Le JSF face à l’“option nucléaire” : la liquidation de TINA

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Pour la première fois, de façon officielle et insistante, des autorités politiques washingtoniennes ont soulevé la question d’une alternative au JSF. C'est un événement formidable. Cela fut fait lors d’une audition massive, devant la commission des forces armées du Sénat, jeudi dernier. Le sujet était effectivement l’état du programme JSF (F-35).

Une importante délégation du Pentagone, conduite par le patron des acquisitions Ashton Carter, s’était donc rendue au Sénat pour répondre aux questions des parlementaires. La délégation exposa l’état du programme, ne cachant pas qu’il faudrait opérer un redressement fondamental parce que, dans son état présent le programme est simplement “inacceptable” du point de vue des coûts. Même un site aussi peu habitué à donner des nouvelles de programmes d'armement spécifiques que RAW Story avait mis, hier 20 mai 2011, la dépêche AFP en évidence sur sa page d’accueil. On y lit un résumé succinct des déclarations d’Ashton Carter.

«“Over the lifetime of this program, the decade or so, the per-aircraft cost of the 2,443 aircraft we want has doubled in real terms,” said Ashton Carter, the under secretary of defense for acquisition, technology and logistics. “That's our forecast for how much the aircraft's going to cost. Said differently, that's what it's going to cost if we keep doing what we're doing. And that's unacceptable. It's unaffordable at that rate.”»

Mais c’est sans aucun doute l’interrogation sur une alternative au JSF qui est la plus intéressante information du jour parce que la plus nouvelle, la plus potentiellement déstabilisatrice, la plus fondamentale dans ses effets, etc. Aviation Week & Space Technology ne s’y est pas trompé, qui fait son titre sur ce point (« Senators Ask For JSF Alternatives»), ce 20 mai 2011, – puis, qui écrit :

«After more than a decade of pursuing the F-35 Joint Strike Fighter program, members of the Senate Armed Services Committee are indicating that the Pentagon’s biggest weapon program might need an understudy. “It seems to me [prudent that] we at least begin considering alternatives,” Sen. John McCain (R-Ariz.) said during a hearing May 19, after hearing that current estimates show the program’s development and sustainment are unaffordable.

»That idea does not sit well with the Pentagon’s top acquisition official, Ashton Carter, who says the Pentagon has no good alternative to the next-generation stealthy fighter, even though the cost to sustain the program into the future is an eye-popping $1 trillion, adjusted for inflation over its lifespan. That is less than the cost to sustain the F-22, about the same as the F-15, and more than either the F-16 or the F-18… […]

»Not all members of the Senate committee that sets policy for the Defense Department agree with McCain that it is time to begin looking at other options. Sen. John Cornyn (R-Texas), from the home state of the program’s Ft. Worth production facilities, says that the Pentagon needs to do all it can to protect the JSF. “If you’re going to put all your eggs in one basket, you ought to protect that basket.” Cornyn says.

»Others picked up on McCain’s comment, however, including Sen. Mark Begich (D-Alaska), who pressed Carter on exactly how much cost the Pentagon would like to see removed from the sustainment estimate. Carter says he is aiming to reduce costs by 20% to 50%. “It’s not a small amount,” Carter says… […]

»Nonetheless, committee chairman Sen. Carl Levin (D-Mich.) wants Carter to report back within a week on what the Pentagon sees as an alternative to JSF if the Pentagon’s goals are not met. “We need to know what the driver is, to succeed here,” Levin says. “Part of the driver is to have a backup plan.”»

Cela s’appelle soulever un lièvre qui serait en réalité un monstre type dinosaure, que de parler d’une alternative au JSF. Il est vrai que les partisans du JSF n’ont pas grand’chose à offrir, sinon un piège monstrueux et hors de contrôle. La chose est parfaitement résumée par Philip Ewing, de DoDBuzz.com, le 19 mai 2011, toujours à propos de cette audition au Sénat (DoDBuzz.com s’est toujours montré plutôt partisan du JSF, ou, disons, partisan du Pentagone qui est lui-même partisan du JSF…).

«And yet the U.S. and its allies are stuck. They have no choice but to pay the money, accept the delays, and press ahead with the F-35 program. Lawmakers repeatedly asked Carter if there was an alternative to the F-35, and he said DoD reviewed potential alternatives after the program’s Nunn-McCurdy breach and concluded no, there isn’t. (The Air Force’s top weapons-buyer, David Van Buren, told lawmakers the Air Force might have to consider a life-extension program for its F-16s to keep them flying until the F-35A arrives.)»

Il y a tout de même plusieurs points notables dans ces diverses interventions, qui méritent d’être commentés d’une façon plus approfondie.

