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9892 mars 2010 — Il est incontestable que la vente du Mistral à la France est un des points les plus importants, non seulement de la visite actuelle de Medvedev en France, mais des relations franco-russes, voire de la conjoncture actuelle de la sécurité européenne. Ce sont surtout les commentaires et appréciations du côté de la presse russe qui nous intéressent ici, pour nous donner la perception russe de l’événement, – la plus intéressante en l'occurrence, et la plus libérée des contraintes du conformisme.
• Hier, 1er mars 2010, les Russes enregistraient la déclaration du président français: «La Russie peut acheter deux porte-hélicoptères français de type Mistral et en construire deux autres sur son sol, a déclaré lundi le président français Nicolas Sarkozy lors d'une conférence de presse conjointe avec son homologue russe Dmitri Medvedev, en visite d'Etat à Paris. Deux plus deux est une variante assez équilibrée, a estimé M.Sarkozy. Les deux pays se sont déjà mis d'accord sur la construction du premier des quatre porte-hélicoptères de ce type sur les chantiers navals de Saint-Nazaire (Loire-Atlantique), a ajouté le président français.»
• Il existe un aspect technique important, essentiellement vu du côté russe. Les délais pour la signature de l’achat semblent tenir, de ce point de vue, beaucoup plus des exigences russes que de toute autre raison, notamment politique du côté français. Voici des précisions de Aleksei Danichev, de Novosti, le 1er mars 2010.
«En ce moment, le nombre des changements à apporter au navire à la demande de la Marine russe est la question principale. Pour l'instant, on ne sait pas si l'aspect intérieur du navire change et si des mesures sont prévues pour accroître sa longévité et sa stabilité combative. Ces changements, y compris l'accroissement des effectifs du groupe de débarquement, de la surface des hangars et du pont de chargement, le renforcement des équipements anti-incendie, doivent accroître le potentiel du navire en le rendant plus puissant et plus apte aux opérations de guerre. Sans ces changements, il est peu probable que l'acquisition de ce navire pour la Marine russe puisse être considérée comme opportune.
»Afin de connaître le prix définitif de l’achat, il faut savoir quels changements seront apportés au BPC. Le prix actuel du navire du projet BPC 160 est d'environ 400 millions d'euros, mais, compte tenu des changements demandés, il augmentera certainement. Compte tenu de l'intention de la Russie de construire encore trois navires de ce type, il n'est pas exclu que le prix du projet approche les deux milliards d'euros.»
• L’aspect politique est néanmoins évoqué, ici ou là, d’une façon plutôt tangentielle mais qui marque néanmoins la conscience, et aussi l’agacement, qu’ont les Russes des contestations politiques qui accompagnent cette vente (l’activisme des pays baltes et de la Géorgie, avec relais dans les salons parisiens). En un paragraphe, Andrei Fediachine, de Novosti, exprime clairement, le même 1er mars 2010, l’enjeu de cette vente, et notamment les conséquences catastrophiques pour les relations franco-russes si elle n’avait pas lieu (souligné en gras par nous).
«Ce voyage restera dans les mémoires non pas en raison de l’exposition “Sainte Russie” à Paris ou de l’Année croisée France-Russie, mais surtout à cause du porte-hélicoptère Mistral. La Russie souhaiterait acheter des navires de type Mistral et obtenir une licence pour la construction de trois autres navires. La France est prête à les vendre. C’est la première transaction aussi importante entre un pays de l’OTAN et la Russie. Les Mistral se sont si solidement mêlés au tissu des relations Russie-France, France-OTAN, OTAN-UE-Russie-France-pays baltes-Géorgie qu’on ne pourrait les arracher qu’ au prix de conséquences très douloureuses…»
• L’agence Novosti interviewe un expert de l’IFRI parisien sur les relations franco-russes, Thomas Gomart, le 1er mars 2010. L’extraordinaire prudence de la réponse, lorsqu’il aborde la question des Mistral, son acharnement à lier cette vente à l’appartenance de la France à l’OTAN, marquent le climat de ces milieux d’experts français. Aujourd’hui, la moindre réflexion stratégique européenne d’importance en France ne peut se concevoir d’être faite sans référence constante à l’OTAN, avec la France comme nation résolument atlantiste.
