Le “modèle britannique” qui nous séduit tant, décrit par un historien des idées, – ou l’extrême de notre crise identitaire

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A Londres, le président Sarkozy, qui n’en est pas à une contorsions du langage et de l’idée près, a célébré “l’entente formidable” (Sarko-Gordon Brown) en célébrant le “modèle britannique” dont il a affirmé qu’il était un de ses guides et un de ses objectifs. Parallèlement à sa visite mais certainement sans intention de nuire, The Spectator publie le 26 mars un essai de l’auteur de théâtre et l’historien des idées David Selbourne, décrivant l’état de crise profonde où se trouve plongé le Royaume-Uni, – le “modèle britannique” en question.

En fait, Selbourne dépeint la crise des démocraties occidentales et du système libéral, dont effectivement le Royaume-Uni est un des phares incontestables, donc un des stades les plus avancés de cette crise. Il compare in fine la période actuelle pour le Royaume-Uni à celle du milieu du XVIIème siècle, où intervint la “révolution“ de Cromwell: «In Britain in the mid-17th century, before Cromwell took up the sword, the people were said to be “mad with liberty”, as now. He spoke of the “carnal confidence” which many had in “misunderstood and misapplied precepts”, as now. Moreover, with Western economies largely driven by “consumer spending” and growth made the measure of national progress, liberal democracies must be regarded as stumbling towards the dark.»

L’état du Royaume-Uni aujourd’hui? «The ills of Western democracies are afflicting the most liberal societies known to history. Among other things, Britain suffers from growing inequality, housing shortage, a falling quality of health provision, rising rates of many types of crime, a failing pedagogy, agricultural impoverishment and a huge scale of “consumer debt”...»

La péroraison de l’historien des idées va au coeur du débat le plus fondamental, avec la dénonciation de l’attaque contre l’idée de nation. C'est la mise en évidence de la crise identitaire qui affecte les démocraties occidentales, – encore une fois, le “modèle britannique” en premier pour son compte.

«With such retreats, many from moral cowardice, there has necessarily come lost identity and lost sense of nation. Indeed, in these times of misjudgment, sense of nation is now as if under taboo, to civil society’s peril. Citizenship (of an increasingly identityless country) has also been permitted to signify so little that no polity could cohere on its basis, “modernise” as you may. Moreover, no society can rest, or has ever rested, upon the possession of rights alone, whether “human rights” or other. But in these times of misjudgment, duties, and especially enforceable duties — the duties that bind us — are once more perceived by many as intrusions and impositions upon personal freedom.

»In a “plural” society, mere co-existence among its increasingly separate parts is not enough to sustain it. This, too, was once a commonplace political truth. “If well cared for”, declared Cromwell in 1657, “the interest of the Nation” was “better than any rock to fence men in their other interests”, private interests. In Britain, such “interest of the Nation” has been gradually submerged by, and sold off to, “market forces”, subordinated to extra-territorial jurisdiction, and hidden from sight. In this flux, the half-baked policies of today’s main political parties have largely converged, while what Cromwell called the “lost honour” of parliament — with even Mr Speaker (and his wife) accused of malfeasance — has further weakened government itself.

»Why? Among other things, because attempts to set the national house in order cannot succeed when the public holds politicians in growing contempt. Those who place their own private and party interests before the public good cannot lay down the law for others. “Come, come, we have had enough of this,” Cromwell told the Rump Parliament in 1653. Today, many millions of discontented British citizens doubtless think the same when they contemplate the state of the nation, the nation for which it is thought to be wrong to care.

»And it is here that there is to be found the greatest misjudgment of all: underestimation of the extent and degree of subterranean anger in Britain — or in those who have not yet left it, or who cannot go — over its inequities, its sequestered or flogged-off public institutions, its destructive and self-destructive freedoms and licences, and much more besides.

»“Liberty” to Cromwell — and we must listen again to this voice — meant ‘rigorous settled obedience to laws that are just’; or, as Burke put it, “we must give away some natural liberty to enjoy civil advantages”. “Up and be doing!”, said the great Protector in 1643, speaking directly to us now; “we must act lively, do it without distraction, neglect no means”; and, going to the heart of today’s confusions also, “weak counsels and weak actings undo all”.

