Le leurre à ciel ouvert, ou la déstructuration de la guerre postmoderniste

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Gens pratiques, les Russes, avec souvent des méthodes de tradition liées à la prépondérance paysanne du pays, notamment dans le domaine des armements où leur rusticité est exemplaire. Il n’est donc pas étonnant qu’ils aient développé un nouveau domaine de la guerre, à la fois G4G pour la rusticité et la simplicité du procédé, à la fois postmoderniste dans son usage et les effets fondamentaux, où la réalité et le virtualisme se mélangent avec alacrité.

BBC.News rend compte, le 11 octobre 2010, de la “stratégie” russe des leurres, avec un développement particulièrement remarquable et soignée de cette catégorie d’“armement”. Les informations sont imprécises, plutôt de type “magazine”, mais recouvrent un projet particulièrement vaste et aux singulières conséquences. Les leurres, en matériels souples gonflables, ont une bonne capacité de représentation de l’original allant des chars aux stations-radars, aux avions de combat, etc., et utilisant des substances simulant pour les systèmes de guidage les signaux de vrais systèmes. Les coûts sont évidemment sans le moindre rapport (de 1 à 100, de 1 à 500, etc.) avec les systèmes qu’ils représentent.

«When the men pump up their next piece of plastic, this one expands into a S-300 rocket launcher, complete with giant truck and inflatable rockets. It is a cross between a ballistic missile and a bouncy castle. And waiting to be blown up are inflatable MiG fighter jets - even entire Russian radar stations.

»These state-of-the-art stand-ins are among the most advanced military decoys in the world. What they lack in firepower, they make up for in flexibility: they are light and can be deployed quickly to deceive the enemy.

»They are also very realistic. They are made of a special material that tricks enemy radar and thermal imaging into thinking they are real weapons.

»The inflatables are stitched together at a former hot-air balloon factory.

Notre commentaire

@PAYANT Le leurre est aussi vieux que la guerre et que les activités humaines en général, mais il a pris une nouvelle allure et un nouvel élan avec l’introduction, au début des années 1970, des armes de haute précision, tirées (notamment à partir d’avions de combat) hors de toute possibilité d’identification visuelle précise d’un nombre très élevé d’objectifs. (En effet, le premier ennemi du leurre, c’est bien entendu l’œil humain avec la capacité cognitive qui l’accompagne.) La première guerre à en faire un emploi important dans notre époque hyper-sophistiquée fut celle du Kosovo. Nous le rappelions récemment (le 12 janvier 2010) à propos de certains projets iraniens.

«Rappelons-nous la guerre du Kosovo, notre première guerre entièrement virtualiste. Après un peu plus de deux mois d’attaques aériennes, du 23 mars au début juin 1999, après que les Russes aient lâché les Serbes à la demande des Américains, les Serbes de Milosevic abandonnaient la partie face à l’OTAN. Les forces de l’OTAN affirmaient alors que leur offensive aérienne avait été un succès remarquable, avec la destruction, notamment, de plus de 150 chars de l’armée serbe au Kosovo. Lorsqu’on put vérifier les résultats des attaques, grande fut la surprise des “experts” otaniens: 14 chars détruits. Le reste des “chars détruits” dans de très belles boules de flammes des bombes intelligentes à $500.000 l’exemplaire touchant la cible de plein fouet se révélèrent être des leurres de bois ou de carton imitant la forme des chars. Le rapport coût-efficacité n’était pas impressionnant, mais qu’importe ils (l’OTAN et l’Occident civilisateur) avaient gagné.»

Les projets russes, qu’ils soient ou non pensés dans ce sens, présentent une perspective différente et nouvelle. Il y a d’abord l’élaboration des matériels et, notamment, leurs capacités de leurres au niveau du guidage identifié par l’adversaire. Il y a ensuite l’élaboration de ce matériel à un niveau important, en nombres et en diversité, qui fait songer à une systématisation pouvant, devant même engendrer une véritable “stratégie” défensive, avec des capacités potentielles pour devenir une “stratégie” défensive/contre-offensive (mélange de leurres et d'armes réelles de riposte). Enfin, il y a surtout l’annonce, la publicité faite autour de la chose, qui constituent une dimension absolument inédite. En effet, le propre du leurre est de ne pas s’annoncer comme étant un leurre, donc de figurer une force réelle beaucoup plus importante que la véritable force réelle. Les Russes choisissent une voie inverse en proclamant qu’ils sont les spécialistes des leurres très avancés, qu’ils en produisent beaucoup, qu’ils vont en équiper leurs forces, etc. A la limite, ils annoncent que leur véritable “forces réelles” seront beaucoup moins importante que leur “forces réelles” apparentes, – ou, dans tous les cas, pourraient l’être, – qui le sait et qui le saura ?

