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20 juin 2008 — Après les observations du GAO concernant le processus de sélection de l’USAF de son nouveau ravitailleur en vol KC-45 (en faveur du modèle proposé par EADS/Northrop), la situation est très confuse et tendue, autant du côté européen que du côté US, mais pour des raisons différentes. Il y a réellement deux situations, deux façons de voir, d’où il ressort que les Européens n’ont pas nécessairement compris ce qui se passe aux USA, – ce qui n’est ni nouveau, ni surprenant.
Nous nous attachons à deux articles, l’un du Financial Times d’aujourd’hui, l’autre de UPI en date du 19 juin.
• L’article du FT se concentre sur les réactions européennes, avec essentiellement une action anxieuse d’EADS pour qu’aucune déclaration publique ne complique le cas. En effet, la première réaction européenne a été de croire et de penser que le GAO avait été “politiquement motivé” dans sa démarche, pour favoriser le concurrent “Buy American” (Boeing) contre le concurrent européen choisi par l’USAF. EADS applique donc la tactique habituelle chez les Européens devant les remous internes américanistes: l’apaisement (ne pas interférer dans les affaires internes US) en croisant les doigts pour que cette discrétion soit efficace, sans pour autant montrer qu’on comprend exactement ce qui se passe.
«EADS has asked European governments not to comment on a US congressional auditor’s recommendation that the US Air Force reopen a competition for refuelling tankers that the company originally won.
(…)
» “They all seem to accept that saying anything now would be like pouring oil into the fire,” said one EADS official.
»The French, German, UK and Spanish capitals remained silent on Thursday, but the decision in favour of Boeing drew sharp comments from a provincial French deputy official. Bernard Carayon, deputy for the Tarn region, described the outcome as a “a severe blow to transatlantic friendship”, in comments that drew irritation among the EADS ranks.
»Another EADS official said the process had been “tense and critical” in the US, and that any political interference could further jeopardise EADS and Northrop’s chances.
»A senior executive said EADS was confident that the air force would select the US-European consortium if the competition is reopened. “The GAO did not question any of the performance-related criteria,” said the executive. “Our aircraft is still the best.”»
L’article du FT examine également les probables conséquences, notamment la position de l’USAF qui n’a aucune obligation de rouvrir la compétition (les observations du GAO n’ont aucun caractère contraignant). Certains espèrent que l’USAF pourra “régler” le problème dans les deux mois qui viennent (le délai qu’elle a pour répondre au GAO), d’autres que la compétition sera recommencée. Tous admettent que le caractère hautement spectaculaire et polémique du contrat et la tension née des élections présidentielles («Senior US politicians, including Barack Obama and John McCain, the Democratic and Republican presidential candidates, have called for the competition to be rerun»), rendent improbable que l’USAF ignore l’avis du GAO ou le phagocyte par une manœuvre de pure forme.
• L’article de UPI aborde le dossier sous un angle différent. Il nous expose l’effet observé avec le verdict du GAO, notamment pour ce qu’il faut penser de l’état de l’USAF et de la bureaucratie du Pentagone en général. Il est vrai que parvenir à commettre des erreurs dans de telles circonstances, alors qu’on se trouve dans un processus extrêmement délicat du point de vue politique et polémique, dont on sait qu’il sera examiné avec la plus grande attention, dont le résultat sera nécessairement l’objet de contestations diverses, voilà qui en dit long sur l’efficacité de la bureaucratie de l’USAF et du Pentagone. (Le FT mentionne dans son article cette appréciation de Loren B. Thompson qui va dans le même sens : «Sue Payton, the top air force acquisitions official, on Wednesday said the air force would review the decision by the GAO, and “do everything we can to rapidly move forward so America receives this urgently needed capability”. Loren Thompson, a defence analyst at the Lexington Institute, said the GAO indictment of the air force acquisition process would “make it hard” for Ms Payton to remain in the job…»)
L’analyse de UPI :
«The bid process, begun after a lengthy corruption probe ended the service's previous effort to replace its half-century-old fleet of aerial refueling tankers, was perhaps the most closely watched procurement the Air Force has ever undertaken. Officials have said repeatedly the new tanker was their No. 1 purchase priority and that it was up to a decade overdue.
»So, despite the troubled history of large Air Force procurements, the auditors' finding that the process was riddled with “significant errors” left many observers open-mouthed.
»“This was their No. 1 acquisition priority,” Nick Schwellenbach of the Project on Government Oversight told United Press International. “It's astounding that they didn't get it right, given that they knew they would be under the microscope.” But he added that the Government Accountability Office, which reviewed the award, has “repeatedly sustained protests against Air Force contract awards.”
»“If this is the best the Air Force can do on its most critical contract award, the system remains dysfunctional,” said Tom Schatz, president of Citizens Against Government Waste.
(…)
«Schatz said that given Air Force procurement officials “missed it by a mile” on such an important deal, “One wonders what might be occurring with other defense procurements.”