«Le deuxième cadre très important est évidement celui des rapports entre l’OTAN et la Russie puisque on est finalement en présence d’une situation de sécurité qui n’est toujours pas stabilisée après la guerre de Géorgie, d’une part avec l’initiative Medvedev, de l’autre avec l’élaboration du côté de l’OTAN du nouveau concept stratégique. L’enjeu est bien pour la Russie de trouver une place dans l’architecture de la sécurité européenne, une place qui lui convienne et en même temps une place qui soit aussi acceptée par les autres partenaires européens et en particulier par ceux qu’on appelle encore les nouveaux membres de l’OTAN, et en particulier les pays Baltes.
»Dans ce cadre-là, la relation entre la Russie et la France est importante dans la mesure où la France est revenue dans le commandement intégré de l’OTAN au printemps 2009 et qu’il n’y a donc plus dans la politique étrangère française l’ambiguïté habituelle entre ce qui d’un côté relevait de l’alliance, et ce qui de l’autre relevait de l’organisation militaire à proprement parler.
»Les Français sont presque pleinement intégrés à l’OTAN et d’une certaine manière il y a une volonté française d’essayer de faire évoluer les relations entre l’OTAN et la Russie. Cela renvoie notamment aux discussions qui ont court aujourd’hui sur le navire Mistral c'est-à-dire la perspective que la marine russe puisse acheter des bâtiments de projection et de coopération.»
• D’une façon générale, les Russes n’apprécient guère les déclarations ampoulées et grotesques de tel ou tel ministre, – Kouchner en l’occurrence, et sans surprise, – qui marquent la soumission de ces ministres au “parti des salonards”, anti-russes, pro-atlantistes, type-Glucksman et sa bande. La piètre “manœuvre” dans ce cas consiste à séparer, même à opposer Medvedev à Poutine. Une bonne mesure de la pensée politique binaire en France.
Ici, on cite à nouveau Andreï Fediachine, qui résume le discours général, on devrait dire “la ligne” des journaux français comme on parlait de “ligne” pour la presse soviétique du temps de l’URSS. Nul besoin, après cela, de consulter la presse française, absolument sans intérêt. (A nouveau, soulignés en gras par nous, les mots qui confirment partout l’importance de la transaction Mistral.)
«À l’occasion de cette visite, les journaux français sont “obsédés” par les mêmes questions et les mêmes réponses : a) Peut-on sceller une amitié avec la Russie au moyen des Mistral ? b) Avec qui vaut-il mieux se lier d’amitié : avec Medvedev ou avec Poutine ? La réponse à la première question se résume à peu près à ceci : il faut se lier d’amitié, si nous voulons un véritable partenariat, si nous ne sommes pas des hypocrites et si nous ne percevons plus la Russie comme l’Union Soviétique. Il faut l’impliquer dans la sécurité européenne, au lieu de la pousser à réanimer ses ambitions impériales. Pour éviter de répéter le “conflit caucasien”.
»La deuxième question est depuis longtemps rhétorique et la réponse semble claire. Elle a été formulée à la veille de la visite de Dimitri Medvedev par Bernard Kouchner, le ministre français des Affaires étrangères, qui a déclaré, dans une interview au journal Le Monde : “La génération de Medvedev, c’est autre chose que Vladimir Poutine”, avec Dmitri Medvedev c’est plus facile, car il est plus ouvert aux idées occidentales, plus libéral et, en fait, Medvedev, comme s’est exprimé un expert français, “c’est un nouveau Gorbatchev”. Mikhaïl Gorbatchev serait certainement content de l’entendre.
»Bref, Medvedev est, pour ainsi dire, digne des Mistral, et Poutine, non. Mais ils seront probablement vendus à l’un et à l’autre. Merci au penchant pour la culture.»
@PAYANT Nous observons que les commentaires et appréciations russes de ce voyage de Medvedev à Paris et du point central que constitue l’affaire du Mistral sont d’un intérêt bien supérieur à la récitation de langue de bois que nous offre la presse française. Aucune surprise dans les deux cas: (1) le Mistral est bien l’affaire centrale des relations franco-russes et, peut-être même, de la situation de sécurité paneuropéenne aujourd’hui; (2) la presse française est totalement du type Pravda atlantiste, elle aussi soumise, à droite et à gauche, au diktat du “parti des salonards” (parti des salons où l’on dîne et où l’on cause, si vous voulez). Cela nous rappelle ce que Villepin, qui est bien placé dans les sondages merci, disait de la presse française (voir notre Messagerie, le 21 juin 2006), l’identifiant comme “de la pâtée pour chats”, – ce qui ne doit pas éveiller l’appétit de ces nobles animaux.
