Le JSF et le phénomène des catastrophes périphériques

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Deux nouvelles concernent le programme JSF, qui nous permettent d’ajouter une réflexion de plus à propos de ce programme qui semble, comme inspirateur de la réflexion, absolument sans fin. Il s’agit ici du phénomène que nous qualifierions des “catastrophes périphériques”, dont nous nous expliquons plus loin.

• La première de ces nouvelles datent du 15 novembre 2009, du Star-Telegram de Fort-Worth, quotidien local de l’usine construisant le JSF, et, en général, pro-JSF. Le journaliste Bob Cox a obtenu, en se réclamant du Freedom of Information Act, un rapport préparé au Pentagone pour la Defense Contract Management Agency, qui s’ajoute au rapport JET-II pour annoncer que Lockheed Martin se trouve devant des délais et des coûts supplémentaires importants. Contacté, le patron du programme JSF à Fort-Worth, Dan Crowley, a simplement reconnu que tout ce qu’annonçait le rapport était juste mais que tout cela serait arrangé en 2011… Après tout, comme disaient Pierre Dac et Francis Blanche, “il peut le dire”.

Mais attachons-nous à ces quelques points précis pour observer qu’ils concernent aussi bien les sous-contractants de Lockheed Martin que LM lui-même : «The monthly reports prepared for Pentagon F-35 program managers show that Lockheed and its subcontractors badly trail the most recent revised schedule, adopted in May 2008. Key points include: • Production of test aircraft is running about six months behind. • Only seven of 13 test planes have been completed. All 13 were to have been completed and delivered for testing by early October. Only four have been flown. • Lockheed has had significant difficulty assembling the wing and major components. • Suppliers are late delivering finished parts and components not only because of manufacturing problems but also because of repeated design and engineering changes. • Lockheed is exceeding cost targets and spending at current rates would exhaust its budget in fiscal 2011, which begins Oct.. 1….»

• Deux sites (The Register.com le 17 novembre 2009 et Springboarder.com le même 17 novembre 2009) signalent une sollicitation publique de la DARPA, l’agence de la défense US chargée de mettre au point des systèmes de technologies avancées, pour trouver une solution à un problème qui s’avère de plus en plus grave. Les nouveaux systèmes à décollage vertical ont des moteurs d’une telle puissance et des émissions de gaz d’une température si élevée qu’ils endommagent gravement les ponts des porte-aéronefs qui les embarquent ou vont les embarquer. C’est le cas pour le Boeing V-22, déjà en service, mais on craint que ce soit beaucoup plus grave pour le F-35B (le JSF) à décollage vertical. Springboarder.com s’interroge sur le cas, se dit partisan du JSF à décollage vertical mais juge que les ingénieurs qui le développent ont la vue bien courte, et il s’interroge sur l’avenir des navires qui vont en être équipés (notamment les porte-hélicoptère LHA-6 de la classe America, en cours de développement).

«DARPA is soliciting innovative research proposals in the area of Thermal Management Systems (TMS) for aircraft landing decks. The deployment of the MV-22 Osprey has resulted in ship flight deck buckling that has been attributed to the excessive heat impact from engine exhaust plumes. Navy studies have indicated that repeated deck buckling will likely cause deck failure before planned ship life. With the upcoming deployment of the F-35B Short Take Off and Vertical Landing (STOVL) Joint Strike Fighter (JSF), it is anticipated that the engine exhaust plumes may have a more severe thermo-mechanical impact on the non-skid surface and flight deck structure of ships. Currently, there are no available strategies to mitigate deck buckling and thermal-mechanical deck failure other than heavy structural modifications. […]

»Didn't we decide to build the LHA6 because it was supposed to be MV-22 and F-35B ready? If the new America (LHA-6) it isn't able to take these platforms, then....why are we building it?

»For the record, I'm pro F-35B. I like the idea of short takeoff/vertical landings. I'd like to see disseminated landing and launch platforms and distributed "carrier" operations. But...shouldn't some navy systems engineers have worried a tiny bit about that pesky matter of platform integration--before we started building this multi-billion dollar platform that was, uh, supposed to host these aircraft?»

