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2000... Effectivement, que voilà donc une théorie intéressante. Son concepteur n’est pas un de ces dissidents infréquentables, du genre qui fourmille à dedefensa.org. Martin Sieff, qui se présente dans l’interview qu’on va citer comme collaborateur de The Globalist, a été pendant plus de dix ans le chef des affaires internationales à UPI (jusqu’en 2010-2011) et le récipiendaire, durant sa carrière, de trois Prix Pulitzer. Voilà pourtant, 1) qu’il émet ce jugement extraordinaire pour le commun de la presse-Système de voir dans le soutien US aux “insurgés” de Kiev une “initiative catastrophique”, dont les effets vont se faire ressentir au cœur du bloc BAO ; 2) qu’il développe cette analyse dans une interview à Russia Today, ce 21 février 2014.
Sieff ne met pas toute la responsabilité de cette “initiative catastrophique” au débit de Washington. Pour lui, et à notre sens fort justement, les USA à leur niveau le plus officiel (hors des incendiaires-solo comme Victoria Nuland), n’ont suivi que d’assez loin la crise ukrainienne, et ont surtout suivi l’Europe (l’UE) dans son évolution vis-à-vis de cette crise. Plus grave, tout de même : le constat, par Martin Sieff, de la faiblesse conceptuelle du département d’État dans cette affaire, par manque de capacités intellectuelles au plus haut niveau, dans l’équipe dirigeante du département («The US State Department, at the highest policy-making levels, is relatively weakly staffed when it comes to Europe and, for that matter, Russia. The main emphasis in recent years has been primarily on the Asian Pacific and also on the Middle East. They’ve ignored Europe and this lack of high-powered expertise is now starting to tail.») Vient alors sa thèse...
Russia Today: «What do you make of Washington blaming the authorities in Kiev for this violence?»
Martin Sieff: «It’s a catastrophic move, it’s a revolutionary move. There are far greater dangerous implications to this than anybody in Washington or Western Europe seems to realize. It is placing the European Union and the United States on the side of revolutionary chaos and disorder not just in other countries around the world, which would be bad enough, but in the heartland of Europe. This is very dangerous and irresponsible.»
Russia Today: «Did the EU and the US not see the rise of nationalism and extremism in these riots? In effect what we’re seeing is a revolution and that’s what the nationalists want. Is that what the EU and US wanted?»
Martin Sieff: «They ought not to want it, you’re absolutely right. For the EU especially there is an enormous paradox here. The forces that are seeking to break up Ukraine are the same forces that are seeking to destabilize Western European nations. There are major secessionist movements within Western European nations. We see Scotland, very peacefully, about to become independent with its referendum vote scheduled for later this year. Spain has acted very successfully to prevent the disintegration of its country, especially the Barcelona/Catalonia region. The Northern league is a very powerful force, and a relatively moderate responsible force but if rioting was taking place in the street of Spain, France, Italy, Britain, with the express purpose of toppling the government and splitting the state, Europe would not be fanning the forces of destruction along. They would be reining them in. Why then are they fanning the flames over there [in Ukraine]
Il est vrai que nous avons tendance à regarder l’Ukraine, soit avec les yeux du spécialiste en crisologie, et alors l’analyse se réfère au “modèle libyen” ; soit avec les yeux du spécialiste en russophobie, et alors l’analyse se réfère à l’ex-URSS et à la guerre froide, du temps où “l’Europe de l’Est” désignait le glacis communiste. Mais l’Ukraine est un pays européen, ô combien, puisque c’est même l’enjeu de départ et le faux-enjeu d’apparence de la crise. C’est là justement le regard de Martin Sieff, et alors que dans les autres interprétations la pensée conventionnelle fait de l’Ukraine un cas hors-Europe (on veut dire la vraie, la civilisée, la bruxelloise & Cie), qui se révolte justement pour gagner sa place dans le “paradis européen”, lui la voit comme un pays européen dont la révolte d’une de ses parties peut servir de modèle aux forces et sécessionnistes de nombre de pays de “la vraie Europe, la civilisée...”, etc., – et Dieu sait s’il n’en manque pas, comme on commencera à le mesurer lors des prochaines élections européennes. Aussitôt, son propos s’éclaire et la thèse devient lumineuse, et particulièrement jubilatoire car si Sieff dit vrai, s'il y a effectivement un enchaînement de révoltes se référant à l'Ukraine et devant lesquelles les USA seront de plus en plus embarrassés, peut-on rêver plus sévère perspective de déculottée en forme de blowback (“coup de fouet en retour”, selon la CIA) ? (Nous ajouterons que nous sommes nous-ùmêmes intéressés par cette thèse, dans la mesure où nous avons déjà affiché notre conviction que la crise ukrainienne pourrait apporter plus de déboires à l'UE qu'à la Russie : «L’Ukraine est donc engagée dans un processus syrien, dont il n’est assuré en rien qu’il porte ombrage d’abord à la Russie. (Notre remarque du 18 décembre 2013 est plus que jamais valable, notamment en ayant à l’esprit l’engagement polonais derrière l’extrême-droite ukrainienne antirusse par rapport aux normes de vertu de l’OTAN et l’UE, qui ressurgiront à un moment ou l’autre avec leurs exigences : “...l’Ukraine, dont la déstabilisation affecterait beaucoup plus, à notre sens, l’UE elle-même voire l’OTAN que la Russie, qu’elle unirait dans la lutte contre un danger pressant.”» [Notre texte du 23 janvier 2014].)
