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54430 août 2010 — On réunira deux éléments concernent le JSF (F-35) dans de récentes évolutions, qui peuvent sembler rassurantes aux partisans du programme, qui ne le sont pas vraiment, sinon pas du tout, selon notre appréciation. Il n’y a aucune raison pour que ce programme catastrophique, fondamentalement déstructurant, cesse de l’être dès lors qu’on passe à la séquence des “ventes forcées”, – et toutes les raisons du monde pour le contraire.
• Le premier éléments concerne la commande du JSF par le Canada, cette commande liée à la poursuite et à l’approfondissement de l’intégration dans NORAD. Nous vous renvoyons à Ouverture libre du 28 août 2010, avec la référence et la citation du texte de l’activiste canadien Dana Gabriel.
• Les difficultés israéliennes ne sont pas finies. Après le choix du ministre de la défense Barak (en faveur de l’achat de 20 F-35 pour $2,7 milliards), suivant des pressions US incroyables, ce choix a été mis en cause par le ministre des finances israélien. Le Jerusalem Post expose la querelle le 24 août 2010 :
«Youval Steinitz remet en cause l'achat de F-35. Le ministre des Finances a demandé au gouvernement, dimanche, de réenvisager le contrat de 2,7 milliards de dollars, récemment conclu par Ehoud Barak. […] [L]ors du conseil des ministres, Steinitz a dressé un parallèle entre le coût des nouveaux appareils et les nouvelles sommes attribuées par le gouvernement à l'éducation supérieure. Il s'avère que l'ensemble du redressement du système d'éducation coûtera moins cher que les 20 avions de chasse que l'Etat hébreu s'apprête à acheter. Netanyahou accepte de revoir le dossier.
»Le ministre des Finances déplore qu'une telle décision financière ait été prise sans la consultation d'aucun autre ministre qu'Ehoud Barak.»
@PAYANT Le Canada et Israël sont, avec l’Australie, les pays qui se sont engagés fermement, – mais non encore d’une façon formellement contractuelles, – dans la voie d’une commande du F-35, ou JSF. Nous nous attachons ici, essentiellement, au Canada et à Israël. L’Australie n’est pas un cas très différent, ce pays ayant, discrètement, une politique totalement alignée sur celle de Washington, sans débat ni polémique notables, d’une certaine façon de façon plus affirmée et assurée encore que les pays européens les plus atlantistes. C’est en effet le cas des deux autres pays que nous prenons en considération, le Canada et Israël, pour des raisons différentes qu’il n’est pas utile de détailler ici mais qui sont en général bien connues.
Plutôt que de s’exclamer une fois de plus sur le scandale que constitue cet alignement, nous choisissons évidemment de mettre en évidence, dans un cas aussi stratégique pour les USA que l’engagement dans le programme JSF, les avatars et les contradictions de ces engagements pour ces deux pays. Ils renvoient, comme par un effet inéluctable de miroir, comme un effet de mimétique catastrophique, aux propres incohérences du programme JSF. Ce programme est lui-même et fort logiquement à l’image du chaos, de la paralysie et de l’impuissance qui frappent aujourd’hui les USA.
Le cas du Canada d’abord. Le texte de Dana Gabriel est justement centré sur l’avenir de NORAD (Northern Air Defense), ce système de défense aérienne nord-américain sous contrôle US, où les Canadiens sont intégrés depuis plus d'un demi-siècle. La thèse de Gabriel est indiscutable : les USA ont fait du choix du F-35 par le Canada la condition sine qua non de la poursuite des activités de NORAD, avec l’intégration du Canada. L’argument technique et opérationnel vient en sus et, pour une fois, il n’est pas sollicité et accessoire pour ce cas qui représente la mission essentielle de la souveraineté nationale (contrôle souverain de l'espace aérien national). Cette farce grotesque de faire du F-35 un avion avancé de défense aérienne est acceptée telle quelle par les militaires canadiens et, par conséquent, par les politiques canadiens. On a là une bonne mesure de la confusion et de l’enfermement des esprits, qui ne sont pas la garantie de réactions brillantes en cas d'avatars.
