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943Les Britanniques sont très pressés de choisir leur futur type de porte-avions ; septembre prochain devrait être le dernier délai ; le choix est entre un porte-avions d'attaque classique (CVA, type-50.000 tonnes) ou un porte-aéronefs pour avions ADAC/V (classe plus légère, autour des 20.000/30.000 tonnes). C'est une décision importante, dont dépend une orientation structurelle de la stratégie britannique pour les décennies à venir. De qui dépend cette décision urgente et hautement stratégique ? Au bout du compte, fort probablement des Américains et, plus précisément, de leur position vis-à-vis de la version ADAC/V du JSF.
• Si l'USMC (Marine Corps) est autorisé à en commander un nombre substantiel, selon le volume prévu (plus de 200 et jusqu'à 400 selon les situations envisagées), la version ADAC/V du JSF roule comme prévu. (Avec tout de même une réserve, désormais habituelle dans le cas du JSF : on ne sait exactement quel prix est prévu.)
• Si l'USMC réduit sa commande, dans quelle proportion, dans quel délai, avec quel effet sur les prix ? Autant d'inconnus. Et si l'USMC est contraint d'abandonner le JSF ADAC/V ? Mais non, mais non, il n'en est pas vraiment question, ont dit des officiels de l'USMC à Farnborough. Les commentaires sur la position des Marines ont parlé de clarification mais les précisions apportées comportent une forte part d'incertitude.
• Si le JSF ADAC/V est abandonné à cause d'un choix radical de l'USMC, sans doute sous la pression de l'U.S. Navy, les Britanniques sont forcés de choisir le porte-avions d'attaque et tous les commentaires anglo-saxons, avec l'orientation systématique qu'on connaît, concluent que dans ce cas ils choisiront le JSF version Navy. Connaît-on le prix, les délais, etc. Pas du tout, rien du tout (refrain).
(Dans ce dernier cas de l'abandon du JSF ADAC/V, il ne semble exister dans l'esprit des commentateurs rien d'autre dans le monde que le JSF. Personne ne semble comprendre que si le JSF ADAC/V est abandonné, — effectivement la seule option disponible pour un avion de la catégorie ADAC/V, — on retombe sur le cas d'un avion embarqué conventionnel et que, dans ce cas, le JSF n'est plus seul. Le Rafale français existe, il vole, on en connaît le prix, etc. L'idée de l'évaluer contre le JSF n'apparaît nulle part sous les plumes des commentateurs du pays qui, avec les USA, est le plus ardent à prôner la libre et loyale concurrence comme pilier du système capitaliste. Et l'on ose à peine évoquer cet argument qui sonne étrange dans ces milieux que le Rafale est un avion européen, et le JSF pas. A moins que l'argument UK soit que le choix du JSF est inévitable dès lors que les Britanniques sont engagés dans le programme de développement ? Cela conforte alors la thèse de l'emprisonnement stratégique où se trouvent les Britanniques avec le JSF.)
A Farnborough, la prévision la plus raisonnable concernant cette question du JSF ADAC/V (ou STOVL en acronyme anglais) était donnée par une source industrielle, proche de BAE : « The Ministry might not want to make a decision and simply say that the carrier design should be capable of accommodating catapults and wires at a later date. It is too soon to make a selection because no one knows the real price of the STOVL JSF versions yet. » En faisant cette prévision, la source indiquait clairement que le prix du de la version STOVL du JSF n'est pas connue, et encore moins fixée.
Nous avons interrogé une source industrielle, européenne cette fois. « Les Britanniques préfèrent ne pas s'appesantir là-dessus, il reste diablement discrets, comme savent être les Britanniques. Mais il est évident qu'ils ont d'ores et déjà abandonné tout espoir que le prix annoncé par les Américains [$49 millions] soit tenu. » Y a-t-il une possibilité que le prix du JSF, dans tous les cas la version STOVL, apparaisse comme un obstacle insurmontable pour les projets britanniques ? Plus que prudente, la réponse est elliptique : « Il est dans tous les cas évident que le prix de l'avion embarqué jouera un rôle sur le choix de la formule du porte-avions... » (CVA d'attaque ou formule à décollage court).