»He was not alone. In a statement Wednesday evening, Senate Armed Services Committee Chairman Carl Levin, D-Mich., said it was vital to find out what had gone wrong – and deal with those responsible.
»“The GAO's decision in the tanker protest reveals serious errors in the Air Force's handling of this critically important competition,” he said. “We now need not only a new full, fair and open competition in compliance with the GAO recommendations, but also a thorough review of – and accountability for – the process that produced such a flawed result.”»
En un sens qui est celui de la logique et par extension, dans ce cas, du bon sens, EADS a évidemment raison. Ce n’est pas l’avion qui est en cause, ni le choix de l’avion, mais bien la bureaucratie du Pentagone (de l’USAF). Le problème est évidemment que les adversaires du choix d’EADS/Northrop vont sortir leurs grands poignards et jouer le grand air de la défense de la base industrielle et technologique US, – ce qui n’est d’ailleurs pas un mauvais argument, même si EADS présente le meilleur avion (à condition, bien sûr, que Boeing n’ait pas un système épouvantable à offrir, ce qui n’est pas le cas). L’argument “Buy American” est un bon, un excellent argument, car la sécurité et la souveraineté nationales ne peuvent être ramenées à des questions de bénéfice et de libre concurrence.
(Pour compléter cette affirmation, il faut préciser aussitôt et avec la plus grande force que les Européens doivent faire exactement la même chose, et appliquer jusqu’à l’extrême du possible la règle “Buy European”. Ce qu’ils ne font quasiment jamais, comme chacun sait, – triste constat, qui n’en détruit pas pour autant l’argument.)
Cet aspect-là, sur l’absence de mise en cause du choix en faveur d’EADS, est vite considéré et expédié. Il faut en venir à l’essentiel, qui est d’observer que le jugement du GAO, effectivement, lève un pan de voile de plus sur l’extraordinaire usine à gaz qu’est le Pentagone. (Car, bien entendu, on ne s’en tiendra pas dans notre jugement à la seule USAF. La remarque de Shatz est significative: «One wonders what might be occurring with other défense procurements», – “défense” signifiant le Pentagone dans son ensemble, avec tous ses us et coutumes.) Le processus de sélection du KC-45, aussi bien huilé et contrôlé qu’il a été, et qui aboutit à des erreurs si impressionnantes que celles qu’a débusquées le GAO, est une démonstration in vivo et in situ massive, à coup de dizaine de $milliards et au risque de mettre en cause une fonction stratégique essentielle (le ravitaillement en vol) de la puissance US, de la situation actuelle du Pentagone. Jamais la tension sur cette question centrale de la puissance US n’a été aussi vive à Washington, et le programme KC-45 en est désormais un élément important.
On comprend alors que l’affaire du choix du KC-45 est en train d’accoucher d’une deuxième polémique. A côté de celle du choix d’un avion européen pour une tâche stratégique si essentielle et de la validité de ce choix, il y a désormais la polémique de l’exposition à nu de l’incurie et du désordre de la bureaucratie du Pentagone. Mais même si elles sont séparées sur le fond, ces deux polémiques seront évidemment mêlées par les circonstances et la forme exacerbée du débat à Washington, – du débat autour de cette affaire, du débat politique en général, du débat engendré par l’atmosphère générale de crise et ainsi de suite.
Cela signifie que l’affaire du KC-45 est entrée dans le domaine de la très grande polémique au cœur du désordre washingtonien. Quelle que soit la valeur que l’on accorde à la proposition d’EADS, quelle que soit la justesse de l’argument qui prétend que le choix de cette proposition n’est nullement mis en cause par l’analyse du GAO, il apparaît inévitable que ce choix soit effectivement aggloméré à la plus grande polémique autour du comportement de l’USAF et de ses capacités à gérer sa propre puissance budgétaire, – et, par-delà, du comportement et des capacités de la bureaucratie du Pentagone.
Tout cela est appelé à durer et la (les) polémique(s) devrai(en)t s’étendre et nous occuper pendant un certain temps. Nous partageons évidemment l’avis de Nick Schwellenbach, de POGO: «It is highly unlikely that the Air Force would override the ruling, given the huge political firestorm that would provoke.» Boeing et ses amis s’activent d’ores et déjà dans le sens de forcer l’USAF à reprendre son processus de sélection à zéro. Cette situation probable signifierait que l’USAF remettrait en marche son processus de sélection, pour refaire cette sélection, que les polémiques trouveraient à se nourrir et ainsi de suite, pendant une période importante (un tel processus dure autour de deux ans). Cela signifie que EADS, le choix d’un système européen par l’USAF, la logique de la coopération transatlantique contre les nécessités de la sécurité nationale, – que tout cela est en train de s’installer au cœur du grand débat sur la crise du centre bureaucratique, budgétaire et mythique de la puissance US.