Pour autant, nous ne suivons pas jusqu’au terme le raisonnement de Gabriel. L’opposition des libéraux, menés par Michael Ignatieff (un intellectuel “libéral-interventionniste”, fameux partisan de l’intervention contre le Kosovo aux côtés des cohortes du domaine, de Timothy Garton Ash à BHL), n’est pas une opposition de convenance. Des indications précises montrent que les libéraux ont fait de la révision de l’engagement dans le JSF un des axes de leur future campagne électorale, au nom des économies à faire dans le domaine de la défense pour freiner les réductions dues à la crise dans d’autres domaines plus “sociaux” et économiques. De ce point de vue, Ignatieff se débarrasse de quelques-uns de ses engagements pour mieux armer son opposition aux conservateurs.
Ainsi a-t-on un bon cas, dans un pays jusqu’ici inconditionnellement aligné sur les USA, de la menace contre l’unanimité implicite de l’establishment politique totalement américanisé, à cause du JSF. Le second cas est israélien, on l’a vu, et il n’est pas non plus indifférent, par rapport aux us et coutumes de ce pays et des façons courantes de procéder dans ses relations avec les USA. Il est simplement sans précédent qu’une décision aussi importante en matière d’équipements d’armement (pour Israël mais aussi pour les USA) soit remise en cause par l’intervention du ministère des finances, avec accord immédiat du Premier ministre pour accepter l'examen de la contestation. Le ministre Steinitz a agi sur le fait même de la dépense, mais aussi parce qu’il sait que Barak est isolé au sein de son propre ministère de la défense sur cette question, avec une majorité de chefs militaires et de hauts fonctionnaires hostiles à un engagement qui priverait les forces israéliennes d’une énorme part de son budget.
On ne dit certainement pas que l’engagement d’Israël est remis en cause, mais on conclut : 1) qu’il est extrêmement fragile et qu’il pourrait voler en éclats si le JSF connaissait aux USA quelque nouveau déboire dans tel ou tel domaine, – et, en vérité, est-ce tellement impensable ? 2) que les Israéliens pourraient bien revenir à la charge pour obtenir de nouveaux “avantages” ou “compensations”, voire une réduction du budget d’achat des 20 exemplaires, ce qui mettrait les USA dans un embarras considérable. D’autre part, une telle démarche tendrait encore plus les relations des USA avec les autres partenaires, qui pensent que beaucoup d’avantages ont été déjà octroyés à Israël pour emporter sa commande, au détriment d’eux-mêmes. Notre sentiment est que cette querelle pourrait bien avoir lieu, qu’elle serait par ailleurs infondée par défaut, simplement parce que les “avantages” promis à Israël (production sur place, éventuellement arrangements pour certaines adaptations de la version israélienne, etc.) ne pourront être tenus par la partie US, ou bien ne seront pas tenus par simple refus résultant des poussées bureaucratiques déjà à l’œuvre contre ces vagues promesses.
Dans tous les cas, c’est-à-dire dans les deux cas, le “privilège” de la proximité quasiment intégrée des USA de ces deux pays n’apporte guère de satisfactions avec cette affaire du JSF. Ce serait, on le comprend, exactement le contraire. Le “privilège” de telles relations avec les USA est aujourd’hui à la fois un choix et un calvaire, et il faut tout l’automatisme d’alignement de la direction politique, et la corruption patentée de quelques chefs militaires, pour faire progresser l’affaire, – mais une progression cahotante, brinquebalante, en danger à chaque instant d’être remise en question, à chaque instant secouée par les conséquences de la crise générale.
Par ailleurs, ces deux épisodes conduisent à considérer le statut actuel du programme JSF. On parle bien sûr du statut réel, pas des communiqués officiels, ni de l’information officielle complètement manipulée, orienté, mâchée, transformée en bouillie pour les chats.
