Le JSF et l’esprit de sa mise en cause juridique

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Le dossier de la plainte déposée contre Lockheed Martin à propos du JSF (voir notre F&C du 18 juillet 2009) montre la gravité du cas pour ce programme, si les détails de cette plainte sont confirmés et si la plainte elle-même aboutit à une procédure judiciaire. Eric C. Palmer, sur F16.net le 19 juin 2009, donne ce qui semble être des extraits des attendus de cette plainte. Cela semblerait vouloir dire que Palmer (voir aussi son site, sur la même question, le 17 juillet 2009) a obtenu le document original ou, au moins, des extraits significatifs. Les antécédents de Palmer, sur son site et dans les articles qu’il publie, montrent qu’il a accès à des sources intéressantes, qu’il a été identifié comme un des commentateurs qui suivent le plus et le mieux le programme JSF, etc.; toutes choses qui inclinent à penser que les informations qu’ils donnent présentement pouvent être évaluées et considérées comme crédibles.

Parmi les diverses descriptions qui sont faites…

• L’observation que Lockheed Martin a été averti des malfaçons et des mauvais fonctionnements dans l’élaboration du système, qu’il n’a pris aucune mesure appropriée, qu’il a également omis de réparer des malfaçons qui lui avaient été signalées, antérieures au programme F-35 lui-même lorsqu’il s’agissait du propre fonctionnement général de ses services techniques. «When problems were raised to higher ups stating that that software was not meeting required safety requirements, Lockheed Martin, the “Defendant”, didn’t take proper corrective action. The lawsuit claims that LM only paid “lip service” to the problem and “refused to remedy the past corruption of software in its military contracts”. It also states that, “Thus the scope of the Defendant’s violations as admitted by Defendant, is broader than the F-35 Program.”»

• Des accusations sont faites contre Lockheed Martin et “différentes personnes” pour des actions de dissimulation systématiques, à l’encontre de différents services (à l’intérieur même de LM et au Pentagone) impliqués dans la gestion et la surveillance du développement du programme JSF… « Defendant, along with other unnamed persons assigned to the JSF Program:

»a.) Participated in a concealed, active interference with the generation of processes and procedures, (which would have led otherwise to software safety and process compliance) all of which caused the development of unsafe software which needlessly compounded the danger to any pilot who flies the JSF aircraft;

»b.) Intentionally misled and misrepresented to the Lockheed Software Management Team (SMT) and the JSF Program Office (JPO) on multiple occasions the VS, FCS, and FCA software safety and process compliance status to ensure continued funding of the program;

»c.) Concealed the accurate software safety and process status from the SMT and JPO to avoid interruption of funding of the JSF Program.»

• Il y a aussi des accusations de menaces contre les personnes et la description de conflits à la suite du refus du plaignant d’exécuter des opérations de maquillage vis-à-vis des autorités gouvernementales. Cela concerne le F-35 mais aussi d'autres programmes comme le F-22, mettant en avant une vision systémique du processus d'erreurs et de fraude à l'intérieur de LM. «Also according to the claim, when the fired employee kept bringing up software problems that were not being resolved, “management’s responses grew confrontational”. It also states that the employee, “refused to participate in management’s continuing deception of the U.S. government”. Also claimed is that while LM knew that it was obligated to follow software standards in developing software for the F-35, F-22 and related programs, it refused to do so for “money and scheduling reasons”.»

Ces divers extraits montrent une plainte extrêmement détaillée, décrivant un processus général extrêmement complexe et et allongé dans le temps, avec une multitude de complicités et une multitude de victimes des opérations de camouflage, à l’intérieur de Lockheed Martin aussi bien que de Lockheed Martin vers le Pentagone. Il s’agit d’une image classique du désordre américaniste, aussi bien dans l’industrie d’armement aujourd’hui composée de quelques géants incontrôlables, qu’au Pentagone bien entendu, au cœur même de Moby Dick. En d’autres termes, l’affaire est concevable dans le cadre où elle est présentée, en fonction de ce qu'on sait de la situation existante.

D’autre part l’importance extraordinaire du cas, à cause de ce qu’est le programme JSF, doit être souligné encore. La forme de l’intervention, qui concerne la base logicielle du programme JSF, mesure l’importance des malfaçons telles qu’elles sont évoquées dans la plainte. Il ne peut y avoir, dans un programme de cette sorte, qui est en plein développement mais est encore incontrôlable, et qui est entièrement structuré en fonction de son électronique, de menace plus grave. Ainsi est reforcée la première analyse qu’on pouvait apprécier de cette affaire, – ce qu’on a qualifié, pour ce domaine, de “perfect storm”.

Tout repose donc, pour l’évolution des choses, sur la question centrale de savoir ce qu’il adviendra de cette plainte, – si elle est sérieusement argumentée et structurée, assez pour convaincre un juge d’intervenir, — si elle ne sera pas bloquée d’une façon ou l’autre, vu l’importance de l’enjeu. Si elle parvenait effectivement à faire sentir ses effets, la situation serait absolument inédite.

Bien évidemment, – nos lecteurs nous connaissent trop bien à cet égard, – nous ne pouvons prétendre une seule seconde donner une prévision. Notre connaissance des procédures juridiques, de l’effet de pressions politiques éventuelles, des circonstances précises du cas, etc., est beaucoup trop limitée pour que nous puissions avancer raisonnablement une hypothèse. Par contre, nous avons la conviction, alors qu’il s’agit d’une voie inédite de mise en cause du programme, qu’effectivement c’est par une de ces voies inédites et jusqu’ici non explorées que des surprises considérables peuvent avoir lieu, cela pour le cas du JSF bien sûr, mais pour d’autres également. Le seul fait qu’un plaignant, soutenu par un avocat et présentant une plainte en apparence sérieuse, puisse envisager, et tenir cette possibilité pour sérieuse, de faire au moins interrompre temporairement le développement d’un programme de l’importance du JSF, marque une remarquable évolution des esprits et des situations. Il n’est plus guère question des solidarités patriotiques, de l’impératif de sécurité nationale, de cet aspect quasiment intouchable pour les conceptions civiques aux USA du développement de la puissance US, tout cela qui constituait jusqu'ici la règle patriotique intangible de soutien du système par les citoyens impliqués. La “privatisation” accélérée de toutes les forces aux USA ces 20-30 dernières années, et notamment dans le milieu de sécurité nationale, a conduit à une situation d’éclatement des pouvoirs et d’affaiblissement des légitimités de système, – des légitimités virtualistes, certes, mais légitimités tout de même. Le même processus de “privatisation” a eu des effets psychologiques souterrains majeurs qui ont conduit à la dilution des responsabilités et à la disparition des solidarités au sein des groupes comme chez les individus face aux exigences de rentabilité et d’efficacité immédiates du système (on remarque, selon la structure de la plainte, qu’il y a l’affirmation de tromperies et de dissimulation à l’intérieur même de LM – «Intentionally misled and misrepresented to the Lockheed Software Management Team [SMT]»)... Bonne image du système, selon les pressions grandissantes pour la rentabilité finalement financière qu’il ne cesse d’imposer: le chaos bien plus que le complot.

Palmer a, dans son article, la conclusion qui s’impose: «If this lawsuit has legs, tough times are ahead for the F-35 program as well as one of the worlds largest defense contractors.»


Mis en ligne le 21 juille 2009 à 05H44