Le Kosovo et l’infatuation européenne

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Le Kosovo et l’infatuation européenne


1er mars 2008 – Exposant ce projet d’article à une source européenne et l’interrogeant sur l’attitude européenne vis-à-vis de l’indépendance du Kosovo, nous avons entendu ces remarques de cette source: «Les Européens ont vraiment cédé à une pression maximaliste, intransigeante, des Américains. Ils avaient conscience des difficultés qui marquerait une marche forcée vers l’indépendance du Kosovo. Ils ont tenté de freiner, de ralentir le processus. Ils n’ont pas réussi. Mais on ne peut dire qu’ils soient les initiateurs de la situation actuelle, précisément telle qu’elle est, avec ses délais, sa pression, etc.»

On ajoutera bien entendu que certains pays européens se sont prononcés plus franchement et nettement contre l’indépendance. Il s’agit de pays comme l’Espagne, la Grèce, la Roumanie. Leur opposition est d’abord fondée sur des aspects (des effets) concrets de cette indépendance par rapport à leurs propres situations. (Il s’agit notamment des pays qui subissent eux-mêmes des pressions indépendantistes de certaines parties constitutives d’eux-mêmes et qui craignent la contagion, comme l’Espagne avec le Pays Basque. Il s’agit de pays qui craignent les conséquences politiques de l’indépendance du Kosovo sur leur propre situation de sécurité, comme la Grèce qui craint la constitution d’une Grande Albanie.)

Un autre aspect de l’attitude européenne a été, à côté de ces hésitations qu’on se permettra de qualifier de “tactique” ou de conjoncturelle, une attitude systématique de double (triple) langage. C’est spécialement et particulièrement le cas des institutions européennes. On s’est déjà fait l’écho de cette attitude, qui ressort d’un triple langage (c’est bien cela: triple) auquel nous nous sommes déjà intéressés. Même si elle reflète un désarroi profond, cette attitude représente également, exactement à l’inverse, une bouée de sauvetage à laquelle s’accroche cette chose qu’on pourrait désigner d’une façon sarcastique comme “la dignité européenne” pour espérer exister encore. Le triple langage laisse percer, pour ceux qui y croient ou font mine d’y croire pour ne pas compromettre l’idéologie générale, l’espoir que, malgré toutes les vicissitudes, la cause du Kosovo indépendant représente finalement une valeur morale.

C’est à ce point que nous passons à la partie américaniste. La brutalité des pressions pour obtenir l’indépendance du Kosovo, de la part de l’administration républicaine GW Bush, ne doit pas cacher la vacuité de la démarche. L’argument stratégique (disposer d’un point d’appui stratégique, notamment avec la base de Camp Bondsteel) est souvent avancé pour expliquer l’intérêt US pour le Kosovo mais il n’explique pas la pression mise pour obtenir l’indépendance dans les conditions qu’on a connues. (De toutes les façons, les USA sont à Camp Bondsteel depuis plusieurs années et y font ce qu’ils veulent. Pour le reste, nous avons une tendance fâcheuse à douter des arguments stratégiques impératifs qui semblent concerner absolument tous les coins et recoins de la planète.)

D’autres arguments, de pure relations publiques, expliquent mieux la méthode bien dans le comportement de l’administration GW Bush. Cela nous conduit à constater ceci: le Kosovo n’est pas et n’a jamais été une priorité de l’administration Bush et des républicains. Le jugement de Justin Raimondo nous semble à cet égard justifié, tel que l’expose cet auteur dans sa chronique du 29 février:

«It seems to me that the division of labor between the two wings of the War Party is, to a large degree, geographical. The Republican wing is concerned, for the most part, with the Middle East, an orientation that comes naturally to the party's neoconservative leadership and their evangelical Christian Myrmidons. The Democrats are faced toward Europe: their adversary is Russia, and Putin is their version of Saddam Hussein.»

L’insistance de démocrates comme Hillary Clinton en faveur de l’indépendance du Kosovo confirme cette analyse. Samedi dernier, lors du débat qui l’opposait à Obama, Hillary Clinton déclarait: «I've supported the independence of Kosovo because I think it is imperative that in the heart of Europe we continue to promote independence and democracy.» Le 30 novembre 2007, la même Hillary déclarait, prenant position bien au-delà de la position de l’administration GW Bush :

«“The U.S.-EU-Russia Troika will strive to reach a negotiated solution for Kosovo’s future status in order to submit their report to the UN and the world, but given Russia’s stance, it will be hard to come to any agreement,“ said Clinton in Washington.

»“Further postponements are undesirable. The process that began too late because of the Bush administration’s neglect during his first term in office has been exhausted,“ said the senator.