Cette démarche est importante parce qu’elle s’adresse, non à des êtres humains qui peuvent élaborer, réfléchir, changer d’attitude ou de posture, mais à des armées qui sont en général devenues très sophistiquées, hyper-informatisées, etc., qui n’ont plus guère de contacts, dans le chef des sapiens qu’on y trouve encore, avec la réalité du terrain. Par exemple, cette démarche s’adresse à la tendance qui va devenir absolument déferlante de l’utilisation des drones, ou UCAV, déferlante certainement dans les forces US, comme on le voit au Pakistan où la chose (l’utilisation des drones) devient convulsive… Ce qui implique que les Russes “s’adressent” aux USA et à leurs forces armées dans ce cas, et à ceux qui leur sont proches ? Bien sûr, qui en douterait ?

Pour l’instant, ne nous occupons pas du champ de bataille, car ce leurre-qui-s’affiche-comme-un-leurre, ce faux qui dit qu’il est faux, a d’abord une utilité dans le temps de paix, et l’on pourrait penser que cette utilité pourrait devenir principale. (On sait que, pour les USA, le “temps de paix”, c’est un entracte dans une guerre devenue absolument éternelle, car tel en a décidé le système.) Il s’agit d’une démarche étonnante dans ses conséquences implicites et potentielles de “déconstruction” de la guerre, selon les plus pures conceptions des philosophes postmodernistes. Si l’on ajoute, à toutes les faussetés, supercheries et mystifications qui abreuvent nos conceptions et nos comportements, surtout dans le cas de ces guerres étranges de la postmodernité (post-9/11), celle d’annoncer que ce qui devrait être vrai pourrait sans aucun doute être faux en partie (mais quelle partie exactement ?), que ce qui fait la puissance d’une armée serait délibérément réduit (mais dans quelle proportion, exactement ?), que cette réduction ne le serait pas en vérité parce qu'elle obligerait l'adversaire à user en vain ses propres forces (mais jusqu'où ?) ; si l’on ajoute encore, le pas supplémentaire et prudent de se demander si tout cela n’est pas supercherie, et que les Russes nous annoncent des divisions de chars gonflables pour mieux nous flouer, alors que leurs divisions sont en réalité robustes et chenillées ? Comment savoir désormais ? Au “brouilllard de la guerre” (“fog of war”) inhérent à la guerre elle-même, les Russes ajouteraient une sorte de “brouillard de la communication” en annonçant une sorte de “guerre du leurre” qui priverait les prévisionnistes musclés du Pentagone de leurs certitudes en fonte et en missiles guidés. Encore une fois, nous ignorons s’il y a ce projet, si la chose est voulue par les Russes, etc., mais nous sommes assurés par conviction que ce facteur du leurre gonflable va faire son chemin, et qu’il le fera nécessairement au Pentagone parce que c’est toujours là qu’aboutit cette sorte de chose, – pour la prise en compte du facteur dans la planification, pas pour une politique d'acquisition de leurres, dont le principe devrait révulser les amoureux de la quincaillerie. Bien entendu, le fait qu’il s’agit de la Russie, et non d’une tribu quelconque d’un de ces sous-pays du bas Empire, constitue, pour le même Pentagone, un élément déterminant et justifie pour l’essentiel notre prévision.

Le Pentagone a gardé de la Guerre froide l’idée que la Russie, c’est du sérieux ; pour cette raison, l’initiative russe sera prise au sérieux et la problématique du leurre gonflable va entrer dans la panoplie des nouvelles “menaces”. Que vont-ils faire ? Développer une nouvelle génération de missiles intelligents anti-leurres et extrêmement coûteux, qui auront pour consigne de rater l’objectif après avoir déterminé qu’il s’agit d’un leurre, pour allé percuter une innocente vache dans le champ d’à-côté ? Ne vont-ils pas créer une version spéciale du JSF, ce qui conduirait à la formule “leurre contre leurre” ? Ne vont-ils pas s’atteler au problème de savoir si ben Laden, depuis l’origine, n’est pas un islamiste gonflable ? On entend déjà les budgets se mettre en place. (On les entend, certes, quand l’on sait que, pour lutter contre les voitures piégées apparues au cours de l’expérience irakienne prolongée de l’expérience afghane, le Pentagone a développé un programme et les services qui vont avec, qui ont déjà dépensé autour de $20-$25 milliards en 5 ans, et qu’on n’arrive pas à réduire la bureaucratie qui s’est créée autour, – à cette lumière, on imagine, sérieusement, les proportions que pourrait prendre un programme anti-leurre.)

Ne nous leurrons pas, cette affaire de leurre est une pierre de grand poids, celle-là non gonflable, apportée à l’entreprise architecturale de déconstruction de la guerre postmoderne ; ou, si l’on veut, la postmodernité et sa déconstruction, qui caractérisent les guerres depuis 9/11, prises à leur propre jeu d’une logique poussée à l’extrême, du cercle vicieux et du mouvement perpétuel.


Mis en ligne le 12 octobre 2010 à 11H10

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