Le Guardian et son surréalisme syrien

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Le Guardian et son surréalisme syrien

Le Guardian change, – bon, à sa manière, comme on trempe délicatement les lèvres dans une cup of tea brûlant, l’après-midi au fond des salons, en remarquant que le Scotch est excellent… Il change, certes, mais il change d’une façon si étrange, si remarquablement étrange, que cela mérite autant une analyse politique qu’une analyse psychologique (psychiatrique). Par conséquent, et pour partir d’une appréciation générale, il faut placer l’analyse du 7 janvier 2013 de Simon Tisdall, commentateur diplomatique du journal, dans le cadre général esquissé dans ce même Bloc-Notes, ce même 10 janvier 2013, éventuellement pour confirmation opérationnelle mais pas nécessairement pour confirmation conceptuelle.

L’article de Tisdall se place dans la nouvelle veine du Guardian, déjà signalée le 28 décembre 2012, en représentant un pas de plus mais sans qu’on sache de quel pas il s’agit... L’article de fin décembre était un reportage qui décrivait la véritable situation des rebelles, sans concessions pour les croyances habituelles et sempiternelles du Guardian depuis le début de la crise syrienne. (En fait, plutôt silence complet sur cet aspect de la chose.) L’article de Tisdall est une analyse diplomatique de fond qui engage beaucoup plus le sentiment et la ligne de la rédaction.

Le thème de l’article de Tisdall est le “retour à la réalité”, à partir du commentaire du porte-parole du département d’État décrivant le discours d’Assad dimanche dernier comme “détaché de la réalité”. C’est plutôt à nous, écrit Tisdall, à destination des Hague, Clinton et Obama, que devrait s’appliquer ce commentaire… («Reacting angrily to President Bashar al-Assad's speech on Sunday calling for an end to the rebellion, the US state department said the Syrian leader was “detached from reality”. But much the same might be said of the US and of Assad's other western and Arab foes, and with greater justification.»)

L’idée fondamentale de Tisdall, donc une idée désormais admise dans les couloirs de la rédaction du Guardian, est qu’Assad est en bien meilleure posture qu’on croit, et que l’idée d’une intervention militaire est complètement hors des esprits américanistes-occidentalistes. Ce qui pourrait faire qu’Assad pourrait s’avérer être finalement vainqueur, et qu’il est peut-être temps que les pays du bloc BAO tiennent compte de cette réalité-là. Jusqu’ici, il ne s’agit que du réalisme, et certains de s’exclamer en souvenir du temps où la politique britannique savait faire la part des choses  : “Ah, ces Britts, toujours les mêmes…”

«… After two years of bloody attrition, the unpalatable truth is Assad is still in power, shows no sign of heeding demands to quit and is far from beaten. The evolving reality is that Assad may yet see off his many enemies and claim victory in Syria's civil war. Explanations for this remarkable feat of survival lie not with Assad's personal abilities, which are limited, nor with the durability of his domestic supporters, who are in the minority, nor with the president's ruthlessness in prosecuting the military campaign. More potent has been his subtler achievement in convincing would-be western interventionists that awful though he is, what might follow him would almost certainly be worse. When leading Washington commentators such as David Ignatius start talking up a “truth and reconciliation” process, you kind of know the battle is lost. […]

»The west's hedging of bets over Syria has become glaring in recent months even as its rhetoric has intensified. Political demands, principally that Assad step down immediately and without preconditions, have become ever more inflexible. Led by France, the western position is that nothing less than regime change at the top will do. But at the same time, the argument about doing what needs to be done militarily and logistically to ensure that objective, for example by arming the rebels, seems to be over – and the rebels are the losers. Despite the rebooting of opposition forces under the umbrella Syrian National Coalition, weapons supplies and financial aid are drying up. Even the Sunni Gulf states seem to be having second thoughts as they contemplate a post-Assad Syria sliding into post-Saddam style anarchy. […]

»But despite all the huffing and puffing in Washington (and London), decisive intervention is extremely unlikely. It is time the likes of Obama and William Hague admitted this reality and started dealing with what is, rather than what might have been.»

