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837Comprendre le sens profond des choses fait qu’on ne peut désirer en modifier le cours, qu’on sait intuitivement devoir les laisser « suivre leur cours ». Le troubler n’en modifierait en rien l’aboutissement, le faire dévier de sa trajectoire risquerait d’avoir des conséquences imprévisibles et dangereuses. Le comprendre ce cours, le faire sien, est le but de toute intelligence aguerrie. Cette intelligence mène au savoir suprême qui est Non-savoir et Non-agir. En chinois il se dit Tao. Dans cette perspective, l’omniscience se dévoile comme le contraire de l’omnipotence, est de fait, l’omni-impuissance. Sauf que... « Je ne suis pas fataliste, Dieu m’en préserve! L’homme doit agir comme s’il pouvait tout et se résigner comme s’il ne pouvait rien. Voilà, je crois, le fatalisme de la sagesse. Si un homme tombe au milieu d’un fleuve, certainement il doit nager, car s’il ne nage pas il sera noyé; mais il ne s’ensuit pas qu’il aborde où il veut, car le courant conserve toujours ses droits. Nous sommes plongés dans le courant » (1).
Nageons et comprenons donc la raison profonde des choses, c'est-à-dire la nécessité qui les a faites advenir, le mécanisme qui les a fait naitre et se maintenir au long des siècles. Par exemple l’esclavage. Si j’engage ma liberté d’individu agissant au sein d’un processus, ma faible force au fond, pour peser en un point précis de ce processus qui me dépasse dans son passé et s’inscrit vers un futur que je ne connais moins que je ne l’imagine, je me condamne à l’échec, souvent à un résultat allant à l’encontre du but recherché. L’exemple c’est encore les esclaves et leur révolte conduite par Spartacus. Elle fut kairos, occasion saisie aux cheveux par cet homme intelligent et courageux qui, un moment, fit trembler Rome. Mais ce kairos là ne pouvait s’inscrire dans un processus historique, une destinée, un kairos plus vaste si on veut, ne pouvait aboutir tant la nécessité quasiment ontologique de l’esclavage, était inscrite dans la société antique. L’aventure se termina par des kilomètres de crucifiés. Il eût fallu autre chose. L’exemple inverse est celui de l’action individuelle se produisant au moment du retournement d’un processus historique qui de toute façon évolue pour lui-même sans nous consulter. Ce fut le cas pour le droit de cité romain donné à tous les habitants de l’Empire à une époque ou les différences de citoyenneté étaient contre productives et où, de plus, l’influence de la vision chrétienne du monde modifiait les comportements en vue de cette « révolution » de la personnalité dans une société qui auparavant n’en saisissait pas le sens. Pareillement, les nobles français prenant parti pour l’abolition des privilèges en 1789 au moment même où les bourgeois unissaient leurs forces pour les détruire fut un kairos, mais un tragique, voire un tragi-comique. Condorcet et Robespierre furent mis à mort chacun par un extrême de l’impulsion révolutionnaire, et le petit kairos qui se tenait entre eux, attendant son tour, fut négligé. Boudeur, il se présenta quelques six ans plus tard, un certain 18 brumaire de 1799 à une poigne experte où il était sûr d’être saisi. Il le fut et la monarchie renaquit pour quinze ans de ces cendres, caricaturée dans le costume d’un militaire roturier pour revenir ensuite à un « roi pêcheur » obèse et perclus (2). L’aristocratie suicidée, les bourgeois s’approprièrent leurs droits féodaux... Ces droits s’appellent aujourd’hui Fond de Pension et Paradis fiscaux. Il faudra se les réapproprier.
Nous sommes donc devant le double mouvement d’un processus qui se développe, agit pour lui-même dans le cadre d’un cycle de contraires antagonistes/complémentaires. La philosophie chinoise a merveilleusement analysé ce cycle, qui est le cycle du plein mutant en vide et du vide mutant en plein (yin-yang affiné, en jeune et vieux yin, jeune et vieux yang). Si mon action vient se placer dans la même dynamique que le cycle elle réussira, si elle est contra-cyclique elle échouera même si une courte victoire semble faire croire le contraire (victoire de Hollande). C’est donc bien en ce point crucial que nos deux perceptions du monde – l’occidentale et la chinoise – peuvent se rejoindre. Il faut simplement noter que l’Occident s’engagea tardivement sur cette voie. Machiavel sera celui qui tentera de remettre les hommes d’occident sur les rails de l’agir à propos que traduit plus tard l’aphorisme bien connu de notre bon cardinal de Retz : « Il n'y a rien dans le monde qui n'ait son moment décisif. Le chef-d’œuvre de la bonne conduite est de connaître et de choisir ce moment ».
Jugement qui on le voit met la volonté humaine de côté sauf en ce quelle doit être capable de connaître (intelligence) quand le moment décisif se présente ou ne se présente pas (ou est un leurre). Cette connaissance déclenchant l’agir (courage). Borges, dans une autre dimension, va dans le même sens : « L'avenir est inévitable, mais il peut ne pas avoir lieu. Dieu veille aux intervalles ».
