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31 juillet 2005 — Y a-t-il un “modèle français” de sauvegarde de la civilisation? Inutile de poser la question à un de ces stupides et prétentieux intellectuels parisiens qui parsèment les talk shows et les colonnes des hebdos qui payent bien tout en disant le plus grand bien de la puissance du Pentagone. Dans cette occurrence, nous désirons être sérieux.
Première chose: lisez le magnifique texte d’un vrai historien résidant à Paris, — un historien américain, également chroniqueur : William Pfaff, — texte publié dans l’International Herald Tribune du 30 juillet et sur son site personnel. Le texte a un titre à la Péguy: « Making babies for France. » Une des phrases de Pfaff, sur la fin de son texte, doit conduire notre démarche pour tenter d’esquisser une explication à un phénomène étonnant (c’est-à-dire, pour ceux qui acceptent d’être étonnés…): « France, on the other hand, is a high-morale society today, sure of itself and of the ultimate validity of its model of society, despite the chronic pessimism with which the French public responds to public opinion polls. » Certes, un intellectuel parisien bien en place ne songerait nullement à avancer un tel jugement.
Donc, Pfaff présente et commente ce phénomène d’une France, seule au milieu des 25 de l’Union européenne, une France vilipendée, moquée, rétrograde et archaïque, et qui vote “non” en plus, — seule au milieu des 25 à présenter, dans un temps de recul démographique général en Occident, ce phénomène extraordinaire d’une démographie en pleine expansion et d’une population féminine certainement la plus avancée dans la voie de l’émancipation, de l’affirmation d’elle-même, de la maturité professionnelle…
« France's women have always enjoyed a reputation for bold and seductive elegance, and for intelligence, but now they have added to that evidence of a new willingness to combine work and motherhood, and a currently unparalleled ability to do so.
» Their envied ability to eat what they want and stay slim thus is not the only paradox they present to their contemporaries in a Europe that, overall, confronts a grave demographic decline. Frenchwomen are now having as many babies, proportionately, as mothers in Catholic Ireland. Both countries have the highest birthrate in the European Union: 1.9 children per woman, as against an EU 25-nation average of 1.4 (a figure implying sharp population decline). At this rate, France would become the most populous country in the EU by midcentury.
» France at the same time has the EU's highest female employment and professional activity.
» Eighty percent of Frenchwomen between 24 and 49 work, including those with children under 3. In Europe overall, women stay in the work force by not having children. Frenchwomen, as a sociologist, François de Singly comments, “are mothers but also are determined to maintain their professional and educational accomplishments as well as their 'capital de séduction.”
» Theirs is a model of feminine independence increasingly imitated elsewhere in Europe. »
Pfaff signale dans les termes qu’il faut l’aide puissante que l’État a apportée à cette renaissance de la natalité française, avec une politique nataliste organisée avec brio et efficacité depuis les années 1970. “État-providence”, comme on dit, et avec quel mépris? D’accord, et parfois l’on ajouterait que la providence a du bon. L’espèce humaine, aujourd’hui plus précisément, dans ce temps historique qui ravage l’âme et la civilisation, ne devrait pas rejeter l’aide de la providence… Qu’elle regarde donc sa mine dans un miroir, l’espèce humaine.
« It began in the 1970s, in a typical French government technocratic concern for developing the service sector, for which women seemed a prime labor source. Therefore free, full-time municipal crèches, or nurseries for the very young, were expanded. Free public pre-kindergartens and canteens were vastly increased in number, as well as subsidized vacation camps during school holidays. Competition for places in these institutions remains high, and is increasingly subject to means tests, but this has simply pushed the development of cooperative crèches organized by better-off families. » La conséquence de cette politique nataliste française, dans cette façon où elle fut organisée, a eu l’effet complètement “progressiste” de faciliter psychologiquement l’émancipation des femmes, — plus sûrement et plus humainement que les slogans dont on nous rebat les oreilles: « This had an important psychological as well as practical effect, legitimating the decision of young mothers to go back to work. »
Mais il y a plus, bien plus, — et nous en revenons à la phrase que nous citions au début de ce texte. La description des moyens mis en œuvre pour favoriser la natalité ne donne pas la réponse à la question de la cause, d’autant que ces moyens, souvent imités de la France, sont mis en œuvre dans d’autres pays, notamment européens, avec des résultats bien moins impressionnants. Il y a là un mystère qui relève, comme Pfaff le suggère justement, de l’“exception française”. Citons à nouveau cette phrase (« France, on the other hand, is a high-morale society today, sure of itself and of the ultimate validity of its model of society, despite the chronic pessimism with which the French public responds to public opinion polls. »), — pour en détacher cette partie essentielle sur la France, « sure of itself and of the ultimate validity of its model of society »; pour en détacher, enfin, cette ultime (!) affirmation: “the ultimate validity”. Il y a dans ces mots la suggestion du sens de la durée, du sens historique, — en un mot le sens d’une certitude transcendantale. Cette hypothèse est d’autant plus convaincante lorsqu’on sait dans quel dénigrement insultant, dans quelle invective méprisante est tenue, aujourd’hui, l’“exception française” dans tous les réseaux de communication occidentaux officiels, — y compris en France même, à Paris, chez ces intellectuels qui ont, eux, le sens de la trahison comme s’il s’agissait de la vertu suprême. Il faut une telle certitude transcendantale pour passer outre, — voter “non” et faire des bébés “for France”.