Ce qui nous amène à une autre occurrence où le cas JSF sème le trouble, qui est le cas, pourtant jugé sacro-saint au Royaume-Uni, de l'EFA Eurofighter Typhoon. La même source européenne assure qu'il existe une poussée sérieuse du côté du MoD pour un abandon de la version STOVL du JSF au profit de la version embarquée. « Mais, dans ce cas, la RAF craint que ce choix entraîne ces mêmes services à proposer la version USAF du JSF pour la RAF, aux dépens d'une partie du programme Eurofighter et du programme d'avion de combat et de pénétration futur FOAS. Ce n'est même pas une crainte, c'est une panique. »
Nous assistons à l'installation du désordre inévitable et prévisible de la programmation US concernant le JSF dans les structures de décision des pays européens qui se sont engagés dans ce programme. On en voit les premières conséquences chez les Britanniques, dont la belle assurance devrait progressivement faire place à la nervosité. Il s'agit bel et bien d'un problème stratégique de première importance, et, au bout du compte, d'un problème de souveraineté. Les caractéristiques principales du programme JSF pour les coopérants extérieurs (la pression sur la souveraineté, l'interférence dans les décisions nationales de stratégie) n'ont pas mis longtemps à émerger.
Le cas est d'ores et déjà douloureux pour le Royaume-Uni. Pour un pays de cette tradition navale, dont la souveraineté dépend effectivement pour une bonne part de sa puissance navale, a-t-on jamais vu situation aussi absurde et scabreuse que celle d'attendre le choix nébuleux d'une version probable d'un avion embarqué par un autre pays, avec aussi peu de considération pour le destin des autres que montrent en général les États-Unis, pour décider d'un type de PA (20.000 ou 50.000 tonnes), par conséquent d'une stratégie navale pour le prochain tiers de siècle à partir de 2010 (ou 2015 si le JSF prend son temps) ?
L'autre cas, celui d'un abandon de la version STOVL pour la version conventionnelle (Navy et éventuellement terrestre), représente une menace directe portée contre les capacités de développement et de production autonomes d'un avion de combat par l'industrie britannique. On s'aperçoit alors que la stratégie britannique choisie en entrant dans le JSF de contrôler deux programmes d'avions de combat (l'EFA et la dimension européenne du programme JSF) produit immédiatement un effet pervers avant d'avoir tenu la moindre de ses promesses. Au lieu de donner des moyens d'action sans précédent, le choix britannique conduit aujourd'hui à la possibilité à très court délai que le JSF devienne le plus terrible adversaire de l'Eurofighter : à la fois pour les commandes nationales (cas exposé ici), à la fois pour l'exportation (voir notre commentaire du 25 juillet pour la question de l'exportation).
L'autre grand coopérateur européen dans le programme JSF, avec le Royaume-Uni, est l'Italie. Il y a des nouvelles aussi de ce côté. Defense News a publié dans ses éditions du 22 juillet un article sous le titre de « Alenia Urges Euro Logistics Center for JSF ». Selon la présentation qu'en fait Defense News (l'article ne peut être atteint et disponible que sur abonnement), les principaux points développés sont les suivants :
« European partners in the U.S. Joint Strike Fighter (JSF) program should establish a European final assembly, logistics and armaments center for the aircraft, said Giorgio Zappa, chairman of aerospace firm Alenia Aeronautica, here.
» Zappa in a July 11 interview also said European partners will have reduced access to JSF technology due to tightened U.S. security controls in the wake of Sept. 11, and he cast doubt on industry predictions of the sale of 3,000 JSFs to the U.S and British militaries and 3,000 elsewhere, saying a more realistic figure would be 1,500 and about 1,000 aircraft, respectively.