Sur ce chapitre, en passant et pour donner un supplément de nourriture aux chats, on observera combien le diktat du “parti des salonards” pousse à l’exploration audacieuse de terres presque inexplorées de la sottise et de l’inculture politique. Comparer Medvedev à Gorbatchev, pour pouvoir mieux suggérer in fine (on aura compris, avec l’écho à peine étouffé des bruits de bottes du “salonard”) que Poutine ce n’est pas très loin de Staline, voilà qui vaut son pesant d’invitations dans les dîners en ville.
Dans cette affaire, la volaille parisienne sue sang et eau pour vendre ses bateaux, sur consigne du président qui ne cesse de transpirer pour sa réélection devant les chiffres du chômage et pour affirmer qu’il est tout de même capable de soutenir une grande politique (franco-russe en l’occurrence), tout en restant persona grata dans les dîners en ville. C’est bien à ce niveau de terreur intellectuelle qu’on se trouve, suscitée par le diktat d’une pression politique de conformisme et s’exprimant selon des termes d’une futilité absolue, – mais tout cela, rassurons-nous, rémunérée de diverses façons pour l’influence ainsi dispensée; c'est donc bien à ce niveau également qu’évolue la pensée française, politique, stratégique et le reste.
Face à ce poulailler marqué par la terreur mondaine, les Russes évoluent, eux, en forçant parfois sur l’argument pesant. En un sens, ils semblent persuadés de pouvoir le faire aussi bien, ayant mesuré la futilité et la légèreté de la société parisienne et de son émanation politique par effluves par rapport à l’importance de cette affaire, aussi bien dans leur résistance (de convenance) à la vente que dans les arguments (irrésistibles) pour la vente. Ils ont conclu que les Français veulent effectivement vendre le Mistral, à plusieurs exemplaires, mais qu’ils doivent passer par diverses fourches caudines. Eux-mêmes, les Russes, adoptent donc une politique de certaines exigences et d’un rythme assez lent. On aurait pu signer solennellement l’accord à Paris, comme le voulait Sarko, mais ce sont les Russes qui ont freiné. L’accord est tout de même confirmé pour la nième fois, ce qui permet à la presse française de mastiquer son habituelle dose de “pâtée pour chats”, mais sans l’éclat, pour la partie française, d’un accord solennel. On dira que c’est de bonne guerre et que les Russes ne sont plus au temps où ils faisaient des cadeaux.
Normalement, donc, l’accord devrait se faire puisqu’il est déjà fait. Dans le cas extraordinaire où il ne se ferait pas, où il s’enliserait, – un coup d’Etat dans les salons de Glucksman, par exemple, – les conséquences seraient absolument catastrophiques pour les relations franco-russes, au point où il est effectivement devenu extrêmement difficile d’envisager un échec. Fediachine a raison: «Les Mistral se sont si solidement mêlés au tissu des relations Russie-France, France-OTAN, OTAN-UE-Russie-France-pays baltes-Géorgie qu’on ne pourrait les arracher qu’au prix de conséquences très douloureuses…» Pour “conséquences très douloureuses”, lisez une quasi période de rupture entre la France et la Russie. Le résultat est donc là: le Mistral est désormais au centre de l’échiquier; toute la veulerie du monde, aujourd’hui rassemblée à Paris pour cet événement, n’y peut rien et, même, constitue un moteur paradoxal pour faire de cette affaire, qui aurait pu rester plus discrète mais qui est ainsi montée en épingle, un enjeu de plus en plus formidable pour la sécurité paneuropéenne.
Le comble de cette affaire est que, malgré toutes ces contorsions, le “parti des salonards” et les “amis américains” ne sont pas prêts d’oublier l’affaire et l’équipe dirigeante français, Kouchner en bandoulière, a déjà un pied dans l’enfer poutinien. (Quant aux Russes, de leur côté, ils n’oublieront pas non plus ces remarques de Kouchner.)