Les dernières phrases, de conclusion de l’article, sont claires . Tisdall inviterait presque, si ce n’est le cas, à négocier avec Assad, puisque Assad il y a. Tisdall cite, en renfort, l’avis d’un expert US dans les questions syriennes, Joshua Landis, de l’université de l’Oklahoma, lui-même cité dans Time par Tony Karon : «Absent some dramatic increase in external intervention, Assad could still be there in 2014. There's nothing obvious in the current dynamic that's going to force him out…»

Mais ce qui a retenu le plus notre attention dans la logique de Tisdall qui semble mener à une recommandation raisonnable qui constituerait en apparence un pas considérable dans le chef du camp du bloc BAO, c’est le constat de ce qui a mené à cette logique et à cette recommandation. Cela est contenu notamment dans ces remarques qui peuvent être détachées de leur contexte pour figurer une conception tout à fait étonnante : «More potent has been [Assad] subtler achievement in convincing would-be western interventionists that awful though he is, what might follow him would almost certainly be worse. […] This process of geopolitical re-education – it might be termed psychological counter-insurgency – has been gradual but highly effective…»

Traduites, ces remarques signifient que Assad est un maître en “psychologie contre-insurrectionnelle”, – un terme dont on ne serait pas étonné qu’ils viennent des têtes pensantes du MI5, – laquelle matière peut être également désignée comme une cure de “rééducation géopolitique” (tous les dirigeants du bloc BAO parqués dans un camp du type communiste du temps de la guerre de Corée, et soumis à une rééducation doctrinale, si l’on veut). Ainsi Assad les a-t-il (nous a-t-il) convaincus inconsciemment, par endoctrinement enfin ou par passes magnétiques, réalisant ainsi une “subtile réussite”, qu’“aussi épouvantable qu’il soit, ce qui lui succéderait serait certainement pire”… Ainsi, endoctrinés comme nous sommes, et parce que nous n’avons également aucun goût, et d'ailleurs pas du tout les moyens, d’intervenir militairement et massivement, nous devons admettre qu’Assad est le plus fort et en tirer les conséquences. (Ce raisonnement et la technique qu’il sollicite impliqueraient l’extraordinaire constat que Assad et la Syrie auraient été meilleurs que le bloc BAO dans la guerre de communication qui a eu lieu autour de la Syrie, notamment durant la période printemps-été 2012. On sait ce qu’il en a été à cet égard, et la formidable puissance de la guerre de la communication du bloc BAO, face à l’inexistence syrienne dans ce domaine. Cela place d’autant plus la remarque de Tisdall dans une sorte d’extra-monde, la considérable narrative que le bloc BAO entretient au regard de la Syrie, d’une façon générale.)

Dix jours auparavant, le même Guardian publiait un reportage sur l’état des lieux dans les zones rebelles (notre texte du 28 décembre 2012, déjà cité). Il décrivait le chaos formidable régnant dans ces zones, le pillage, l’anarchie, le banditisme, les trafics de toutes sortes, etc. S’agit-il du résultat du camp d’endoctrinement mis en place par Assad et dans lequel se sont pressés tous les dirigeants du bloc BAO, ou bien le résultat d’un intense soutien au renforcement de la rébellion, d’où qu’elle vienne et quelque moyen qu’elle emploie, son armement, son financement, par tous les pays du bloc BAO depuis des mois et des mois, et pratiquement plus d’une année ? Poser la question… Ainsi Assad est-il, non pas soupçonné, mais reconnu coupable d’avoir fait de la rébellion le berceau d’un après-Assad insupportable pour le bloc BAO, cette rébellion étant directement recrutée, acheminée, armée, soutenue et renforcée par le bloc BAO exclusivement… Devant l’histoire, Assad sera reconnu coupable, non seulement d’être l’un des très nombreux “pires dictateurs de tous les temps”, mais encore plus, un dictateur qui aura réussi à faire du remplacement de sa propre dictature, avant qu’il ait eu lieu, quelque chose de pire que sa propre dictature, et cela à partir des actes exclusivement posés par le bloc BAO, obligeant ainsi le bloc BAO à des jugements inadmissibles pour sa propre vertu. Si Assad quitte un jour ses fonctions, il lui restera toujours une formidable reconversion dans le domaine de la magie politico-idéologique.

Pour le reste, on conclura sur un état d’esprit. Même si Tisdall ne parle pas pour tous, il représente certainement une voix autorisée pour représenter cette fraction progressiste libérale, et ultra-interventionniste, qui constitue l’essentiel de l’opinion des élites des pays du bloc BAO, surtout en Europe, qui ont soutenu les interventions en Libye et en Syrie. Son article montre que cette fraction peut être conduite à céder devant l’évidence des possibilités et des capacités, mais qu’elle reste inflexible sur le fond, c’est-à-dire sur la nécessité et sur le caractère impératif de sa doctrine interventionniste contre les monstres innombrables qui peuplent le monde hors-bloc BAO, et dont Assad est le dernier avatar en date. Si l’esprit peut être conduit à le céder devant les circonstances, il reste absolument fidèle à l’idéologie qui constitue un faux-nez pour la politique-Système, et prêt à soutenir la prochaine intervention. (Ainsi peut-on faire l’hypothèse qu’au moindre changement d’orientation de la situation en Syrie, la pression interventionniste pourrait et devrait réapparaître, plus forte et plus fraîche que jamais.)


Mis en ligne le 10 janvier 2013 à 14H27