» Increased JSF involvement was possible thanks to the memorandum of understanding signed between the governments of Italy and the United States, which “left the door open” to establishing a collaborative JSF support center in Europe, said Zappa. »
Ces indications de Zappa tendent à confirmer les projections déjà rencontrées sur une réduction très importante de la production (qui s'avère en fait être un simple redressement de ces prévisions, d'ajustement aux réalités, les prévisions initiales de 3.000 + 3.000 étant du simple domaine des relations publiques) ; et, d'autre part, sur des restrictions supplémentaires sur les transferts de technologie à la suite des événements du 11 septembre et la suite. (Pour le premier cas des projections de production, on se reportera à notre commentaire du 12 juillet.)
Il y a plusieurs aspects intéressants dans les déclarations de Zappa, qu'on peut regrouper sous deux rubriques, avec quelques commentaires dans ce cadre. Bien entendu, il s'agit essentiellement du point de vue européen sur cette question, dans le cadre de l'engagement de pays européens dans le programme.
• Un domaine “extérieur” : Zappa confirme des spéculations et des déclarations implicites sur différents aspects tendant à réduire considérablement les possibilités du programme JSF, tant pour le prix (évidemment en augmentation dès lors que les prévisions de production devraient être réduites de moitié) que pour les avantages annexés (transferts de technologies) . Le cadre général du programme JSF se précise comme étant celui des restrictions après les promesses, c'est-à-dire, pour la voie à venir, et notamment pour les politiques des différentes forces au Pentagone, celui du désordre et d'un caractère devenant probablement incontrôlable. Il faudra désormais un laps de temps important avant d'y voir plus clair dans le programme JSF, la seule certitude étant que les promesses de relations publiques de départ n'ont plus aucune réalité.
• Un domaine “intérieur”. La demande de Zappa pour un centre de production du JSF est très intéressante. Elle confirme certaines estimations selon lesquelles l'Italie veut une participation majeure dans la production du JSF, que c'est là un des facteurs essentiels de son entrée dans le programme JSF. Cela implique des tensions considérables avec Washington, qui ne veut pas entendre parler d'une situation où il risquerait de perdre le contrôle d'une partie du programme. C'est là un impératif de sécurité nationale pour les Américains. (Encore n'évoque-t-on pas les querelles intra-européennes à venir pour la répartition du travail si un tel projet était développé). Dans le cas italien, cette demande de Zappa après l'évocation de commandes beaucoup moins importantes montre que l'Italie est clairement très méfiante vis-à-vis du programme et veut des garanties de retour de son engagement.
... Cette dernière question soulevée par Zappa est très sérieuse. Sa référence aux dispositions du MoU est particulièrement révélatrice. Il est raisonnable de considérer qu'une telle question puisse devenir un sujet majeur de mésentente entre Européens et Américains. En réalité, il y a entre les deux parties une différence de perception de la situation fondamentale : pour les Américains, avec l'entrée des pays européens dans le JSF, l'essentiel est fait, les commandes nationales vont suivre, quels que soient les prix, et ainsi de suite. Pour certains pays coopérants, dont l'Italie, c'est le contraire : tout reste à faire, notamment à établir des conditions de coopération avantageuses. (La différence est frappante, par exemple, avec le programme F-16, où Européens et Américains avaient la même vision du programme.) Cette différence de vision, qui va être soumise aux aléas du programme, produira de telles tensions que des rebondissements majeurs, y compris la sortie du programme de certains ou la non-commande du JSF par des partenaires européens, doivent être considérées comme très probables, sinon inéluctables.
Encore n'insiste-t-on pas sur le point à notre sens majeur : les divergences politiques fondamentales en cours de développement entre USA et Europe. Ces divergences vont s'exprimer au niveau de la politique européenne de sécurité et de défense (PESD). Il est par ailleurs probable que le dossier “armement” va devenir le dossier central d'une PESD qui cherche désormais un nouveau thème mobilisateur pour poursuivre son développement. La politisation du dossier JSF/Europe est une autre perspective inéluctable et les diverses situations envisagées ici en seront rendues d'autant plus difficiles, voire explosives dans certains cas.