Cette affaire est d’une grandiose symbolique de pacotille, en plus d’aspects extrêmement ironiques qui révèlent, ou confirment les caractères de chacun, du côté français où le malaise est considérables, – au contraire du côté russe. Elle nous conforme la couardise et la grossièreté de Kouchner, tout comme les réflexes de boutiquier de bazar de Sarko (deux Mistral à fabriquer pour chacun, voilà qui doit faire l’affaire). Cette “symbolique de pacotille” ne va tout de même pas au-delà de la pacotille, par définition, et l’affaire Mistral reste ce qu’elle est, ou plutôt ce qu’elle est devenue. Le seul Français qui avait dignement présenté ces dimensions nouvelles qu’elle a acquises était Fillon, qui n’avait pas jugé bon d’insulter Poutine pour le recevoir, en novembre dernier, à Paris.
Une fois écartée la pacotille, reste donc l’essentiel. L’affaire Mistral est désormais au centre des affaires de sécurité paneuropéenne et les phrases prudentissimes de Gomart, où l’allégeance à l’OTAN est de mise, n’en contiennent pas moins une dose d’explosif considérable. Dire que «Les Français sont presque pleinement intégrés à l’OTAN et d’une certaine manière il y a une volonté française d’essayer de faire évoluer les relations entre l’OTAN et la Russie. Cela renvoie notamment aux discussions qui ont court aujourd’hui sur le navire Mistral…», – c’est affirmer que les Français se posent tout de même comme maître d’œuvre du rapprochement avec la Russie, – que ce soit pour entraîner l’OTAN nous importe peu, – et que ce rapprochement passe nécessairement, désormais, par la vente d’armements devenus stratégique et politique à cause de la tournure prise par l’affaire.
C’est une sorte d’équation mathématique de bons sentiments. Au plus il faut dorer la pilule au “parti des salonards” pour faire accepter cette vente, au plus cette vente est, pour être justifiée tout de même, haussée au niveau le plus haut des relations stratégiques entre la Russie et la France (celle-ci, bien sûr, dans l’OTAN, et avec l’accord de l’OTAN, et pour le bien de l’OTAN, etc.). Il en reste alors, pour l’essentiel, que la chose est devenue la pierre angulaire d’un accord stratégique fondamental entre la France er la Russie; et que l’échec de cette transaction, dans toutes ses dimensions, n’est plus envisageable, sans risquer une catastrophe majeure dans les relations entre la France et la Russie, – donc, par équivalence mathématique (voir plus haut), – dans les relations entre la Russie et l’OTAN, puisque la France s’en pose vertueusement comme l’intermédiaire, alors que l’OTAN ne cherche qu’une chose aujourd’hui, qui est d’améliorer ses relations avec la Russie.
Tout le monde, à l’Ouest, se tient par la barbichette. Les Russes doivent commencer à comprendre comment manœuvrer avec cette basse-cour occidentaliste. Dans ce paysage, la France reste son objectif privilégié parce que ce pays reste, pour la Russie, le meilleur point d’accroche d’une coopération de sécurité avec l’Ouest. (Parce que la France, malgré la basse-cour parisienne, reste productrice d’armements puissants et structurellement autonomes et souverains, et qu’une coopération avec elle sera de la même sorte, autonome et souveraine.)
Il s’agit là d’une mécanique supérieure, que les divers acteurs ne peuvent réellement contrôler dès lors que l’idée (la vente du Mistral) a été lancée et que les divers intérêts parcellaires des uns et des autres y ont trouvé leur compte. Désormais, l’enjeu stratégique et de grande politique dépasse tout le monde, d’autant que l’effet d’apparence constitue un verrou qu’on peut difficilement faire sauter. (Par “effet d’apparence”, nous voulons dire que les Français, notamment, sont trop engagés et ne peuvent plus guère reculer sous peine de “perdre la face”, de paraître céder à des pressions qui les ridiculiseraient, – dito, le “parti des salonards.) Les Russes sont aussi engagés mais beaucoup moins contraints. Ils n’ont pas d’obligation de type “symbolique de pacotille” à prendre en compte. Néanmoins, eux aussi voient leur intérêt dans le marché, simplement ils veulent obtenir les meilleures conditions possibles et ont beaucoup d’arguments pour y parvenir.
L’affaire Mistral continue sa marche en avant. Elle est en elle-même beaucoup plus intéressante que tous ceux qui prétendent avoir leur mot à dire, – sauf, sans doute, les Russes. Pour utiliser le même procédé de paraphrase déjà utilisée hier à un autre propos, on dira, en sollicitant cette fois la paraphrase à la limite de la correction, que, heureusement, dans cette affaire Mistral comme dans nombre d’autres, la France c’est beaucoup plus que les Français.
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