Le Guardian et Snowden : la vertu à pile et face

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Le Guardian et Snowden : la vertu à pile et face

Il y a quatre ans à peu près, nous sortions de la tempête des révélations WikiLeaks où le tandem Guardian-Assange avait joué un rôle majeur. L’affaire étant faite (on parle de la promotion, des ventes et de la vertu-antiSystème pour le Guardian), les relations entre le Guardian et Assange s’aigrirent. Le Guardian publia bien vite des articles et l’un ou l’autre bouquin pour démolir Assange. L’affaire était encore mieux faite pour lui (on parle de la promotion, des ventes et de la vertu-Système pour le Guardian). Encore n’a-t-on pas publié un livre pour explorer la thèse selon laquelle Assange, enfermé depuis deux ans dans l’ambassade de l’Equateur à Londres, serait finalement prisonnier des services de renseignement équatoriens, sinon collaborateur de ces services.

... En effet, c’est ce qui survient aujourd’hui avec le cas Snowden, d’une certaine façon, plus vertueuse certes mais qui n’en réduit pas moins le pauvre Snowden à une condition assez déplorable. Cela principalement dans le chef du Guardian, de Luke Harding, son correspondant à Moscou jusqu’en 2012 avant d’être mis en cause par les autorités russes, du livre de Harding que publie le Guardian, des articles que Harding publie dans le Guardian pour présenter son livre, – et notamment, essentiellement pour nous, celui de ce 2 février 2014, – sous le titre : «Is Edward Snowden a prisoner in Russia?».

L’article est ce qu’il est, c’est-à-dire une compilation de divers matériels déjà publiés et sélectionnés dans le sens qu’on imagine, – et que Greenwald, dans un message “tweeté” a qualifié de la sorte «“The Inside Story of Edward Snowden”, by Someone Who Never Met or Spoke With Edward Snowden», – cela après WikiLeaks “tweetant” dans le même sens : «Guardian cash in book: Neither Snowden, nor WikiLeaks has ever spoken to Luke Harding. Book is unattributed re-writes of press reports».

Inutile de nous attendrir sur l’article de Harding, qui n’apporte effectivement rien de nouveau sinon les habituels détails exclusifs et invérifiables sur les connexions et intrigues des “organes” russes (les services de sécurité et de renseignement). L’article présente la plupart des éléments connus sur l’installation et le séjour de Snowden en Russie sous un jour qui met systématiquement en cause le caractère décrit comme oppressif, quasi-stalinien, soumis à l’intense surveillance manipulatrice et forcément sinistre du FSB (dont on nous rappelle avec une élégance constamment appuyée qu’il succède au KGB, – merci de la précision). Ainsi la présence en Russie de Snowden et son droit d’asile puis son absence de tout contact public pendant quatre mois, d’août à octobre 2013, à partir de la fin de son séjour à l’aéroport de Moscou, sont présentés de facto et sans ambages comme une machination de ces mêmes “organes” pour neutraliser Snowden et installer autour de lui une structure de surveillance et de contrôle à leur avantage, sans parler de l’exploitation de son matériel par les Russes qui est suggérée comme étant chose faite. Bien entendu, chacun sait fort bien que tout cela est d’abord le résultat de l’action des USA privant Snowden de son passeport, et donc le bloquant à l’aéroport de Moscou, et démontrant par l’interception de l’avion du président bolivien Morales en juillet 2013 de sa volonté de se saisir physiquement de Snowden s’il quittait la Russie, et de la nécessité de le protéger.

Bref, Harding présente cette période juillet-octobre 2013 comme une sorte de ”sas de décompression” permettant au FSB d’établir sa complète mainmise sur Snowden. Il aurait pu, Harding, mentionner l’hypothèse qu’il s’agissait d’une précaution évidente contre l’intention affichée, et référencée explicitement par diverses interventions officieuses, de la volonté de l’appareil de sécurité nationale US (CIA, forces spéciales), d’éliminer physiquement Snowden. Le MI6 et la CIA ont toujours procédé de la sorte, commençant avec des période d’isolement atteignant une année complète, avec les “défecteurs” (transfuges) soviétiques au temps de la Guerre froide, pour les mettre à l’abri de représailles du KGB, et poursuivant aujourd’hui de la sorte avec d’autres défections. (Le FBI procède également de la sorte avec des témoins acceptant de témoigner contre leur ancienne organisation, comme le crime organisé, type Cosa Nostra.) La procédure est tellement classique, et le sujet de tant de films et de romans, qu’on finit par croire que l’idolâtrie idéologique (antirusse dans ce cas, comme dans la plupart des cas aujourd’hui lorsqu’on parle d’idolâtrie) est d’une telle puissance qu’elle rend à la fois aveugle et un peu trop précipité dans l’argumentation. Mais l’essentiel est que cela soit écrit et publié, et, pour ce cas, précisons-le une fois encore, dans le chef du Guardian, qui est en l’occurrence l’éditeur de Harding.

Le site Russia Today publie un article ce 4 février 2014 sur l’affaire. Il est préférable de le citer, plus que le papier de Harding, lequel Harding mériterait bien quelques insinuations sur ses liens avec les organisations antigouvernementales russes directement subventionnées par l’ambassade de McFaul (USA), des envoyés de Soros et du MI6, tout cela qui en fit un correspoondant permanent du Guardian (2007-2012) à Moscou particulièrement bien informé. RT donne tout de même quelques précisions sur la carrière moscovite de Harding et sur ses activités de plagiaire, à propos desquelles le Guardian publia des excuses in illo tempore, mais tout cela ne figurant plus dans ses archives en ligne puisqu’il s’agit de redorer le blason de Harding avec son bouquin sur Snowden.

