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47818 juillet 2009 — L’avocat Samuel Boyd, de Houston, Texas, semble avoir la spécialité des plaintes contre Lockheed Martin (disons LM). C’est lui qui va gérer deux plaintes qui interviennent d’une façon étrange et inédite dans une bataille qui ne l’est pas moins, qui est celle du F-22 contre le F-35, les deux avions de combat produits par LM et au cœur de la bataille du budget du Pentagone, entre le Congrès et l’administration US. Stephen Trimble, de Flight International, publie le 17 juillet 2009 la nouvelle qu’un ancien employé de LM vient d’assigner cette société pour de graves malfaçons dans le programme de software du F-35/JSF, toujours en cours de développement. Trimble remarque: «The case is one of several lawsuits brought against Lockheed under the False Claims Act by Houston-based lawyer Samuel Boyd. Boyd's other clients include purported “whistleblowers” from inside Lockheed's F-22 and Deepwater programmes.»
Etrange situation et situation inédite, puisque la démarche légale met côte à côté les plaintes contre LM concernant le F-22 et le F-35, tandis que la bataille politique en cours à Washington tendrait plutôt à “opposer” ces plaintes. Les adversaires du programme F-22 se sont appuyés notamment sur la plainte d’un employé de LM pour des malfaçons concernant certaines applications de la technologie furtive pour discréditer le programme, y compris dans un article du Washington Post du 9 juillet 2009 qui a fait beaucoup de bruit.
• Le 10 juillet 2009, le site Danger Room mettait en évidence cette connexion entre l’aspect légal et l’aspect politique, concernant le F-22.
«The fight over the future of Lockheed Martin’s F-22 Raptor just got a lot nastier. While Secretary of Defense Robert Gates and Congress fuss over whether to buy more of the $150 million-a-copy jets (not counting development costs), allegations have surfaced of serious and surprising problems with what is widely considered the world’s most capable fighter. One former Lockheed Martin engineer has sued the company in federal court, alleging that the company knowingly applied faulty stealth coatings to the Raptor’s skin. And today, The Washington Post connected the stealth-coating allegation to a series of Pentagon tests between 2004 and 2008 that revealed problems with the jet’s skin, requiring “frequent and time-consuming repairs.”
»The lawsuit filed by engineer Darrol Olsen, who was fired in 1999 for unrelated reasons, claims he “witnessed Lockheed commit fraud regarding the F-22’s stealth coatings. Specifically, from September 1995 until June 1999 when he left Lockheed, Olsen “witnessed Lockheed order and use coatings that Lockheed knew were defective.” Olsen — described as “one of the top materials and process, composites and low observables engineers in the stealth technology industry” — first took his findings to Lockheed officials, but was told to “stay out of it,” according to the lawsuit.»
• Si la plainte contre le F-22 recouvre une situation déjà ancienne (1995-1999), celle contre le F-35 concerne une situation plus récente, et toujours en cours. Elle est le fait de Sylvester Davis, ancien Software Product Manager du programme F-35 chez LM et met en cause la viabilité et la validité de ce qui fait le cœur même du système électronique, dont l’importance est considérable pour le F-35. (Comptabilisé en millions de lignes de code, le programme du F-35 est trois fois plus important que celui du F-22 et constitue un “monstre” de programmation.)
«Sylvester Davis, former software lead and software product manager for the F-35 flight control application at Lockheed Martin, has filed the False Claims Act suit in US District Court for the Virgin Islands. Davis' lawsuit recommends to the court that Lockheed should “immediately” stop developing software for the F-35 to “avoid further waste” of resources and the “serious risks” to F-35 pilots. “The software contains substantial corruption,” says the lawsuit, “which has multiplied significantly the risks that the software will not operate as intended.”
»The lawsuit also alleges that Davis informed Lockheed managers of the software problems and attempted to change their processes to meet the government's contractual standards. While initially Lockheed presented Davis with an award for raising awareness of the issue, the lawsuit says, the company failed to correct the underlying problems.»
Bien entendu, LM et le Pentagone (le JSF Program Office, ou JPO) ont une position exactement inverse. Pour eux, le programme est parfait et il va sans dire, mais sans doute le diront-ils encore haut et fort, qu’il doit être poursuivi à son rythme actuel. (Trimble note: «US Marine Corps Brig Gen David Heinz, the F-35 programme executive, told reporters on 3 June that Lockheed has achieved a higher level of software maturity on the F-35 than any previous US weapons programme at this stage of development.»)
