Le jeu du Golfe

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Le jeu du Golfe


11 décembre 2006 — Les pays du Golfe, qui font partie du GCC (Gulf Cooperation Council), annoncent qu’ils s’intéressent au nucléaire. Selon AlJazeera.net notamment, en date du 10 décembre : «Gulf Arab states have announced that they are considering a shared nuclear programme for peaceful purposes. “Leaders commissioned a study by members of the Gulf Co-operation Council to set up a common programme in the area of nuclear energy for peaceful purposes, according to international standards,” read a GCC statement.»

Précautions d’usage :

«“We hope that our statements [on the study] will not be misunderstood,” Saudi Arabia's foreign minister, Prince Saud al-Faisal, said after the announcement.

»“This is not a secret and we are doing this out in the open. Our aim is to obtain the technology for peaceful purposes, no more no less.”»

AlJazeera.net précise rapidement ceci, avec toutes les contradictions afférentes :

«Officials in the Sunni-led Gulf nations have previously focused on safety issues involving the programme, but they also are concerned about a possible military clash between the US and its ally Israel on the one hand and Tehran on the other.

»Kuwait, Bahrain and Qatar, the Gulf countries with US military bases, fear Iran could retaliate against them.

»On Sunday, Gulf leaders reiterated their position that the standoff with Iran should be “resolved peacefully”»

Quelques autres précisions sur la situation du GCC :

• Les pays du GCC sont six, regroupant les Emirats autour de l’Arabie : Arabie Saoudite, Bahrain, EAU, Koweït, Oman, Qatar.

• Il s’agit de pays sunnites, qui ont notamment soutenu Saddam le sunnite contre l’Iran chiite dans la guerre Iran-Irak des années 1980. (L’attaque du Koweït par l’Irak en août 1990, qui ouvre la longue crise irakienne, est en partie due à une réaction de Saddam s’estimant injustement traité par le Koweït après qu’il ait défendu la région contre la poussée chiite des Iraniens.)

• Le GCC a été formé notamment pour tenter d’équilibrer la puissance régionale de l’Iran. Le GCC est fortement appuyé sur la puissance américaine, considérée comme sa garante en matière de sécurité. Ces pays sont majoritairement armés par les USA. Le quartier-général de La Vème Flotte (US Navy) est situé à Bahrain.

Vers une zone de dissuasion nucléaire, — sans les USA?

Très récemment, une source européenne de haut niveau nous affirmait : «Si les Iraniens deviennent une puissance nucléaire, ce qui semble désormais très probable sinon inévitable, les pays du Golfe voudront des garanties de sécurité équivalentes, c’est-à-dire une garantie nucléaire.» Cette source évoquait une garantie occidentale mais n’écartait pas une action spécifique de ces pays pour acquérir eux-mêmes cette capacité nucléaire. Ce qu’elle nous signifiait dans tous les cas, c’est le très grand sérieux des préoccupations des pays du GCC dans cette question. Il ne s’agit pas de simples gesticulations.

La décision de dimanche du GCC semble aller dans ce sens. D’une part, elle n’a rien d’étonnant si l’on considère les antagonismes naturels entre l’Iran et le GCC, autant géopolitiques que confessionnels. La situation irakienne inquiète également ces pays, au point où l’Arabie laisse dire et fait dire aujourd’hui qu’elle est prête à peser, voire à intervenir en Irak pour empêcher l’affirmation d’un régime chiite lié à l’Iran. Tout cela fait partie d’un mouvement classique d’équilibre mais réalisé dans une atmosphère pressante de crise générale. Pour autant, il n’y a aucun désir d’antagonisme (de la part du GCC) ; d’un même mouvement, alors qu’ils évoquent le nucléaire, ils appellent à éviter une confrontation (US) avec l’Iran. Le GCC craint autant, et il craint plus pour l’immédiat la dynamique de déstabilisation US que les ambitions iraniennes éventuelles.

Sur le cas lui-même — les ambitions nucléaires de l’Iran, la riposte du GCC, la concurrence chiite-sunnite, le chaos irakien — il y a peu de choses qu’on puisse proposer comme une prévision. Il s’agit d’une situation d’une extraordinaire fluidité. Les décisions prises ou annoncées des uns et des autres sont simples à comprendre, leurs effets éventuels sont bien difficiles, voire impossibles à envisager.

Au contraire, la forme de la décision du GCC, qui s’oriente vers une action propre de ces pays vers la puissance nucléaire, apparaît très révélatrice. S’il s’agit d’une évolution qui est liée à première vue à l’évolution de l’Iran, il s’agit également — même si l’on évite de le dire — d’une évolution qui est liée de façon plus fondamentale à la situation générale de la région. Le GCC ne fait pas appel, dans ce cas, à la protection ou à l’alliance américaniste. La cause en est évidente : la puissance américaniste, l’hégémonie US sur la région sont en pleine déroute. Le GCC prend acte de la chose même s’il ne le dit pas explicitement. C’est plutôt à cette lumière que la décision concernant le nucléaire est intéressante. Elle nous dit implicitement que les pays du GCC commencent à admettre qu’ils ne peuvent plus complètement s’en remettre aux USA pour leur sécurité.

Considérée de cette façon, la possibilité d’un GCC nucléaire selon l’évolution iranienne vers le nucléaire ne ferait que répondre à la logique d’une région passant d’une menace nucléaire unilatérale (Israël) à une situation de dissuasion nucléaire générale (plusieurs puissances nucléaires s’équilibrant les unes les autres dans ce domaine). Il s’agirait de la confirmation technique, au niveau le plus haut de la puissance nucléaire, de l’effacement de l’hégémonie militaire américaniste dans la région, qui est aussi de facto la garante du monopole nucléaire régional d’Israël.

On mesure alors le chemin parcouru par les USA, derrière les fables sur leur puissance unilatérale dominatrice depuis le 11 septembre. De 1974 à 1979, entre la guerre d’Octobre et la chute du Shah, les USA contrôlaient ou influençaient décisivement l’Egypte, Israël, la Jordanie, les actuels pays du GCC, l’Iran ; ils avaient d’excellents rapports avec l’Irak et la Syrie (à partir de 1975). Aujourd’hui, l’Iran et la Syrie leur sont hostiles ; l’Irak est dans la situation qu’on sait ; la Jordanie et l’Egypte sont dans une situation d’attente ; Israël est un vassal des USA qui est dans le même état de crise qu’eux-mêmes, également une puissance sur le déclin. La décision de dimanche du GCC indique que même l’alliance fondamentale du GCC et de l’Arabie avec les USA pourrait vaciller.

Il s’agit du repli en état de crise profonde de toute l’influence anglo-saxonne. Les Britanniques sont proches de la situation US à cet égard, grâce à la politique de Tony Blair. Les difficultés des Britanniques avec les Saoudiens à propos du contrat Yamamah d’avions de combat, si elles ne sont pas la conséquence de cette situation politique, en sont indirectement, au niveau du climat, une illustration. La confiance ne règne plus, ni la complicité, ni, bientôt, la communauté des intérêts. L’étonnante et très rapide décadence de la politique extérieure des USA depuis le 11 septembre 2001 est, de ce point de vue, très aisée à mesurer. Le phénomène a une dimension historique sans équivalent, sinon celui de la chute de l’URSS et de l'effacement de l’hégémonie russe sur les pays communistes qui l’accompagna.