Notre commentaire

@PAYANT “Catastrophes périphériques”, en effet. Dans un cas, on explique que certains des retards et surcoûts du JSF sont dus aux difficultés d’assemblage et d’intégration de pièces de l’avions (et pas n’importe lesquelles: les ailes, par exemple!) venues de sous-traitants. Dans l’autre cas, c’est une classe entière de porte-aéronefs dont le destin dépend désormais de la capacité qu’on aura ou qu’on n’aura pas de trouver une technologie de revêtement capable de résister aux températures et aux dégâts occasionnés par les gaz d’éjection du JSF. (De la même manière, la Royal Navy est menacée de perdre un de ses deux porte-avions parce que les JSF qui doivent l’équiper sont trop chers et qu’un porte-avions sans avions n’a plus qu’un sens stratégique très réduit – cela, en attendant que les Britanniques réalisent qu’il existe d’autres avions, dont le Rafale.)

Il s’agit d’un phénomène typique, combiné, de “globalisation” extensive et d’intégration centralisée appliqué à une entreprise industrielle à laquelle absolument tout est sacrifié puisque le monde dans lequel elle évoluera se résumera à elle seule (le JSF, seul avion de combat du XXIème siècle, bla bla bla…). Ainsi, d’un côté, puisque de nombreux partenaires nationaux et internationaux ont été choisis, le travail de sous-traitance a été réparti avant que l’avion soit “fixé” dans son enveloppe et ses caractéristiques définitives. Chaque pièce du mécano globalisé est construite selon des données approximatives, par des contractants et des sous-traitants qui sont laissés à leurs initiatives et à leurs habitudes, donc chaque pièce extrêmement mal adaptable, d’ou des difficultés pour LM dans l’intégration finale; ensuite, les sous-contractants doivent intégrer à mesure, y compris dans les pièces déjà produites, les corrections des défauts divers qu’on découvre chemin faisant lors de l’expérimentation en temps et vol réels, alors que la production a déjà commencé, puisque l’expérimentation se fait en même temps que la production… (Le Boeing 787, autre catastrophe in the making, est victime des mêmes travers.)

L’autre aspect est exactement l’inverse. Le JSF, complètement décentralisé dans la fabrication et la production selon les principes de la globalisation, est conceptuellement ultra-centralisé. Implicitement, tout le reste doit s’organiser autour de lui, les porte-aéronefs, les pistes d’atterrissage, les adversaires, le temps qu’il fera lors des opérations et ainsi de suite. Ainsi découvre-t-on que, s’il est jamais utilisé en version ADAC/V, il cuira allégrement les ponts d’envol des porte-aéronefs tout neufs du Corps des Marines. Va-t-on fabriquer des porte-aéronefs “spéciaux-JSF”, avec cent tonnes de blindage anti-cuisson en plus sur les ponts d’envol pour que ceux-ci résistent aux caprices de la huitième merveille du monde?

Ainsi, le JSF suit-il une route exactement inverse à la logique industrielle et opérationnelle. D’une façon générale, le JSF a été conçu sans réelle attention et véritable intérêt pour le Rest Of the World (on parle ici non du “monde politique” mais du “reste du monde” dans les domaines qui l’affectent, le monde industriel, le monde opérationnel, le monde climatique, etc.). Toute sa conception est faite pour répondre à des principes de gestion estimés très rentables et très efficaces, à l’organisation qui va avec, sans la moindre attention prospective portée aux effets sur la réalité. Plus il se développe et plus il est “au point”, plus les obstacles surgissent et les avatars se révèlent et plus l'espace périphérique des catastrophes grandit (un peu, si vous voulez, comme on fait “des ronds dans l'eau” ou comme les ondes de choc d'un séisme). C’est pour cette raison qu’il faut réellement envisager que le destin du JSF soit l’échec complet, la catastrophe finale, car toutes les solutions qui sont massivement apportées à ses problèmes, dans un effort sans précédent de soutien budgétaire et de volontarisme bureaucratique, génèrent de nouveaux problèmes en cascade, selon une augmentation géométrique en général, rendant le cas du JSF de plus en plus grave à mesure qu’on trouve des solutions pour résoudre les problèmes qui se manifestent. Le programme JSF ne peut simplement être défini comme “un imbroglio kafkaïen”. Il est quelque chose de très simple, de magnifique et d’irrésistible au départ, qui devient à mesure de son développement “un imbroglio kafkaïen”. Il suit la logique inverse de la logique du monde: plus il devient réel et entre dans le monde du fonctionnement des choses, plus il devient irréel par rapport au projet initial et moins il fonctionne.


Mis en ligne le 18 novembre 2009 à 15H32

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