La différence des deux cas est dans le fait de l’urgence même. Alors que, pour le F-22, “le mal est fait” si l’on veut, il en va complètement différemment pout le F-35. Le plaignant estime que le juge devrait ordonner à LM l’arrêt immédiat du développement du programme pour effectuer les modifications nécessaires (une perspective absolument cauchemardesque et kafkaïenne); d’ailleurs, Davis se place du point de vue du “bien public” puisqu’il demande des dommages et intérêts autant pour le gouvernement que pour lui («For his part, Davis is seeking a jury trial to award monetary and punitive damages from Lockheed to himself and to the US government.»)
Il y a une différence d’importance et de mesure. Les deux plaintes considérées en connexion antagoniste, bien qu’elles soient gérées côte à côte, portent sur une occurrence ponctuelle importante (le sort du F-22, opposé à celui du F-35 au niveau de la bataille polémique et politique de Washington). Cette approche polémique n’est pas la plus importante mais elle “dramatise” la plainte contre le programme F-35 et, du coup, met d’autant en évidence son potentiel déstabilisant, qui a bien plus d’implications que le cas “plainte contre le F-22” tout seul, et même que le cas “plainte contre le F-22 versus plainte contre le F-35
La question est de savoir comment va évoluer cette plainte à propos du F-35 et quelle procédure va être appliquée. Si le juge estime la plainte recevable, s’il décide de juger, on pourrait concevoir, selon les procédures légales et la puissance de la loi aux USA, qu’il pourrait déjà ordonner l’arrêt temporaire du développement du software du programme JSF en attendant de statuer sur le cas, par précaution. (Tout cela, sans préjuger de sa décision finale.) Il s’agirait d’une situation qui n’a pas de précédent, si l’on mesure les possibles implications à terme, politiques, industrielles, militaires, etc., non seulement sur le programme mais sur la programmation du Pentagone, les structures de la sécurité nationale, les relations avec les alliés engagés dans le programme et, d’une façon générale, sur rien de moins que l’équipement en avions de combat d’une partie importante des pays occidentaux au XXIème siècle… On peut noter d’ailleurs que le fait même de développer des procédures légales dans le cas de systèmes d’arme relevant évidemment de la sécurité nationale est également une nouvelle tendance remarquable, et une tendance objectivement décadente du système de l’américanisme. Il soumet le cœur jusqu’alors intouchable du système, la sécurité nationale, à l’attaque innombrable, vicieuse et redoutablement efficace appuyée sur des arguments jusqu’alors jugés dérisoires et déplacés du point de la sécurité nationale, du système juridique de l’américanisme, avec ses manœuvres, ses compromissions, ses chausse-trappes, ses arrangements, ses interférences radicales de lois souvent aux effets incontrôlables.
On connaît l’importance de “la puissance de la loi” dans un système, le système américaniste, dont le fonctionnement qui alimente sa puissance est strictement régulé par la loi puisqu’il n’existe aucune structure régalienne qui pourrait prétendre assurer cette sorte de régulation. Cela ne signifie en aucune façon une quelconque vertu du système; cela signifie un strict contrôle de fonctionnement absolument nécessaire sous peine d’un désordre incontrôlable, par d’impitoyables règles du jeu. Donc, nous écartons d’emblée le discours sur la vertu, qui a de l’intérêt pour l’esprit et les illusions, mais qui est basé sur une vision virtualiste des caractères du système de l’américanisme et qui est donc substantiellement faussaire; nous nous en tenons à des spéculations sur une situation pour l’instant hypothétique.
D’abord, cette situation hypothétique suggérée (arrêt du programme F-35 sur ordonnance d’un juge) n’est ni absurde ni irréaliste (du point de vue qu’on pourrait curieusement qualifier pour un cas de cette énormité de “défense du consommateur”, mais qui y entre stricto sensu, disons en poussant un peu l’éléphant par la petite porte donnant sur le magasin de porcelaine). On a déjà vu, aux USA, des industries énormes complètement déstabilisées par de telles actions légales, – le cas de l’industrie du tabac, qui laissa dans diverses aventures légales plusieurs centaines de $milliards vient aussitôt à l’esprit.
