Le monstre au cœur du système, qui dévore l’intérieur de nous-mêmes

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C’est vrai qu’il y avait un an hier, le Dow Jones était à plus de 14.000 points et l’on sait ce qui lui est arrivé, hier encore, une fois de plus, comme chaque jours depuis sept jours consécutifs. («During the past seven sessions, the Dow has lost 2,271 points, or 20.1 percent. Since hitting an all-time high of 14,164.53 one year ago Thursday, the Dow has lost 39.4 percent».) Maggie Lake, la spécialiste boursière de CNN.News, était, ce jour-là à Wall Street, dans un état d’esprit bien particulier. Car enfin, pourquoi, oui pourquoi cet effondrement continue? On a toujours envie d’avoir de nouvelles explications. Sur son blog à la date d’hier, Lake rapporte ce que lui ont confié de vieux “traders” de Wall Street, hier, à Wall Street. C’est extrêmement intéressant.

«Earlier today I was down at the New York Stock Exchange and talked to a veteran trader who said there is just no confidence. Every time someone tries to step in buy, they get their head handed to them.

»He thought part of the problem was the increase of electronic trade. It used to be that human beings made markets at the New York Stock Exchange and other places. You could see what was out there. Who was buying and selling. Specialists could bring parties together and in some cases stand behind a trade until a fair price was found. It slowed things down, gave cooler heads a chance to prevail.

»Now everything is down by a push of a button. Things can unravel with lightening speed, which is what happened today.

»These kind of furious sell-offs are terrible for confidence. They spook retail investors, who are already lost trillions in retirement savings. They scare professionals who can not make educated guesses on risk. The market will eventually find a bottom, but in the meantime the victims are piling up.»

Certes, la psychologie, encore une fois, mais cette fois en version postmoderne, en version “turbo”, à la vitesse de l’éclair qui caractérise le monde électronique. Nous cherchons, – et nous trouvons, ô combien, – des explications rationnelles considérables pour comprendre et tenter de contrôler la chute des marchés. Nous avons même un digne président (français) de la BCE qui s’adresse (en anglais) aux “marchés”, comme s’il parlait à un corps constitué et raisonnable, voire même à une nation en danger dépendant de ce qu’on nommerait “une âme commune”, en lui demandant de retrouver “ses esprits”, de réagir “rationnellement”. Ce simple petit écho de Maggy Lake leur répond à tous, par ce qu’il nous dit implicitement de monstrueux sur notre monde. Il nous en dit certes tellement plus que des tonnes de traités d’économistes à venir (si l’édition existe encore) sur les “fondamentaux” de la crise. Ces petites choses font l’essentiel, – mais celle-là surtout, car elle relie directement la crise financière et boursière, dans son mécanisme désormais le plus banal, à la crise fondamentale de notre civilisation, à la folie du machinisme, ou du “technologisme”, – cela qui définit plus que tout les mécanismes diaboliques de notre crise de civilisation.

C’est la déshumanisation systématique, ce sont la vitesse incontrôlée et folle, c’est le mouvement automatique, c’est l’impression vertigineuse de la perte de contrôle et de la perte d’identité en même temps; la psychologie s’exprime en une angoisse existentielle devant ce monstre que nous avons créé et qui nous dévore de l’intérieur de nous-mêmes. Les mouvements qui nous entraînent et nous emprisonnent dans une marche en avant forcée, épuisante, de plus en plus aveugle et incontrôlée, ces mouvements deviennent les marques fondamentales de la névrose pure, telle que l’avait identifiée notre fameux docteur Beard, – en l’appelant évidemment “le mal américain”:

«Notre immunité contre la nervosité et les maladies nerveuses, nous l'avons sacrifiée à la civilisation. En effet, nous ne pouvons pas avoir la civilisation et tout le reste ; dans notre marche en avant, nous perdons de vue, et perdons en effet, la région que nous avons traversée.»

Nous serions conduits à penser, comme le lecteur peut s’en douter, que les divers constats qui mesurent la puissance des forces accessoires en action, puissance si grande que l’accessoire tend à devenir essentiel, valent à nos yeux bien plus que toutes les prévisions savamment économiques et financières que l’on peut faire. Nous sommes dans le territoire immense de l’irrationalité, mais à un point où l’on peut se demander si cette irrationalité n’est pas finalement une forme dissimulée prise par la Raison pure. Ce qu’elle fait aujourd’hui, cette irrationalité, par son action mystérieuse et impossible à quantifier, c’est pousser et pousser encore la crise, de paroxysme en paroxysme, pour exposer l’étendue exacte de la monstruosité que nous avons installée au cœur de la civilisation. Il serait bon que l'on consentît à ouvrir les yeux et à regarder le monstre jusqu'au fond de lui-même; c'est instructif.


Mis en ligne le 10 octobre 2008 à 09H52