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87015 mai 2009 — En 1963, le réalisateur John Frankenheimer tourna un film promis à une certaine célébrité hors de la seule cinéphilie: Sept jours en mai (avec Burt Lancaster et Kirk Douglas). Il est aujourd’hui reconnu quasi-officiellement que le film avait été encouragé par John Kennedy dans le but politique très précis de la dénonciation des pressions militaristes de certains chefs militaires US sur la direction politique du pays; une aide technique massive de la Maison-Blanche concrétisa ce soutien. Le film raconte l’histoire d’une tentative de coup d’Etat militaire conduit par le président du comité des chefs d’état-major, le général Scott (Lancaster), et déjouée par l’intervention du colonel Casey (Douglas), officier de liaison du général Scott. Kennedy avait soutenu ce film pour mettre en évidence le danger, non de l’extrême-droite comme l’affirment les obsédés du domaine, mais de la branche la plus active du complexe militaro-industriel. Kennedy avait eu un aperçu assez effrayant du comportement de ces chefs militaires lors de la crise de Cuba, avec un général LeMay, chef d’état-major de l’USAF, qui manigançait continuellement l’occasion d’une attaque nucléaire contre les Russes. Après la crise, Kennedy avait confié à John Kenneth Galbraith, en commentaire du récit de ces diverses circonstances: «Parfois, je me demande si ces types, ces généraux, font partie de la même espèce que nous.» Galbraith avait son idée là-dessus.
C’est à ce film, bien entendu, et à ces circonstances que fait allusion le site WSWS.org, ce 13 mai 2009: «Seven Days in May, 2009». L’article mentionne trois événements durant les quelques jours qui viennent de s’écouler, qu’il présente comme le signe d’une grande nervosité, – offrant plus loin une interprétation générale se rapprochant du film.
• La démission du directeur du bureau de liaison militaire de la Maison-Blanche, le 8 mai, à la suite de l’incident, fin avril, de l’avion Air Force One (Un Boeing E-4, version de transport du président des USA du Boeing 747) évoluant au-dessus de New York à basse altitude avec deux F-16, soi-disant pour une séance photographique en conditions réelles de vol. L’étrange initiative fit instantanément croire à une répétition de l’attaque 9/11.
«On Friday, May 8, the head of the White House Military Office, former secretary of the army Louis Caldera, tendered his resignation, after an uproar provoked by the still-unexplained decision to have one of the two Boeing 747 jets at the disposal of the White House fly low over Manhattan escorted by an Air Force fighter jet.
»The official explanation of the incident—that lower-level federal officials wanted to replenish their stock of photos of Air Force One passing over US landmarks like the Statue of Liberty—is incredible on its face. It is equally implausible that no one in the chain of command up to Caldera gave any thought to what effect such a fly-by, evoking memories of the 9/11 terrorist attacks, would have on the population of New York City.»
• Le limogeage du général de l’U.S. Army McKiernan, commandant les forces US et l’OTAN en Afghanistan. «Whatever the disputes within the military hierarchy over the tactics and methods to be employed in escalating the war in Afghanistan, the summary dismissal of McKiernan is without recent precedent, and undoubtedly will spark bitter recriminations within the Pentagon.» (Nous avons vu, hier, quelques aperçus qui font effectivement de cet événement une mesure inhabituelle.)
• Les attaques de plus en plus violentes de l’ancien vice-président Cheney contre l’administration Obama. Il s’agit effectivement, comme le dit le commentaire, d’un comportement sans précédent pour un des deux élus suprêmes de l’administration précédente, qui respectent en général vis-à-vis de leur successeur un “devoir de réserve”, – ou une Omerta du milieu, si l’on veut une autre expression, plus exotique mais pas vraiment déplacée. (Il faut tout de même remarquer que ce “devoir de réserve” a été également écarté, mais dans un autre sens politique, par l’intervention de l’ambassadeur Freeman lors de sa démission le 11 février 2009. Le “devoir de réserve” ne fait plus recette aujourd'hui à Washington.)
«The denunciations of the Obama administration by former vice president Dick Cheney, Sunday on the CBS News program “Face the Nation,” and Tuesday on Fox News, are equally remarkable.
»In the four months since he and Bush left office, Cheney has dispensed with the usual norms of American political life, which call for the outgoing top officials of the executive branch to show deference to their successors. Instead, he has mounted a series of full-throated attacks on the incoming Obama administration’s policies, particularly in relation the use of torture and other anti-democratic methods employed by the Bush administration in the “war on terror.”
»On Sunday, Cheney came close to accusing Obama of violating his oath of office and betraying the United States of America, denouncing the White House announcement that the Guantánamo Bay detention camp would be closed, and Obama’s release of Justice Department memos from 2002 and 2005 that provided legalistic justifications for torture.»