Le programme JSF est définitivement entré dans une phase nouvelle. Il faut admettre sans hésitation que la contestation sur Internet, si efficace pendant deux ans, est désormais en train de se diluer, réduite par une contre-offensive en règle du “parti du JSF”. La pénible aventure de Bill Sweetman, qui était sur son blog d’Aviation Week (Ares) l’un des plus talentueux et sarcastiques critiques du programme, en est la marque évidente et malheureuse. Son “retour” mérite en effet des guillemets et, depuis, les intervention de Sweetman ont été pleines de pusillanimité ; l’une de ses récentes interventions (le 16 août 2010), qui approuvait l’achat de 20 JSF par Israël au nom d’une rhétorique habile mais bien poussive sur la dissuasion, n’ajoutera certainement rien à son honneur, d’autant qu’il y exprimait après tout entre les lignes une reconnaissance de sa capitulation devant les consignes, tant de son employeur (Aviation Week) que des observations pressantes et lourdement argumentées de Lockheed Martin communiquées à ce même employeur. («While I have taken issue with Lockheed Martin's claims that the JSF does everything better than any other fighter for less money, even its critics and competitors concede that it should do a competent job of doing what its biggest customer wanted …», bla bla bla…).
Cela signifie sans aucun doute que Lockheed Martin, qui sait y faire, avec l’aide du Pentagone et de ses satellites, a su en bonne part faire taire la contestation anti-JSF sur la “Toile”. (Cela signifie que la “Toile”, arrivée à maturité dans sa puissance originale d’influence, n’échappe pas aux normes humaines, qu’on y trouve les habituelles pressions et les habituelles faiblesses, qu’elle n’a rien de la magie démocratique que certains ont cru voir en elle. Pas de surprise.) Mais cette circonstance plutôt malheureuse intervient tout de même à un moment d’accomplissement, c’est-à-dire à ce moment où les pressions contestataires d’Internet ne sont plus fondamentales. Internet, et Sweetman au temps de sa gloire par conséquent, ont joué leur rôle et, désormais, la contestation du JSF est entrée dans un autre domaine, dans un autre espace.
Aux USA, bien sûr, le JSF est et sera de plus en plus au cœur de la tempête qui est en train de se lever autour du budget de la défense. Cette tempête promet d’être dévastatrice, ne serait-ce que parce que les principaux intéressés, y compris ceux qui s’apprêtent à en subir les foudres, l’appréhendent déjà comme sans précédent. C’est, par exemple, tout le sens de l’intervention proprement extraordinaire (notre BlocNotes de ce 30 août 2010) de l’amiral Mullen, le 27 août 2010 à Detroit, venant annoncer que le déficit budgétaire va conduire à des réductions importantes du budget de la défense, et demandant même à l’industrie de défense de prendre sa part en engageant des vétérans des forces armées pour soulager le Pentagone d’avoir à payer leur retraite.
Cette tempête s’ajoute, bien entendu, à la tempête proprement dite qui secoue le programme JSF et qui devrait évidemment se poursuivre malgré les commentaires désormais aseptisés des plumes qui brillèrent tant en 2008-2009. Ce ne sont pas les critiques de “la Toile” qui provoquèrent les ennuis du JSF, ils ne firent qu’en faire les commentaires et contribuer à les mettre en lumière ; et l’intervention du Pentagone dans la gestion du JSF, pour remettre de l’ordre dans la maison, ne nous paraît pas une garantie suffisante à cet égard. Si le Pentagone réforme le programme JSF comme il se réforme lui-même, alors nous nous passerons sans trop de tracas des commentaires insolents des bloggers…
D’autre part, cette même offensive de la “Toile” qui mit à jour la catastrophe du JSF a également eu ses effets chez les partenaires, notamment les plus privilégiés. Notre conviction est que, s’il n’y avait eu cette mise à jour qui a affaibli extraordinairement la perception du JSF et son image de relation publique, les pays partenaires seraient moins avertis, ils auraient moins d’audace à ce propos, enfin ils auraient moins la conviction psychologique nécessaire pour mettre en cause le programme comme ils le font. En effet, par rapport au soutien unanime et sans bavure que le Pentagone réclamait, le comportement du Canada et d’Israël malgré les commandes théoriques, précédé par celui de la Hollande, sans commande avant 2015, constituent de très sérieux et inquiétants revers pour le JSF, et sur un front, – l’extérieur, – qui paraissait acquis au programme.