Les psychologies peuvent-elles recevoir une imprégnation communautaire, et ainsi évoluer d’une façon communautaire? Chaque jour qui passe nous dit que oui, dans le sens du mal. C’est toute la signification de notre concept de “virtualisme”. Ce qui caractérise ce concept est qu’il parvient, par des moyens divers et puissants, à imprégner d’une façon collective, non pas le(s) jugement(s) sur telle ou telle chose (ce ne serait que de la propagande), mais bien les psychologies individuelles en grande majorité, de façon à ce qu’elles soient conduites à former d’elles-mêmes des jugements conformes au modèle, — comme si elles étaient “libres”, en un sens. Le vice du virtualisme (ce pourquoi l’on écrit : “dans le sens du mal”) est qu’il emprisonne en même temps qu’il imprègne. Mais notre point essentiel est bien que ce n’est pas l’imprégnation en soi qui est liberticide, mais le contenu (le poison) que le virtualisme instille aux psychologies individuelles dans ce qu’il est convenu d’appeler son “message”: la capacité de préférer une création fabriquée du monde (bien plus que “rêvée”, parce que sans poésie ni sens du beau) aux dépens de la réalité ; cette façon de préférer la lâcheté de la chose fabriquée, pour satisfaire les vanités des imprécateurs élitistes et laisser la mécanisation du monde conduire nos destinées, au courage de la perception et de l’appréciation, aussi rudes fussent-elles, du réel.
Notre hypothèse est que la société française continue à posséder une assise historique, faite de tradition et de la perception d’une transcendance, qui influence décisivement, d’une manière communautaire, les psychologies individuelles des Français. (Et des Françaises, dans ce cas!) Cela n’a rien d’étonnant puisque, par définition, cette assise est puissante et résistante aux attaques des comploteurs de passage. Cela n’est pas non plus, comme le montrent ses effets sur la femme, antithétique du Progrès si bruyamment célébré par les “progressistes” appointés par profession et statut. Ce phénomène est aisément explicable par les particularités historiques de la nation française, y compris dans ses mythes dont la principale particularité est qu’ils entretiennent un lien très fort avec la réalité historique. (Jeanne d’Arc et le “nationalisme mystique” de la Nation française sont fortement enracinés dans la réalité historique. Le véritable miracle de Jeanne n’est pas qu’elle ait entendu des voix et reçu mission de Dieu, — cela, tout le monde s’en doute, — mais qu’elle ait fait couronner le dauphin à Reims, redonnant à la royauté française, avec le dauphin devenu vraiment Charles VII, un élan qui parvint à redresser la France, en vingt ans, d’une façon stupéfiante.)
En un sens, nous avancerions que ce que nous décrit William Pfaff est une sorte d’“événement antimoderne”, à la façon dont le “non” français du 29 mai l’est également. Que la prodigieuse natalité française, — la natalité, phénomène qui est en général stupidement interprété comme celui d’un optimisme béat pour le temps tel qu’il va, avec son conformisme régnant, — soit accompagnée d’un profond pessimisme pour ce temps qui va, pessimisme exprimé par le mépris pour les élites françaises que traduisent les sondages, n’est qu’un hommage rendu au bon sens et à l’outil de la raison pour apprécier le monde. L’élan vital, la sauvegarde de la civilisation, sont bien aujourd’hui dans ce pessimisme pour une situation si complètement pervertie, dans ce mépris pour ces élites si complètement serviles par rapport à cette perversion. Cela ne fait pas des Français (et des Françaises) des parangons de vertu, en aucune façon sans aucun doute ; mais cela fait, effectivement, de l’“exception française” une des rares chances de la civilisation d’échapper à son sort funeste.
Comme on dit : le bon peuple, au sens collectif, a parlé ; et les pondeuses de pondre, “for France”…
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