’alliance américaine détermine tout et que l’alliance américaine est quelque chose à quoi tout doit être sacrifié. Une telle évolution serait un bouleversement sans précédent pour la région et, d’une façon plus générale, pour la situation des relations internationales et de la politique américaine.
(En passant, on pourrait envisager que les circonstances décrites par Hersh pourraient également impliquer une rupture entre les Israéliens et leurs meilleurs alliés à Washington, les néo-conservateurs. Certes, les néo-conservateurs ne sont pas hostiles à un Kurdistan indépendant, qui est un but tactique immédiat d’Israël. Mais sur la méthode générale, celle qui a conduit à la catastrophe irakienne ? Hersh nous dit bien que les néo-conservateurs n’ont pas changé, qu’ils continuent à favoriser la méthode stratégique, fondée sur l’utopie démocratique, qui a abouti à un désastre : « The former senior American intelligence official told me, similarly, that “the neocons still think they can pull the rabbit out of the hat” in Iraq. “What's the plan? They say, ‘We don't need it. Democracy is strong enough. We'll work it out.’” »)
Un autre élément apparaît, plus visible, plus immédiat, et qui a un poids stratégique également fondamental : les rapports d’Israël avec la Turquie, en fonction de l’activisme d’Israël au Kurdistan. Les rapports entre la Turquie et Israël se sont tendus ces dernières semaines. Durant une réunion entre ministres turcs et ministres israéliens, le 26 mai à Ankara, le Premier ministre turc a qualifié Israël d’“État-terroriste”, à cause du comportement israélien à l’encontre des Palestiniens. Le 7 juin, à la suite de cet échange musclé du 26 mai, Ankara a temporairement rappelé son ambassadeur en Israël “pour consultations”. Là encore, la cause est les actions israéliennes contre les Palestiniens. (Mais on peut avancer que la question de l’activisme israélien auprès des Kurdes irakiens était dans l’esprit des Turcs, qu’elle l’était même majoritairement, plus encore que celle des Palestiniens.)
Le climat turco-israélien est donc mauvais, alors que l’alliance stratégique entre les deux pays est l’un des fondements du système stratégique pro-US dans la région. Bien entendu, la question des rapports entre Israéliens et Kurdes d’Irak va beaucoup plus loin que la question palestinienne pour les Turcs. Elle touche au cœur d’une question essentielle pour eux. Voici notamment un passage de l’article de Hersh où il aborde cette question.
« There may be no way to square it with Turkey. Over breakfast in Ankara, a senior Turkish official explained, “Before the war, Israel was active in Kurdistan, and now it is active again. This is very dangerous for us, and for them, too. We do not want to see Iraq divided, and we will not ignore it.” Then, citing a popular Turkish proverb — “We will burn a blanket to kill a flea” - he said, “We have told the Kurds, ‘We are not afraid of you, but you should be afraid of us.’” (A Turkish diplomat I spoke to later was more direct: “We tell our Israeli and Kurdish friends that Turkey's good will lies in keeping Iraq together. We will not support alternative solutions.”)
» “If you end up with a divided Iraq, it will bring more blood, tears, and pain to the Middle East, and you will be blamed,” the senior Turkish official said. “From Mexico to Russia, everybody will claim that the United States had a secret agenda in Iraq: you came there to break up Iraq. If Iraq is divided, America cannot explain this to the world.” The official compared the situation to the breakup of Yugoslavia, but added, “In the Balkans, you did not have oil.'' He said, ''The lesson of Yugoslavia is that when you give one country independence everybody will want it.” If that happens, he said, ”Kirkuk will be the Sarajevo of Iraq. If something happens there, it will be impossible to contain the crisis.” »
Ces quelques appréciations permettent de proposer la conclusion que la déstabilisation apportée par les USA avec leur guerre irakienne ne fait que commencer, qu’elle sera radicale, et qu’elle risque surtout d’apporter aux Américains de bien désagréables surprises.