Le Guardian “chevauche le tigre”

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Ne gâchons pas notre (très rare) plaisir, ou dans tous les cas demi-plaisir, au milieu de nos vitupérations habituelles contre la presse-Système. Le Guardian, qui s’était montré très, très discret à propos des premières manifestations pré-électorales de Ron Paul dans le cadre du parti républicain, détaille dans son éditorial du 5 janvier 2012 la situation des primaires du même parti après le Caucus de l’Iowa d’une façon extrêmement intéressante. Le paradoxe est qu’on saisit mal ce que les expressions employées désignent en fait de candidats, et, par conséquent, qu’on se demande si le Guardian a bien compris la situation qu’il décrit pourtant avec une certaine justesse.

La première partie de l’édito décrit une confrontation à l’intérieur du parti républicain entre l’establishment et une véritable force insurrectionnelle qu’il qualifie de l’image saisissante d’un tigre furieux («A tiger this angry, dispossessed, and volatile…»). Par une pudeur remarquable, – ou bien est-ce une ignorance effective, ou bien une inculture délibérée, – le nom de Ron Paul n’est pas cité dans cette partie, alors qu’il est notoirement évident qu’il s’agit bien évidemment du représentant, voire même de l’inspirateur de cette “force insurrectionnelle”. Curieusement, le Guardian semble le nier en observant qu’aucun des candidats de l’establishment ne parvient à s’imposer comme le “porteur de torche” de cette “insurrection”, et concluant implicitement, et même explicitement, que, par conséquent, personne parmi les candidats ne peut donc “chevaucher le tigre” («The inability of any one candidate in the race for the Republican nomination to survive as the torch bearer for this insurgency») … Et Ron Paul ? Sont-ils sérieux, ces gentlemen de Fleet Street ?

«The Republican caucuses in Iowa did produce a clear result, although not one that will appeal to the nominal winner. The picture that emerges is that the GOP is not a party in the common sense of the word: a broad church with aisles stretching to left and right, and one altar. It has at least two of them. The first is used by establishment conservatives, who genuflect to the view that theirs is a natural right to govern. The second belongs to a revolutionary, some call it apocalyptic, insurgency, which believes that America has been usurped by forces alien to it, and it is their moral duty, not as politicians, but as yeomanry to “take it back”. They do not believe Washington can be reformed. It must be broken first on the back of a popular revolt. The destructive forces unleashed by one part of the GOP are highly toxic to the other.

»The inability of any one candidate in the race for the Republican nomination to survive as the torch bearer for this insurgency may not be accidental. A tiger this angry, dispossessed, and volatile could be impossible to ride…»

A partir de là, l’édito détaille les batailles internes entre les candidats représentatifs de l’establishment, avec comme tactique de chercher, les uns après les autres, à “ne pas être Romney”, cela étant semble-t-il, leur tactique pour tenter, justement, de “chevaucher le tigre” et de le dompter. Encore une fois : sont-ils sérieux ?

Il n’y a dans cette bataille à l’intérieur de l’establishment aucune tactique concevable de récupération de l’électorat “insurgé”, simplement parce que cette “insurrection” c’est Ron Paul lui-même, et qu’il est toujours diablement en course, et que, lui, il “chevauche le tigre” parce qu’il est lui-même le tigre… S’en sont-ils aperçus, les gentlemen ? Tout juste est-il mentionné plus loin une indication approximative de la véritable situation tactique que le Guardian ne semble pas vraiment pouvoir ou vouloir embrasser, lorsqu’il est écrit que le possible déclin de Santorum après son éclat de l’Iowa permettrait à un Ron Paul de récupérer une partie de ceux qui auraient voté pour le même Santorum («If Mr Santorum's sparkler fizzles out as one feels it must, Ron Paul is there to trudge on»). Puis le même texte enchaîne sur ces deux phrases énigmatiques, ou dans tous les cas qui semblent égarés de la description d’une autre situation : «Republicans are racing the wrong course. They should not be trying to establish how far to the right it is safe to venture, but how many others they will take with them.»

De quelle “droite extrême” (« how far to the right») est-il question ? Celle du tigre furieux, des “insurgés”, caractérisation implicite dans le langage de cet éditorial ? Mais un Gingrich ou un Santorum, et même un Romney par certains aspects, tous personnages typiques de l’establishment avec leur politique extérieure mégalomaniaque de menace de guerre dans le sens qu'on sait, leur soutien inconditionnel à Israël, etc., sont naturellement à la “droite extrême”, ou dans tous les cas dans l’“extrême” selon les consignes du Système ; Ron Paul, lui, avec sa politique de désengagement, est en général situé, à peine ironiquement, comme étant “à la gauche d’Obama”. Est-ce que la proposition de Gingrich, reprise avec brio par Santorum, selon laquelle, par décret divin, la Palestine n’existe pas, va séduire le tigre ? C’est pourtant de l’“extrême”, – ou bien non, peut-être cela n’est-il pas caractérisé comme “extrême” ?

Le tout se termine selon l’idée, très londonienne, que tout cela profitera à Obama, parce que les électeurs indépendants ne veulent pas voter pour la “droite extrême” (celle-là, type-Gingrich ou Santorum ? Ou Romney ?). Mais ont-ils conscience, les gentlemen, que les indépendants n’ont pas besoin d’aller vers Obama parce qu’ils vont déjà vers les “insurgés” républicains, c’est-à-dire Ron Paul ? Ah, mais nous avions oublié ; bien qu’il ait été nommé une fois, Ron Paul n’existe pas.

… Car, en effet, tout le raisonnement du Guardian est implicitement basé sur l’acte de foi absolu que Paul ne peut pas arriver au stade final et être l’adversaire d’Obama, comme candidat républicain ou comme candidat indépendant, non pas parce qu’il n’a aucune chance mais simplement parce qu’il n’existe pas. Par conséquent, le Guardian reconnaît qu’il y a une formidable “insurrection” dans le parti républicain (et ailleurs, pourrait-il ajouter, chez les indépendants et chez une partie des électeurs démocrates) ; il reconnaît que tous les candidats de l’establishment se déchirent entre eux, ne sachant comment récupérer cette “insurrection” ; mais il semble ignorer que la raison en est simplement et évidemment que l’“insurrection” se fait évidemment contre eux, conduite en cela par Ron Paul. Il termine, dans une explosion de logique-Système, en laissant implicitement entendre que le candidat qui représente cette “insurrection”, et qui a un très fort soutien d’indépendants et même de démocrates, n’a aucune chance. Mais bon, certes, il est vrai que ce candidat-là, lui, il n’existe pas. Point final.

Une telle dialectique va finir pour nous convaincre. Ils croient vraiment que Paul n’existe pas. D’ailleurs, regardez-le, il n’a pas une tête de tigre… D’ailleurs, de qui parlez-vous ? Il n’empêche, le Guardian nous a tout de même confirmé qu’il existe une “insurrection”, et que le tigre furieux, lui, n’est pas une illusion sans consistance ni conséquence. Alors, ce serait donc que Ron Paul existe ? Il est temps d’aller faire visite à notre psychanalyste.


Mis en ligne le 6 janvier 2012 à 04H37