• Le Pentagone a été clair : le programme est, dans son état actuel, notamment au niveau des coûts, complètement “inacceptable”. Que faut-il pour le rendre “acceptable” ? Là, il faut se pincer pour s’assurer qu’on ne rêve pas : réduire ces coûts de 20% à 50% ! Les travaux d’Hercule, à côté de cette ambition, font figure de mise en jambes, et les écuries d'Augias d'une salle d'opération après stérilisation. Il est strictement, totalement impossible, unthinkable, d’envisager que le Pentagone puisse parvenir à une telle réduction du coût du programme. Il s’agit là d’une affirmation totalement fantaisiste, qui n’est justifiée par aucun précédent ; encore moins, qui apparaît comme complètement surréaliste lorsqu’on observe les méthodes de travail et l’évolution du Pentagone. La seule possibilité pour arriver à une telle réduction est une fraude tellement massive de la comptabilité qu'on risquerait un effondrement général.

• Un autre point promis aux plus rudes polémiques est la fixation du coût des “alternatives” (soit le redémarrage de la production du F-22, soit la relance des vieux programmes, F-15 d’une part, pour le plus lourd, F-16 et F-18 pour des avions de la même catégorie de poids que le F-35). Le coût du programme JSF, avec achats des avions et fonctionnement sur une période de temps allant jusqu’en 2065 est estimé à $1.000 milliards ; comme on l’a vu, le F-22 coûterait plus cher, le F-15 serait d’un coût équivalent, les F-16 et F-18 seraient d’un coût inférieur (“légèrement inférieur”, disait-on officieusement dans l’entourage de Ashton Carter). Ces estimations sont caractérisées par des conditions extrêmement précaires et contestables ; elles sont tellement énormes par rapport au volume qu’elles concernent, tellement étendues dans le temps (jusqu’en 2065), tellement vagues dans les conditions (qu’est-ce qu’un équivalent F-15, ou F-16/F-18 du F-35 ? En nombre d’avions ? En versions déjà existantes et en production ou en versions à développer ? Etc.)... On voit mal comment l'on peut tenir de telles estimations comme des références solides. Toute la place existe pour toutes les polémiques du monde.

• L’ordre de la Commission donné au Pentagone de revenir “dans une semaine”(jeudi prochain, semble-t-il) avec des estimations plus précises du coût des alternatives est un point capital. D’une part, il place le Pentagone devant des obligations formelles qu’il ne peut écarter, le Congrès ayant toute autorité dans ses relations avec l’exécutif de ce point de vue ; la remarque vaut d’autant plus que le problème soulevé est d’abord budgétaire, et que c’est à la fois la préoccupation principale et une matière totalement sous l’autorité du Congrès. D’autre part, cette demande officialise la question de l’“alternative” au JSF, – c’est-à-dire qu’elle officialise, en théorie mais d’une façon très précise, rien de moins que l’hypothèse de l’abandon du programme JSF…

En d’autres termes plus généraux et fondamentaux, et pour relier la question fondamentale du programme JSF aux conceptions non moins fondamentales du Système dont ce JSF est une parfaite (?) réalisation, on en est au point où le JSF est devant la menace totale, catastrophique, réellement “nucléaire”, de la destruction de TINA. Comme à peu près l’essentiel des institutions, conceptions, développements divers du système, l’argument essentiel qui sous-tend cette mécanique diabolique est dit TINA (acronyme pour la phrase popularisée à la fin des années 1970, lors de sa première campagne électorale, par Margaret Thatcher parlant du régime hyper libéral : “There Is No Alternative”). Ce qui permet à tous ces composants et divers systèmes pourris jusqu’à l’os, inefficaces, destructeurs, qui nous emprisonnent comme des carcans dans la prison du Système, de survivre et de ne pas s'effondrer dans la poussière de leur décomposition, c’est l’Article Unique de leur fondement, répété par les serviteurs les plus obtus du Système comme font les perroquets, – encore ces animaux, pas si bêtes, ne se préoccupent-ils pas de défendre de telles absurdités, – à savoir qu’il n’y a pas d’alternative. De même, plus haut cité, Ewing de DoDBuzz nous dit-il, comme l’on dirait fort crument : “c’est une merde épouvantable, mais il faut la manger jusqu’au dernier grain et gramme, parce que c’est le plat du jour et qu’on ne sert rien d’autre…”

Le JSF devient le premier grand exercice concret, chiffres sur table et catastrophe décrite sans la moindre ambiguïté, qui va être examiné par une institution essentielle de la direction politique du Système. On n’en dit strictement rien en fait de prévision, mais on observe simplement que la chose vaudra le détour, à l’heure où plus personne n'est parfaitement libre de ses mouvements, où la dette du gouvernement flotte poétiquement entre $13.000 et $15.000 milliards (qui sait le chiffre exact ?) et que le pays crève de diverses façons tandis que Wall Street continue à encaisser ses bonus. Le JSF est en train de prendre, dans le spectacle de la catastrophe du Système et de la Chute, la place qui lui revient, – bien plus que la “vedette américaine”, la vedette tout court.


Mis en ligne le 21 mai 2011 à 12H37