«In a flurry of tweets and re-tweets WikiLeaks on Monday called to boycott the “hack-job” of the “anti-Russian plagiarist.” The ‘plagiarist’ tweet refers to Harding’s time as the Guardian’s Moscow correspondent. In 2007, readers of the Exile, a now-defunct English-language newspaper, alerted its editors to a Harding piece in the Guardian which was remarkably similar to one the Exile had published earlier. Once alerted to this, the Guardian published an apology, which can still be found on the Exile’s archive, but which is no longer able to be found on the Guardian’s site. In fact, any attempt by commenters to alert readers to Harding’s history as a plagiarist is soon dealt with by moderators, and the offending user profile is canceled.

»WikiLeaks also noted that Harding’s earlier work was behind the last year’s “The Fifth Estate” movie referred to as a “massive propaganda attack” on the project’s leader Julian Assange... [...]

»Harding worked as The Guardian’s Moscow correspondent from 2007 until he was refused entry into Russia in February 2012 at Moscow’s Domodedovo Airport. While he has claimed the move was an expulsion linked to his critical articles on the Russian government, for Moscow, Foreign Minister Sergey Lavrov stated that his visa was not renewed due to violations involving visits to restricted areas by the journalist.

»A week after being denied entry to the country, Harding was issued with a short-term visa. He stayed for a short while, but then relocated to London. In his subsequent Guardian-published book about his time in Russia, titled, “Mafia State: How One Reporter Became an Enemy of the Brutal New Russia,” Harding detailed what he claimed was a systematic campaign of harassment against him and his family by the FSB.»

Finalement, tout cela revient à ce qui est désormais une stratégie classique du Guardian, – un coup antiSystème, immédiatement suivi d’un gage donné au Système. En l’occurrence, la seule réalité idéologique de la manœuvre est l’hostilité viscérale, on peut même parler de haine, du Guardian pour la Russie, et cette hostilité s’accordant aux racines profondes, libérales et fabianistes, et surtout anglo-saxonistes du quotidien. Le livre de Harding est en effet beaucoup moins anti-Snowden qu’antirusse, comme Harding lui-même bien entendu. On observera que la manœuvre est du type win-win pour le quotidien britannique : notoriété, tirage, succès d’estime et succès commercial en lançant à fond l’affaire Snowden ; succès commercial sans doute, et des gages importants donnés au pouvoir britannique, GCHQ et MI6 réunis, avec le livre de Harding. La boucle est bouclée et les comptes du groupe Guardian renfloués d’autant. C’est une belle manœuvre capitalistique en même temps qu’une acquisition à bon prix d’une vertu à double tranchant, avec une étape du Guardian martyre de la liberté de la presse avant une mesure (le bouquin d’Harding) qui garantit une certaine impunité au-delà des interventions brutales de GCHQ contre le même Guardian, qui bénéficièrent d’une très large publicité.

Là-dessus, quelle peut être notre attitude ? Que le Guardian se conduise sur le fond des choses en brigand et en hypocrite, que nous importe ; s’il faut au moins lui reconnaître une fidélité à cet égard, c’est la fidélité à la tradition anglo-saxonne. Pour l’essentiel, il reste que le Guardian a lancé, pour ses intérêts propres, l’affaire WikiLeaks et, surtout, l’affaire Snowden, et ainsi implanté au cœur du Système des poisons mortels. De ce point de vue, on doit reconnaître une autre fidélité au Guardian, celle qu’il développe à l’égard des principes du Système : initiative faisant preuve de surpuissance dans les pratiques capitalistiques et hypocrites, pour conduire à une dynamique d’autodestruction en implantant le cas Snowden au cœur du Système. Le Guardian reste méritant, et tributaire de notre reconnaissance.

Ce qui va être intéressant à suivre, tout de même, du point de vue humain et journalistique, ce sont les relations entre Greenwald et le Guardian. Le “tweet” de Greenwald cité montre son peu de satisfaction à l’égard du livre de Harding. Notre petit doigt, à défaut d’une de nos intuitions plus structurées qui ont d’autres chats à fouetter, nous dit que le Guardian n’a pas été mécontent de faire ce coup (Harding) à Snowden-Greenwald parce que le fond des choses est que le Guardian n’a pas vraiment digéré le départ de Greenwald qui était devenu une de ses attractions-vedette. Notre petit doigt, décidément en verve, nous susurre également que Greenwald, lui, n’en restera pas là parce qu’il a bien compris ce que signifie le comportement du Guardian dans l’affaire Harding. Il est donc possible que les rapports entre Greenwald et le Guardian aillent en s’aigrissant de plus en plus. (Avec Greenwald, ce sera dans le cadre de son projet commun avec Pierre Omidyar, sous le nom de First Look, annoncé pour les prochaines semaines.) En attendant, fidèle à son devoir d’information complètement libre, le Guardian continuera à relayer les documents-Snowden, – parce que, quand la vertu vous tient, elle ne vous lâche pas...


Mis en ligne le 4 février 2014 à 14H25