Le JSF, ou la métaphysique du monopole

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Le JSF, ou la métaphysique du monopole

16 juillet 2008 — Nous ne sommes pas à Farnborough, pas du tout, mais nous pouvons vous dire ce qui s’y passe en réalité. C’est-à-dire, ce qui ne se dit pas ni ne se fait mais ce qui importe. De notre fauteuil, nous avons tout compris.

La vedette centrale, c’est le JSF. Le Pentagone en a décidé ainsi et la machine médiatique suit.

(On parle ici de la machine médiatique spécialisée, nécessairement US ou sous influence anglo-saxonne. Dans le cas du JSF c’est ce qui importe puisqu’il s’agit de convaincre les clients potentiels et les coopérateurs, c’est-à-dire tout le troupeau bêlant du monde transatlantique et consorts, “valeurs communes” en bandouillère, que tout va bien. Ces clients, amis et commanditaires bien informés n’ayant aucune information spécifique s’en remettent donc à cette machine médiatique spécialisée US, parée des vertus du professionnalisme, donc de l’objectivité. Bien entendu, cette machine est un relais de l’information officielle US, mais un relais diablement efficace, un mécanisme de “blanchiment de l’information” comme on dit “blanchiment d’argent”; ce “blanchiment de l’information” conduit au “blanchiment de l’esprit”. Une sorte d'“Ajax ammoniaqué” de l'intelligence.)

Pour constater et mesurer cette offensive, il faut lire par exemple Aviation Week & Space Technology du 14 juillet (accès payant). Un très long article est surmonté du titre qui exprime parfaitement l’appréciation qu’on présente ici, la mission impérative dont est chargée la “bureaucratie du JSF” (on peut désormais parler en ces termes): “Building Confidence”; littéralement, – et littéralement à dessein dans ce cas,– “construire la confiance”, comme on dit de la construction d’un bâtiment; là où il n’y avait rien, il y aura désormais quelque chose qui devra être la confiance. Le “chapeau” de l’article fixe les conditions de ce que certains pourraient prendre, – bien à tort à notre sens, car le virtualisme-JSF subsistera, – comme une sorte d’entrée du programme dans la réalité: «Production-representative F-35 flies, and JSF development schedule looks more realistic» (à peu près: “le F-35 représentant un avion de production vole et les prévisions de développement semblent plus réalistes”). L’introduction de cet article sonne effectivement comme une intronisation; tous les problèmes seraient enfin résolus, nous passerions à la phase d’épanouissement du programme comme on entre dans un monde enchanteur, le DisneyGlobal des avions de combat du XXIème siècle. Pour nous convaincre que vraiment on brûle, c’est-à-dire qu’on commence à brûler, on a même forgé une formule nouvelle, entre les fameux “la fin du commencement” et “le commencement de la fin” des Mémoires de Churchill: «the beginning of how we get to the end of development» (“le commencement du processus menant à la fin du développement”, – si l’on veut: “le commencement du commencement de la fin”).

«When the Lockheed Martin F-35B lifted off for the first time on June 11, it was an outward sign of an inner shift in the program, a growing confidence that the Joint Strike Fighter is finally and firmly on a schedule that is executable and can be used by international customers to begin planning their purchases.

»Aircraft BF-1 is not only the first short-takeoff-and-vertical-landing (Stovl) F‑35B, it is also the first production-representative JSF with a weight-optimized airframe that is substantially different internally to that of aircraft AA-1, the first F-35 to fly. The first flight of BF-1 “is the beginning of how we get to the end of development—5,000+ flights to go as we roll out incremental capability,” says Marine Brig. Gen. David Heinz, F-35 deputy program executive officer.

»After an extensive redesign to reduce weight, a midcourse review that cut two test aircraft to restore budget margin, and technical challenges that have included an electrical system glitch in flight and two blade failures in engine ground tests, both manufacturer and customer officials have high confidence in the latest schedule.»

• La fin de l’article sonne comme une ouverture triomphale: nous y sommes! La confiance grandissante est “palpable”, vous pouvez la toucher. C’est comme si le JSF était sorti d’une longue traversée de désert. C’est comme si le programme naissait, c’est comme si le JSF était né à Farnborough. Personne ne s’est aperçu de rien puisque tout va bien depuis le début, et que le début ce n’est pas aujourd’hui (le programme JAST, devenu JSF en 1995, fut lancé en 1993), et que nous avons eu déjà, de cette façon, plusieurs “naissances” successives. «The increasing confidence within the JSF program is palpable. “It feels like we are in a different place,” says [Dan Crowley, Lockheed Martin executive vice president and F-35 program général]. “We’re not taking the challenges for granted, but in our discussions [with the partner nations] no longer is the question ‘should I buy?’, but ‘when will I buy, how many will I buy, and what’s the cost?’”»