Ce qui importe ici n’est pas l’argent (dédommagements) mais bien l’interférence sur une programmation en cours d’un système de sécurité nationale. On sait, par au moins un précédent, que cette sorte de situation a déjà touché le Pentagone et l’industrie d’armement pour un programme stratégique fondamental, – une situation où une action légale entraîne, ou contribue à entraîner la paralysie temporaire du programme. La décision d’une cour fédérale, que nous commentions le 3 octobre 2008, contribua sur un des aspects connexes, à la paralysie du programme des nouveaux ravitailleurs en vol de l’USAF (le KC-45), qui reste d’ailleurs toujours à l’arrêt. On sait que la crainte d’actions en justice et la paralysie qui s’ensuivrait de l’un ou l’autre perdant est un facteur de poids dans la définition en cours du nouvel appel d’offre du KC-45, et que, pour certains, cette crainte justifierait de diviser la commande entre les deux soumissionnaires (Boeing et Northrop-Grumman/EADS), pour neutraliser cette réaction.
Il y a déjà plusieurs années que l’on constate que des procédures constitutionnelles, qui formaient jusqu’ici la gloire du système de l’américanisme en structurant un fonctionnement très efficace, sont entrées dans une phase perverse, où l’effet devient contraire et très paralysant. Cela entre dans le cadre de la décadence accélérée d’un système mangé par la bureaucratie, la corruption, la privatisation et l’irresponsabilité, la prolifération des centres d’intérêts qui atomisent le pouvoir et affaiblissent sa légitimité. Le légalisme du système devient alors un facteur puissamment accélérateur de cette décadence. S’il entre en jeu dans le cas du système F-35/JSF (et accessoirement du F-22), avec les enjeux colossaux qui lui sont liés, on entre dans le domaine inconnu d’une cataclysme menaçant de l’intérieur la puissance stratégique du système de l’américanisme. Le cas devient celui que les Américains désignent comme un “perfect storm”, lorsque tous les éléments sont réunis pour faire d’une tempête, une “tempête parfaite”.
Nous n’en sommes pas encore là, mais si cette action légale a une suite, on se trouverait effectivement devant cette hypothèse catastrophique, et devant une situation d’urgence qui menacerait le Pentagone lui-même et pousserait le gouvernement à des mesures extrêmes. Nous ne saurions spéculer plus avant car, vraiment, on se trouve là dans une complète terra incognita...
En attendant, le premier effet, par exemple souligné par Eric L. Palmer sur son site ELP Defens(c)e, ce 17 juillet 2009, est celui du doute; Palmer, par ailleurs adversaire du JSF, est prompt à signaler combien les attendus de cette plainte mettent en cause la validité du software du programme, ce domaine absolument fondamental du JSF: «This is especially important because F-35 program officials have stated that software is on track. The F-35 has more than three times the amount of software than an F-22. The F-22 was plagued with software problems in its development. The F-35 program has stated more than once that they have significant lessons-learned from the F-22 program in the area of computers and software. […] Are these real concerns? Are they true? Is this a behavior pattern by a company? Should we worry?»
Autour de tout cela, le climat est polémique et détestable. Le F-35 a été mis en position d’opposition radicale au F-22, d’ailleurs d’une façon artificielle, – on n’en finira pas avant longtemps de s’interroger sur cette “tactique”. Toute faiblesse d’un des programmes est exploitée par les adversaires de l’autre. Les partisans du F-22, quoi qu’il en soit de la plainte contre LM pour le programme F-35, vont exploiter cet élément en arguant qu’il faut être encore plus prudent dans le développement du F-35 et poursuivre le F-22 comme alternative, ce qui ralentirait de toutes les façons le F-35.
Le JSF est un programme absolument “radical”, à l’image de “la politique de l’idéologie et de l’instinct” qui a influencé son concept, cette politique qui a caractérisé les USA dans sa période de l’emportement maximaliste qui a suivi 9/11. Par ses coûts, par ses difficultés d’une part, par ses ambitions globales, par l’urgence de son développement d’autre part, il est en état permanent de tension extrême. Le moindre grain de sable peut le déstabiliser. Celui qui pourrait se concrétiser devant un tribunal ou l’autre, s’il allait loin vers le terme du processus judiciaire, pourrait être un grain qui aurait bientôt la taille d’un bloc.
Le JSF poursuit donc sa carrière en semblant attirer à lui tous les caractères du système de l’américanisme, cela pour un système (le JSF) censé assurer le cœur de la puissance militaire et technologique US, et la domination de cette puissance sur le monde; et attirant à lui également, ce même JSF, tous les doubles négatifs de ces caractères de la puissance américaniste, puisque le même système est dans un cours de décadence accéléré. Suivre le destin du JSF, s’il est perçu à sa vraie mesure, c’est comme suivre le destin de l’américanisme.