Nous avons déjà évoqué cet aspect de l’évolution du programme JSF (voir au 14 août 2010), mais ce qui est remarquable avec les cas canadien et israélien tels qu’ils se présentent dans leur aspect défavorable, c’est de voir combien le programme JSF déborde le seul cadre de sa commande et touche à certains aspects fondamentaux des relations stratégiques de ces deux pays avec les USA. Dans le cas canadien, c’est en effet l’intégration du Canada à NORAD, ou, d’une façon plus générale, le fonctionnement satisfaisant de NORAD qui est mis en cause à propos de la commande du JSF. Dans le cas israélien, il s’agit de l’intervention du ministre des finances, approuvée par Netanyahou, ce qui implique que la commande est considérée dans le cadre de la situation générale (évidemment mauvaise) de l’économie israélienne. Cette occurrence n’est jamais survenue dans le cadre d’une commande de matériel militaire US, et il a toujours été perçu comme un accord tacite que de telles commandes échappaient à cette logique-là parce qu’il s’agissait d’un domaine intouchable. Le fait que, non, finalement la commande du JSF y figure constitue une très sérieuse mise en cause des comportements de l’un des deux partenaires dans le cadre de l’accord stratégique qui les lie l’un à l’autre.
De ce point de vue, le programme JSF illustre et confirme sa véritable dimension, mais plutôt par un biais négatif très inattendu par rapport aux conceptions originales du programme, – et qui est loin, très loin, d’être une référence de convenance, car les deux oppositions à la commande de JSF (avec d’autres, comme en Hollande) sont très sérieuses et ne cesseront de s’amplifier avec l’amplification inéluctable de la crise générale avec ses effets dans tous les pays. La véritable dimension du programme JSF, c’est l’investissement stratégique par le Pentagone d’un certain nombre de pays par le biais opérationnel, technologique et de contrôle du style-network centric qu’implique la participation au programme JSF ; on observe ainsi la mise en cause de l’engagement automatique dans le programme d’une façon, à un niveau et dans des conditions qui menacent justement cette référence de l’investissement stratégique… Cela signifie qu’en cas de malheur, c’est-à-dire de mise en cause de ces commandes forcées, sinon extorquées, et d’ailleurs non encore concrétisées, les dégâts seront tels que la situation des relations de ces pays avec Washington sera bien pire que s’il n’avait simplement pas été question de commander le JSF. (Que dire du fait de mettre en cause, c'est-à-dire en danger, les fondements de l'accord NORAD qui intègre le Canada au système US depuis la fin des années 1940, si le Canada ne commande pas imperturbablement les F-35 que lui impose le Pentagone?)
Cet extrémisme des situations n’a rien pour étonner. Le programme JSF fait partie de la logique maximaliste de la politique US depuis la fin de la Guerre froide, qui implique désormais la montée aux extrêmes, et de plus en plus, à mesure que la crise générale s’étend, la montée vers l’aspect négatif des extrêmes, y compris celui de la confrontation. Le programme JSF est un outil “déstructurateur” fondamental, dont la mission était de déstructurer les arrangements stratégiques pour en substituer d'autres qui soient absolument calqués sur les conceptions washingtoniennes de contrôle central complet. (On glosera beaucoup sur l’ineptie du projet, qui lâchait une proie bien tenue pour une ombre plus qu’élusive, – tout à fait “furtive” (stealth) en réalité. L’arrangement stratégique post-Guerre froide, complètement à l’avantage des USA mais en y mettant des formes, constituait, on s’en aperçoit aujourd’hui, le sommet de l’efficacité. C’est cela que le JSF est en train de briser pour son domaine, voire pour le domaine général, – pour mettre quoi à la place ?) Mais l’explication générale est évidente, parce que le JSF est à l’image du destin de son concepteur, le système de l’américanisme déstructurant entré dans une crise profonde qui est celle de l’effondrement. Le JSF déstructure les alliances sans qu’il soit désormais capable de mettre à la place les structures de soumission centralisées prévues, puisque lui-même soumis à la dynamique de l’effondrement.
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