• Est-ce donc pour demain ? Pas du tout. Il faut admettre que la fin déjà promise et d'ores et déjà annoncée n’est pas vraiment rapide, puisqu’il y en a encore pour six ans (oups: selon les meilleures prévisions et donc si tout va merveilleusement, il aura fallu 18-20 ans avant que le premier JSF puisse espérer approcher ce que le jargon désigne comme l’IOC, – ou Initial Operationnal Capability)… «With six years of development work still ahead of it, Lockheed Martin will have to live with the new schedule. “This will be the last SDD schedule we track ourselves to,” says Dan Crowley, executive vice president and F-35 program general manager. He notes that the company knows where the risks are and is “working to mitigate” them.»

• Est-ce donc pour demain? Oui, sans aucun doute, car l’essentiel du court terme de l’effort de relations publiques a pour objet de convaincre, voire de “forcer” les principaux coopérants à acheter dès 2009 des avions de développement présentés également comme avions de “pré-familiarisation” des pilotes de ces pays, puis servant aussi à l’entraînement, – très chers, ces avions, c’est-à-dire que leur véritable fonction est, au travers d’un très gros investissement, de verrouiller les engagements de commande de ces pays: «The U.K. will buy two aircraft in Fiscal 2009, in LRIP 3; the Netherlands, one in 2009 and one in 2010. Lockheed Martin is holding open a slot for Italy to buy its first aircraft in 2009, with Rome expected to decide by August. British, Dutch and Italian pilots will participate in U.S. OT events, then there will be a combined Red Flag event designed to satisfy the additional OT requirements of the international partners, says Heinz.»

• Un autre article de la même édition («The Cost Question») prend en compte, comble de transparence, l’un des principaux problèmes de JSF: combien coûte-t-il? Assez curieusement, bien que la tonalité générale de ces enquêtes nous fasse comprendre que tout est réglé pour le programme JSF, cette question de base apparaît ne l’être pas du tout. Les estimations officielles (déjà doublées par rapport aux estimations de départ), présentées comme le coût ferme et officiel du JSF depuis 3-4 ans, sont désormais présentées comme une variable absolument pas fixée, qui demande à être revue vers le haut pour pouvoir trouver un semblant de stabilité. «Based on the most recent data available, the Pentagon estimates the cost of the conventional takeoff and landing (CTOL) variant to be $49.5 million. The short takeoff and vertical landing (Stovl) version is expected to cost $69.3 million and the carrier variant, $64.5 million. These numbers will certainly increase, and Lockheed Martin JSF Executive Vice President Dan Crowley says new data being gathered now will be more realistic and reflect the “factory actuals.”»

• On voit par ailleurs d’autres facteurs du programme JSF, qui sont traités dans d’autres articles ou d’autres médias. Nous nous en faisons l’écho empressé dans notre Forum, notamment, de la question de la concurrence du JSF sur les marchés extérieurs et de la question de la concurrence du JSF avec le F-22.

Une “narrative” sans fin

…On pourrait continuer sans fin à égrener les problèmes du JSF, sans nombre, qui sont proclamés officiellement résolus alors qu’ils ne se sont officiellement jamais posés, et qui continueront d’ailleurs à se manifester alors qu’on les proclamera officiellement résolus. Ainsi en est-il de cet étrange programme: tout le monde veut le faire le plus vite possible, tout le monde apporte sa contribution à son encensement, – que ce soit les constructeurs privés, la direction du Pentagone, les services armées, les coopérants non-US, les clients officiels consentants, les clients potentiels désignés par acclamation, la presse elle-même, voire les concurrents lorsqu’ils s’abstiennent de concourir contre le JSF, ce qui est le plus souvent le cas. Tout semble machiné dans le sens de la réalisation triomphale de la chose, l’appel sentimental aux vieilles alliances, le film sans cesse projeté à nouveau des certitudes de la Guerre froide, la fascination irrésistible et impérative pour l’Amérique, la corruption pro-américaniste psychologique (et accessoirement vénale) existant dans les rangs des autorités militaro-politiques des pays de l’OTAN, le virtualisme absolument dévastateur agissant comme un processus de “blanchiment du mensonge” et ainsi de suite… C’en est à ce point qu’on finit par se demander: mais qu’est-ce qui empêche le JSF de se faire sans poser le moindre problème? Pourquoi tout ce remue-ménage triomphant, pour simplement annoncer: le JSF va se faire? Il nous semble que c’est une chose entendue depuis 1994, depuis 1999, depuis 2002, depuis 2006 et ainsi de suite. Jamais un programme n’a été développé pour être verrouillé aussi en amont dans son développement (tous les coopérants, les huit pays non-US, avaient signé leur engagement initial en 2002), et jamais un programme aussi définitivement mis sur pied dès l'origine n'a été autant de fois proclamé comme enfin verrouillé et prêt enfin à l'envol.