Ainsi Martin Sieff entre-t-il dans l’affrontement intellectuel en cours pour saisir la véritable signification des événements ukrainiens en introduisant un facteur déstabilisant fondamental. Il est conforté en cela, d’une part par le véritable parcours de Ianoukovitch, élu comme proche de la Russie mais qui a suivi depuis une voie extrêmement sinueuse, qui a cherché un rapprochement avec l’UE et qui a lui-même suivi les négociations avec l’UE dans l’espoir qu’elles réussissent ; d’autre part, par la véritable personnalité des membres de l’opposition insurgée, et notamment des plus actifs, les extrémistes qui ne cessent de s’affirmer comme ultra-nationalistes et anti-UE, partisans d'une “grande Ukraine”, comme c’est le cas pour Andrei Tarasenko, le coordonateur du groupe le plus radical et pointe armée de l’insurrection, Pravy Sektor, et même revendicatifs de certains territoires d’autres pays européens au nom de l’histoire ukrainienne, et notamment de territoires actuellement polonais.
(On peut lire à cet égard le texte de Vladislav Goulevich sur Strategic-Culture.org, ce 20 février 2014, sur les liens entre les nationalistes ukrainiens et les Polonais. L’aide polonaise depuis plusieurs années aux extrémistes ukrainiens, malgré des revendications de ces extrémistes sur des territoires actuellement polonais, vient essentiellement du ministère des affaires étrangères, dont le ministre est Radoslaw Sikorski. On sait que Sikorski, qui a passé beaucoup de temps à Washington, notamment à l’AEI [American Enterprise Institute], le think tank néo-conservateur, fut apprécié comme une “antenne neocon” en Pologne lorsqu’il y revint, en 2005, pour prendre le poste de ministre de la défense [voir le 28 novembre 2005]. A ce titre, Sikorski a certainement gardé des contacts avec ses amis washingtoniens, dont le couple Robert Kagan-Victoria Nuland.)
Cette extraordinaire complication de la crise ukrainienne renvoie résolument à des problématiques européennes, et aux tensions nationalistes et sécessionnistes. C’est en cela que la thèse de Martin Sieff est intéressante et présente un certain crédit. L’ignorance US de cette sorte de problème ne se limite pas au département d’État, bien entendu, comme on l’a vu avec la visite du sénateur McCain en Hongrie, corrélativement à une visite en Ukraine en décembre (voir le 1er février 2014). Mais que dire de l’éventuel aveuglement européen selon cette perception, dont Sieff parle peu puisqu’il est surtout préoccupé de la politique étrangère US ? La crise ukrainienne, avec ses multiples dimensions qu’on découvre peu à peu, intervient alors que l’Europe se trouve dans un état de grande tension anti-intégrationniste, caractérisée par une poussée populiste, sinon nationaliste et extrémiste, et l’un ou l’autre rendez-vous sécessionniste, comme le référendum sur l’indépendance écossaise du 18 septembre prochain. (De nouveaux sondages montrent que les indépendantistes progressent, de 32% en janvier à 38%, tandis que les partisans du maintien dans le Royaume-Uni reculent de 52% à 47%, – voir PressTV.ir, le 21 février 2014.)
Le paradoxe le plus remarquable, à la lumière de la thèse de Martin Sieff, est de voir une crise déclenchée en apparence par la question du rapprochement de l’Ukraine avec l’UE, et selon le thème officiel d’une insurrection pro-UE, risquer, non seulement de “réveiller de vieux démons” selon l’expression consacrée, mais encore de leur donner du crédit et presque le label de l’honorabilité-Système cher au parti des salonards. Il est finalement assez sympathique, dans tous les cas hautement ironique et encourageant pour la pluralité des opinions, de se dire que BHL est venu le 9 février haranguer les foules d’Euromaidan semées ici et là de groupes nationalistes extrémistes, antisémites et fascistes tirant sur le nazisme, tous ayant pignon sur rue dans leurs équipements de combattants des barricades, de ces barricades que certains ont comparé à celles de 1848, année du grand courant révolutionnaire européen... Le Système en perd ses repères et finira par ne plus savoir comment et pourquoi l’on reconnaît un antiSystème.
Mis en ligne le 21 février 2014 à 12H16
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