L’analyse de WSWS.org conclut à l’existence d’une tension inquiétante à Washington ces jours-ci, – d’où l’allusion à Sept jours en mai, relevée par ailleurs dans un numéro récent de l’hebdomadaire très conservateur The National Review. («One right-wing publication, National Review, perhaps inadvertently, called attention to the ominous implications of the Cheney campaign, in a column noting that “the whole presentation gives off a serious Seven Days in May vibe.”») WSWS.org parle donc d’une situation évoluant vers les conditions de “violences anti-démocratiques”: «… the stage is being set for new political provocations and eruptions of anti-democratic violence from the US military-intelligence apparatus».
Nous ajoutons d’autres éléments à ces divers incidents signalés par WSWS.org ou par la droite activiste US. Ces incidents ont ceci de particulier qu’ils ne facilitent pas le reclassement selon le schéma suggéré par Seven Days in May, qui opposait clairement l’armée (le président du JCS), selon une orientation belliciste type-LeMay, au président cherchant un arrangement avec l’Union Soviétique. (Ce dernier point était effectivement le cas de JFK en 1963, quelques mois après la crise de Cuba d'octobre 1962, qui était engagé dans un processus extraordinaire d’arrangement stratégique avec Krouchtchev. Son assassinat en novembre 1963 interrompit le processus, avec, pour faire bonne mesure, l’élimination de Krouchtchev en octobre 1964.) Aujourd’hui, nous n’en sommes plus à ces stéréotypes.
• Il y a la tension palpable, considérable, à propos des relations avec Israël et de l’évolution de la crise avec l’Iran. Dans ce cas, il y a un “clan” où l’on pourrait mettre pêle-mêle Cheney, les neocons, divers réseaux de la droite déstructurante très active du temps de GW Bush… Mais du côté des militaires? On l’a vu, Gates est le plus sûr partisan d’un rapprochement avec l’Iran, puissamment épaulé par Mullen qui se fait censurer par le Wall Street Journal pour cause d’une position perçue comme anti-israélienne (presque “‘du Dieudonné”). Dans l’administration Obama, c’est un militaire, l’ancien général des Marines James Jones et actuel directeur du NSC, qui est le plus fermement anti-israélien.
• Il y a l’affaire de l’OTAN et la dénonciation d’un complot anti-Obama de la part du Russe Rogozine, qui déborde par ailleurs de louanges pour l’administration Obama. Cette affaire est fort peu commentée par notre presse-Pravda, et enveloppée par une activité extraordinaire de désinformation et de mésinformation. Ceci et cela confirment largement l'importance de cette affaire.
• On pourrait y ajouter le cas que nous soulevons ce jour, de l’attitude du président Obama vis-à-vis des pays d’Amérique latine, notamment les “parias” (Venezuela, Bolivie) dénoncés avec fureur du temps de GW Bush. Du point de vue intérieur du système washingtonien, ce cas est l’éventuelle matrice de campagnes haineuses, de rancunes furieuses, à classer parmi les éléments à potentiel déstabilisateur entre les groupes activistes et une partie des républicains, contre l’administration Obama et le président lui-même.
Tout cela forme un climat général dont on ne peut dire en aucun cas qu’il soit serein. Pour autant, rien n’est clair, et le scénario de Sept jours en mai est, au contraire, beaucoup trop clair, trop identifié, trop “structuré” en un sens pour servir d’analogie à une situation si déstructurée. Il avait toute sa pertinence à l’époque où le livre fut écrit, puis le film tourné, mais plus du tout aujourd’hui.
L’article WSWS.org, s’il est intéressant par l’alarme qu’il sonne, trouve tout de suite ses limites parce qu’il répond, lui, à des stéréotypes trotskistes implacables et épuisants pour la liberté de la réflexion. WSWS.org a passé son temps, depuis plusieurs mois, à faire d’Obama une créature corrompue, falote, sans caractère, définitivement une marionnette des forces de l’argent; dans la description qu’il esquisse, il est évident qu’Obama est une cible plus qu’un comploteur, et alors le voilà soudain devenu beaucoup moins marionnette, – puisque, en vérité, pourquoi vouloir éliminer une marionnette du système, quand on prétend défendre le système comme l’esprit fiévreux et confus de Cheney nous le fait penser? Lorsque le texte développe une réflexion concernant Cheney, qu’il suggère que Cheney parle au nom de groupes préparant telle ou telle action, y compris une éventuelle “provocation terroriste”, il faut bien observer que tout cela se fait contre Obama. Alors, Obama peut-il être encore qualifié de marionnette? D’où ce paragraphe finalement plutôt embarrassé, lorsqu’on en arrive à ce point du raisonnement:
«Cheney grossly exaggerates the actual change in policies by Obama. But it is noteworthy that he expresses particular bitterness over the fact that, to even a limited extent in the course of the 2008 presidential campaign, the American people sought to express their opposition to the anti-democratic policies of the Bush-Cheney administration.»