Ce « Dieu des intervalles » n’étant rien d’autre que l’action de l’homme qu’Il s’est choisi pour faire Son entrée dans le monde à ce moment (précisons pour les agnostiques ou les esprits chagrins qu’il ne s’agit pas forcément de Dieu le Père). En d’autres termes, l’enchainement des phénomènes et des circonstances a sa logique propre et mène à ce qui doit arriver sauf… si un « deux ex machina » provenant d’une décision humaine « inspirée », dévie le destin comme l’obstacle imprévu déviera la balle qui devait tuer celui qui était visé par le tireur d’élite…
Shakespeare témoignera aussi de son intérêt pour l’agir juste mais en faisant subir au kairos un léger « decrescendo » en ce qu’il fait intervenir la volonté humaine sous la forme du courage de ne jamais se coucher : « L'homme à certaines heures est maître de son destin. Nos fautes ne sont pas dans nos étoiles, mais dans nos âmes prosternées ». Il récuse le destin (nos étoiles), mais au profit d’un force de caractère déconnectée du kairos, la volonté d’un individu agissant selon un courage de principe mais aveugle (ne pas se prosterner) et non selon la grande horloge événementielle qui doit lui prescrire le moment puisqu’ « à certaines heures l’homme est maître de son destin ». Oui mais à certaines heures seulement. Avant l’heure, c’est pas l’heure et après non plus. Nos fautes, c’est qu’après avoir raté l’heure par manque d’intelligence du moment clé, nous nous prosternons et prétendons alors que « dieu l’a voulu ».
Si on applique la méthode à notre époque récente, que voit-on ? La finance internationale constituée des descendants de 1789 est à bout de souffle mais intelligente assez pour observer que le kairos, ce sauvageon à l’étrange touffe, n’est pas d’humeur à se laisser capturer, que la poigne manque. Ou, si elle ne manque pas, elle est dispersée en trop de mains de trop de « vilains ». Dupont-Aignan l’anti-monnaie unique, Mélenchon, chantre touchant de la mixité, la Pen, diablesse préférant accuser de nos malheurs les Arabes que la finance, Hessel l’indigné (de mortui nihil nisi bene) qui fit campagne pour Flamby-Pépère, le comité Roosevelt, ou logent des socialistes qui n’osent aller au parti de gauche mais aimeraient y être sans y être tout en y étant, les économistes atterrés qui ne sont pas un parti et peut-être que c’est dommage, et des milliers d’autres anonymes qui espèrent en leur cœur voir se planter le système pour de bon mais qui ont une peur bleu de sa chute. Si bien que Grand Kairos, celui qui ne se montre qu’une fois par siècle, reste embusqué, laisse avancer le pédalo sans capitaine sur les flots démontés car il voit bien que les matelots sont peu enclins à la manœuvre, que certains, ici ou là, dans le gigantesque ventre de fer de l’ignoble machine préfèrent se suicider plutôt que de laisser les thanatopracteurs faire le travail, dernier baroud d’honneur que seul un Cid Campeador pour bande dessinée peut désormais s’offrir. Je souffre donc je me tue. Il est vrai qu’à la décharge de ces marins déprimés, il faut souligner que manquent de vigoureuses et honnêtes Chimène qui, au lieu d’encourager les mâles à donner l’assaut, jouent la Yacoub ou la Badinguet.
Les Clausewitz de pacotille du 21e siècle préfèrent -une fois en Lybie une fois au Mali-, balayer les ennemis lointains plutôt que ceux qui salissent le devant de leur porte ou leur arrière-cour. Ils auraient tort de se gêner puisque les soutiers du navire approuvent chaudement leur petit caporal et qu’ils lui distribuent des satisfécits sur tous les plateaux de télé. Ajoutez à cela, de temps à autre, une ballot belle qu’à Sem en lutte contre le client friand de femen dépoitraillées d’Ukraine et vous avez l’alpha et l’oméga de l’urgence politique. Machisme militaire et fleur au fusil d’un côté, machisme féministe de l’autre. Manquerait juste un mignon de la cour des comptes pour dicter au gouvernement sa politique fiscale. « L'homme à certaines heures est maître de son destin », vous dis-je ! Le sous-homme non. Sa faute est dans son âme prosternée. C’est même pour ça qu’il est sous-homme.
La victoire de Hollande au Mali sera amère. Sa défaite en France est programmée tant son audace à lutter contre l’ennemi vitupéré au Bourget est inexistante. Quand Sarko, ce pitre inculte que le bon peuple de France aime tant (ou un autre de son acabit), sera revenu aux manettes vous pourrez toujours continuer à apprendre Shakespeare à vos enfants. Il sera toujours admiré, toujours joué au Grand Théâtre. Le « moment décisif » du monde selon de Retz sera passé depuis longtemps et celui qui montrera sa touffe après lui, encore très loin derrière. Restera notre Argentin aveugle sur les œuvres de qui nos étudiants feront des « Masters » éblouissants pendant les cinquante prochaines années.
Marc Gébelin
(1) Joseph de Maistre.
(2) Louis XVIII. Le Roi pêcheur apparaît dans le roman de Chrétien de Troyes, Perceval ou le conte du Graal vers 1180. C’est un roi blessé ou roi Méhaignié, un roi donc sans pouvoir. Sa blessure n’est pas expliquée. Perceval découvre par la suite que le roi aurait été guéri s'il l’avait questionné sur le Graal. Mais son tuteur lui avait enseigné de ne point poser trop de questions...
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