Le JSF est présenté comme si universel, si impératif qu’il n’a pas d’“ennemi”, qu’aucune place n’est laissé à un concurrent. Lorsqu’il s’en présente un qui a échappé à la nasse, la réaction est de suffoquer d’indignation et d’avoir des mots d’une extrême violence, d’envisager même d’exiger que l’“ennemi” (le F/A-18E/F en l’occurrence) vienne faire amende honorable avant de se retirer. Il semble y avoir comme une incongruité à prétendre se poser comme concurrent d’un avion, le JSF, si universellement imposé et accepté. Le JSF dispose ainsi d'une sorte de monopole métaphysique. D’autre part, s’il n’y a pas d’ennemi, n’est-ce pas que quelque chose se trame? Alors, s’il le faut, on s’en fabrique, et c’est chez soi-même qu’on les trouve (à nouveau le F/A-18 et le F-22, ennemis du JSF, au point où l’on voudrait bien avoir leur peau…). Il n’est pas nécessaire de démontrer l’excellence et la supériorité exclusives (c’est-à-dire qui ne laisse de place à nul autre) du JSF. Elles vont de soi, l’excellence et la supériorité exclusives.

Cette narrative (fable) du JSF dès son origine a été tant martelée qu’elle est devenue dès l’origine la réalité du programme et qu’elle n’a fait que s’imposer plus exclusivement comme la seule “réalité” possible. Plus personne n’est capable de penser le JSF autrement qu’en ces termes d’exclusivité. Le JSF est resté totalement virtualiste depuis l’origine, et n’a cessé de l’être chaque jour davantage. A mesure de cette étrange “réalité” s’est construit un programme comme la bureaucratie a le secret; un programme gigantesque, labyrinthique, que personne n’est capable d’embrasser ou de contrôler, dont nul n’est capable de comprendre les aléas, les difficultés, les contretemps, les impasses, les pièges, alors que tout cela ne cesse de s’empiler. Les immenses articles de AW&ST sont absolument illisibles tant ils tentent de rendre compte de cette complexité labyrinthique, où chaque service, chaque général, chaque ingénieur, chacun d’eux faisant également office d’agent RP-propagandiste, rend compte clairement du caractère essentiel de la complexe tâche parcellaire, micromanagement d’une partie insaisissable du monstre, qu’il conduit dans le programme, sans que personne ne songe ni ne puisse songer à rassembler les pièces du puzzle et à apprécier globalement la chose. Une “bureaucratie du JSF” existe d’ores et déjà, transnationale, transatlantique et globalisée, structurée, cloisonnée, farouche et contestatrice, elle-même insaisissable en vierge effarouchée de la métaphysique des fluides.

L’usine à gaz postmoderne qu’est le JSF a décidé de passer la vitesse supérieure dans le seul domaine qu’elle maîtrise: la narrative virtualiste, – et elle a désigné une fois de plus le sacrilège général: la réalité. La formidable campagne de PR (Public Relations) lancée à l’occasion du Salon de Farnborough nous signale que le programme a atteint le stade final de l’américanisme, le stade où, selon le mot immortel de Roosevelt, «We have nothing to fear but fear itself». Puisqu’il est question de “bâtir la confiance”, c’est que la peur s’est installée au cœur du programme universel d’avions de combat dont le but exclusif est d’organiser un réseau mondial et universel dont il serait le cœur et le composant unique, et auquel finalement nul ne devrait échapper. C’est cette nécessité d’exclusivité qui engendre nécessairement la peur. Lorsque nous présentons le titre choisi par AW&ST, “Building Confidence”, et que nous observons: “…littéralement, – et littéralement à dessein dans ce cas,– ‘construire la confiance’, comme on dit de la construction d’un bâtiment; là où il n’y avait rien, il y a désormais quelque chose qui est la confiance”, il nous faut aussitôt nuancer. “Construire la confiance… là où il n’y avait rien”, signifie en réalité “là où il n’y avait rien en fait de confiance”, parce qu’il y a désormais la peur que la réalité puisse venir contester la narrative qu’est le programme JSF.

Il nous apparaît évident que le JSF, terriblement sollicité par les attaques indignes de la réalité durant les trois dernières années, est entré dans sa phase de la bataille ultime, qui est la bataille contre lui-même. Sa victoire nécessaire est aussi, dans l’imaginaire paranoïaque et fécond du Pentagone et de ses tentacules le conduisant et le liant complexe, une façon de tenter de rattraper la déroute américaniste de ces 6 dernières années, y compris l’Irak. Tout cela bouillonne dans la marche en avant pour “construire la confiance”.

Jamais une chose technologique et industrielle de ce poids, un artefact de public relations et une monstruosité économique de cette taille, car c’est tout cela à la fois qu’est le JSF, ne s’est trouvée autant figurer le destin de l’américanisme accordé à la technologie, à la militarisation, à la globalisation “à l’américaine” (les USA devant, les autres suivent). Jamais des facteurs aussi peu rationnels et aussi peu consultés dans la branche de l’industrie aéronautique et de l’aviation de combat que la psychologie, la construction du mythe, la vision fabulatrice de la réalité, l’hystérie paranoïaque dans l’identification de la concurrence, enfin la métaphysique du monopole éternel, à la droite de Dieu, n’ont constitué une part aussi grande d’un programme de cette universelle importance et de cette universelle exclusivité.

Nous attendons avec impatience la suite du programme, comme l’on attend le prochain film dans une série de block busters hollywoodiens.