»“Bearing in mind that Russia is threatening to use its veto for any proposal brought before the Security Council, we must be ready to resolutely support the will of the vast majority of Kosovo people,“ she said. “In the event of Priština declaring independence, I will firmly urge the U.S. to recognize that country and I call on the EU to do likewise“»

Cette position nous rappelle que l’indépendance du Kosovo, tout comme l’intervention dans les Balkans, est une des “grandes causes” de l’administration Clinton. (Notamment, “grande cause” de Hillary. Elle joua un rôle fondamental en encourageant, mieux en convainquant son mari d’engager l’attaque contre la Serbie de mars 1999.) C’est une bataille, le Kosovo, qui n’a rien à voir avec la politique d’après-9/11, ni avec la guerre contre la terreur. Elle renvoie aux guerres des années 1990, principalement en ex-Yougoslavie, justifiées par la doctrine des “liberal hawks” adeptes de l’“interventionnisme humanitaire”, des «bombardements humanitaires» chers à Vaclav Havel. Durant la guerre du Kosovo, en mars-juin 1999, les républicains étaient dans le camp des anti-guerre (un vote à la Chambre des Représentants donna une seule voix de majorité).

La logique de ces conflits répondait aux conceptions de la gauche libérale largement d’inspiration européenne, hors des préceptes de la guerre contre la terreur à venir. Cette forme de guerre des “bombardements moralisateurs” rencontra un soutien quasi-unanime des élites et des intellectuels européens. L’entreprise épousait avec enthousiasme les conceptions “moralistes” européennes d’interventionnisme humanitaire qu’on verrait plus tard énoncées en termes politiques et stratégiques par un Robert Cooper, britannique et blairiste. Ce volet belliciste complétait les conceptions de “bonne gouvernance” dont l’UE s’estime aujourd’hui la dépositaire, comme de la formule de gouvernement la plus avancée et la plus moderniste, pour ne pas dire postmoderne.

L’enfant se présente bien : un Frankenstein-mafieux

Ainsi sommes-nous amenés à une conclusion qui sera développée en dépit de toutes les remarques faites plus haut, qui pourraient laisser croire à une Europe qui a simplement exécuté les consignes de Washington, ou qui a accepté, résignée, les conséquences catastrophiques de ce qu’elle jugeait pour une raison ou l’autre inéluctable. A côté de tout cela, qui existe effectivement mais rend compte pour le Kosovo d’une situation conjoncturelle, existe également l’enjeu d’une utopie basée sur la remarquable prétention européenne de détenir la clef de la formule conceptuelle et structurelle du gouvernement de l’avenir.

L’Europe en tant que telle (essentiellement les institutions européennes) a toujours eu une vision intérieure de la situation du Kosovo, qu’elle considère comme une sorte de protectorat avec annexe stratégique pour le Pentagone. (L’UE paye le prix fort pour cela, puisque c’est elle qui assume tous les frais de fonctionnement du nouvel “Etat”.) La préoccupation des autorités européennes pour la façon dont l’indépendance a été proclamée tient essentiellement à la situation intérieure, d’ailleurs avec toutes les raisons du monde pour cela, mais beaucoup moins à la situation extérieure. La même source consultée plus haut précise qu’ «il a fallu la proclamation de l’indépendance pour qu’on réalise combien cet acte comportait de potentiel de déstabilisation au niveau international, en établissant un précédent par rapport à la souveraineté des Etats, les tendances centrifuges, etc. De même, les intérêts d’autres acteurs, principalement la Russie, n’ont guère été pris en compte et l’on découvre aujourd’hui les problèmes graves que cela soulève».

Idéalement, le Kosovo devait être une sorte de laboratoire pour l’application de la “bonne gouvernance”, la formule de gouvernement postmoderne dont l’UE prétend détenir la recette. Il y a une grande, une considérable part d’infatuation bureaucratique et intellectuelle dans cette attitude. La guerre du Kosovo a été déclenchée en 1999 sans mandat de l’ONU et l’indépendance du Kosovo, applaudi depuis longtemps dans son principe et soutenu par un grand nombre de pays occidentaux et européens, se passe également de la légalité internationale. Le seul problème est que le résultat de l’application de ces conceptions humanitaristes occidentales (européennes) est archi-connu et documenté, bien défini par le mot piteux de Gert Weisskirchen, chef du groupe parlementaire du SPD au Bundestag: «un Etat mafieux». Même si l’UE n’a pas une responsabilité directe dans le processus d’indépendance tel qu’il a été conduit (quoiqu’on puisse penser que son aveugle soumission à la politique US représente une responsabilité directe et fondamentale), le Kosovo est tout de même sa création, sa “chose”, le prototype de ce qui aurait dû être l’enfant de la “bonne gouvernance” européenne. L’enfant est un monstre, une sorte de Frankenstein-mafieux: une organisation intérieure qui suit les lignes des organisations du “crime organisé” aux USA depuis les années 1930 (avec adaptation à l’évolution économique) et une charge explosive de déstabilisation supplémentaire du système international, directement dans la région, indirectement par la jurisprudence de violation d’un des fondements de la loi internationale. Un un mot, c’est l’archétype de l’“Etat de l’usurpation du Droit”.