»Moreover, as the “free society” disintegrates, it is a progressive not a reactionary stance to favour the restoration of the idea of nation, the values and duties of citizenship, the safeguarding of the public domain from the privateer, the elevation of the ethic of public service over private interest and, yes, ID cards too. To hold otherwise is to invite, or incite, the justly angered to find their own ways to a new political settlement in Britain — or to leave it in ever greater droves.»

Dans cet essai, l’intérêt des opinions de David Selbourne, – qu’on pourrait rapprocher, comme position, de celles d’Alain Finkelkraut en France, – est qu’elles s’expriment notamment dans très forte hostilité à l’islamisme et à la religion musulmane dans le cadre intérieur du Royaume-Uni. Cela permet de mettre en évidence les confusion des diverses positions dans ces questions. Selbourne fait en même temps un procès violent à la société libérale jugée mortifère et suicidaire, et à l’islamisme et à la religion musulmane, dont le statut favorisé dans les démocraties libérales est jugé par lui comme le signe et la conséquence de ce caractère mortifère et suicidaire. Mais si l’on prend la situation de l’attaque contre l’islamisme et la religion mulsulmane au niveau international, on sait que c’est ce même courant libéral, avec la globalisation et le citoyen privé d’identité et transformé en “consommateur”, qui la mène en priorité. Dans ce cas, les situations sont renversées par rapport à celles que dénonce Selbourne qui, au niveau intérieur, assimile dans une même opprobe l’idéologie libérale et l’islamisme qu’elle favoriserait.

Selbourne est un intellectuel de tendance conservatrice. Il se trouve placé devant les mêmes contradictions par rapport à cette référence puisque les conservateurs, qu'on jugerait dévoyés pour l'occasion, notamment les conservateurs anglo-saxons et particulièrement aux USA, sont à la tête du courant déstructurant de la globalisation, qui s’affirme dans ce cas de la globalisation américaniste, pour les besoins de la cause, contre les divers modes de désordre ou de résistance de l’islamisme. La référence de l’islamisme est un faux masque ou un faire-valoir pour le libéralisme. Elle est déstructurante au niveau intérieur des nations non-musulmanes, et donc sa cause est applaudie et sa pénétration favorisée par le courant libéral. Elle est au contraire structurante au niveau international, par sa seule résistance à la globalisation ou par son rôle dans diverses résistances nationales, et elle est attaquée par le courant libéral. Où est la substance? Où est l’accident?

Il s’agit donc de distinguer la substance de l’accident. La question de l’islamisme et de la religion musulmane est une référence contingente, qui peut changer complètement de sens selon le point de vue que l’on adopte. Le vrai procès de Selbourne est fait contre une société par essence déstructurante, dont, estime-t-il, l’un des aspects de cette déstructuration est l’accueil qu’elle fait à l’islamisme. L’essentiel est bien dans la critique du courant déstructurant lui-même, qui est le courant libéral transnational, qui tend à mettre en cause toutes les structures qui lui résistent, et particulièrement l’idée de nation en premier.

«L’Angleterre a perdu son identité et le sens de la nation», écrit David Selbourne, et c’est évidemment l’idée principale de son essai. Est-ce là le “modèle” que célèbre le président français, qui tente de retrouver quelques points dans les sondages en cherchant à figurer une représentation digne et affirmée, une représentation identitaire et dotée du “sens de la nation”, de sa fonction? La confusion des idées et des situations, qui caractérise déjà la description d’une situation nationale par un historien des idées, ne peut épargner évidemment un politicien qui n’a pas encore été touché par la grâce du sens de l’Etat. Et encore, certes, si cette grâce existe toujours pour le politicien de base... Quoi qu’il en soit, on saluera au moins cette phrase de Selbourne, parfaitement anti-moderne dans le sens défini par André Compagnon («Celui qui peut dire “nous modernes” tout en dénonçant le moderne.»), – cette phrase exactement: «...it is a progressive not a reactionary stance to favour the restoration of the idea of nation».


Mis en ligne le 29 mars 2008 à 16H49