Depuis plusieurs mois, également, WSWS.org dénonce le fait que l’administration Obama est contrôlée par les militaires, avec un Gates continuateur de l’action de l’administration Bush, avec les généraux James Jones (NSC), Kinseki (département des vétérans), l’amiral Dennis Blair (Director of National Intelligence). Mais on a vu ce qu’il faut penser de tous ces militaires et lorsque le texte lie la tension actuelle à un éventuel “coup” militaire (type Sept jours en mai) que les agitations de Cheney annoncent, on se trouve devant un raisonnement complètement biaisé. S’il est des gens que Cheney doit haïr aujourd’hui, c’est bien Gates, Jones, Blair (qui avait engagé Freeman), etc. Quant à l’amiral Mullen, c’est l’anti-Scott/Burt Lancaster, si l’on songe à ses positions par rapport aux questions iranienne, israélienne, etc., – et, sur ce point, il ne faut pas être grand clerc pour admettre que Cheney est plutôt du côté de Netanyahou et de ses tentations d’attaque de l’Iran.
D’autre part, il est également vrai que vous pouvez dresser un catalogue convaincant de la politique de l’administration Obama (AfPak, la question de la torture et sa décision de laisser en activité la prison de Guantanamo, l’Irak malgré tout, le budget de la défense à s’en tenir au volume, etc.), et conclure qu’il s’agit d’une politique “dure” qui poursuit la politique Bush. Même les démocrates s’en inquiètent, nous dit le New York Times le 14 mai 2009. L’image se brouille dans l’autre sens, puisque la critique vient alors des milieux anti-guerres, ou de ceux qui s’en rapprochent. La caractérisation opérée par WSWS.org semblerait plus justifiée, sans pour autant expliquer l’action de Cheney (pourquoi Cheney attaque-t-il un continuateur de Bush?). Sur ce point, d’ailleurs, et finalement pour en être quitte, l’importance que lui accorde WSWS.org peut aussi bien apparaître comme fort exagérée, et accordée à un personnage plus caractériel qu’organisateur de forces politiques obscures, qui trimballe une paranoïa de belle et bonne facture, donc plus à situer comme un phénomène de communication handicapé que comme un phénomène politique.
Certes, – “communication”, voilà le mot qui convient à la situation, bien mieux que des hypothèses type Sept jours en mai. Non que tout cela n’existe pas, non plus que la tension, qui est bien réelle, – mais elle aussi d’abord alimentée par la communication. Le spectacle que suggère Washington après quatre mois de présidence Obama est celui d’un univers de communication en hyper-activité, avec des positions politiques de plus en plus fluctuantes, le radicalisme toujours présent, les crises en expansion continuelle et se téléscopant, s’influant, se déformant, avec des positions de plus en plus asymétriques par rapport aux groupes d’intérêt représentés, dans un système en apparence si puissant et si omniprésent mais en crise générale, devenant si insaisissable dans ses desseins qu’on peut faire la promotion de politiques quasiment opposées tout en prétendant avec une certaine impunité intellectuelle le servir. Les hypothèses classiques, type “coup d’Etat” (Sept jours en mai) ont de moins en moins de crédit, parce qu’elles sont littéralement étouffées par le rythme de la communication, l’évolution à mesure de la perception. (De même peut-on de moins en moins envisager une “révolution” de type classique avec prise de pouvoir de type classique, à cause de l’omniprésence de la communication qui interdit la “dramatisation” et l’opacité des conditions nécessaires à de tels événements.) Bien entendu, l’évolution n’implique nullement, avec l’élimination de ces hypothèses, la garantie de sauvegarde du système et de l’ordre établi, puisque c’est le désordre qui s’est installé entre les multitudes de pouvoirs, les multitudes de politiques, les multitudes de positions, – et, on le comprend bien, le désordre est la pire des situations pour le système. Sept jours en mai sauverait le système, – le désordre, lui, ne cesse de l’accabler, même si c’est lui-même, le système, qui le suscite.
Obama n’a pas apporté ce qu’on attendait de lui, ni une nouvelle politique, ni une restauration de l’ordre politique US. Il se trouve plutôt dans une dynamique qui semble accélérer la désintégration de l’ordre du système qu’on croyait installé à la suite de 9/11 et qui avait rapidement commencé à se défaire après les premiers revers jusqu’à la situation incontrôlable des trois ou quatre dernières années Bush. Le fait est que BHO, souriant, presque désengagé, a l’air de se satisfaire de cette situation. Peut-être même est-il le facteur suprême d’accélération du désordre, cet homme qui est à la fois marionnette de Wall Street, qui se veut réformateur de Moby Dick (bonne chance), continuateur de la politique dure de Bush sur certains théâtres et dans certaines pratiques, innovateur audacieux sur certains axes politiques importants (avec l’Iran, avec Moscou, – avec l’Amérique latine?), éventuellement prêt, ou soupçonné d’être prêt à imposer à Israël de nouvelles relations difficilement imaginables il y a six mois, – et ainsi de suite.
…Peut-être BHO est-il le facteur suprême d’accélération du désordre du système, – sans le vouloir ou bien en le voulant, – et toujours souriant et détaché, sans véritablement dévoiler sa personnalité. Après tout, c’est peut-être une façon inattendue, – volontaire, involontaire? – de nous composer une symphonie éminemment cacophonique, dite symphonie de l’“American Gorbatchev”.
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