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9 avril 2006 — Dans les quelques derniers jours, plusieurs événements sont survenus, qui font penser à certains qu’on pourrait être à ce fameux “tipping point”, ce tournant à la fois de tendance et d’opinion devenant un enchaînement politique qui conduirait au retrait US d’Irak. Ce n’est pas la première fois qu’on annonce la chose. Pourquoi cette fois plus que les autres? Contentons-nous d’enregistrer la rumeur tout en notant, comme ferait monsieur de La Palisse, que chaque fois qu’on annonce le “tipping point” il a plus de chance de se concrétiser parce que la situation en Irak a empiré entre-temps.
Quels sont les récents événements que nous mentionnons?
• Les sondages sont maintenant clairs. Les Américains en ont assez de cette guerre. L’un des derniers sondages en date (USA Today/CNN/Gallup Poll, fin mars) donne une majorité significative (54%) d’Américains qui veulent un retrait immédiat ou dans un an au plus tard.
• Un nouveau phénomène se manifeste, du type “démocratie locale” qui est une survivance du système américaniste originel. D’habitude cantonné aux questions locales, ce processus déborde de plus en plus sur la question nationale de l’engagement en Irak. On en a vu des échos dans l’État du Vermont ; il vient de se manifester massivement dans le Wisconsin après d’autres États, conduisant à un total de cent villes US qui ont voté pour un retrait d’Irak : « Simultaneously, 24 towns and cities in Wisconsin, including the city of Madison, joined 76 other municipalities across the country in passing resolutions and non-binding referenda that demand the Bush Administration bring American troops home from Iraq now. This effort was spearheaded by the Wisconsin Network for Peace and Justice. This brings the number of post-war Cities for Peace up to 100. » Notons également une résolution du Sénat de l’État d’Hawaï (le 15 mars) demandant le retrait de la Garde Nationale et de la réserve hawaïenne d’Irak.
• La situation en Irak, dans les milieux “collaborateurs” installés par les Américains, tourne à la farce avec le Premier ministre en poste, Jaafari, qui refuse les consignes américanistes et entend rester en place. La formation d’un nouveau gouvernement s’abîme dans le chaos. Farce et chaos ne présagent rien de bon, dans un pays tellement “au bord de la guerre civile” qu’il y est déjà.
• Il résulte de tout cela que certains jugent qu’on se trouve à un tournant. Le 5 avril, Knight-Ridder Newspapers écrit : « If Congress ever turns against the war in Iraq, analysts may look back at this week as a turning point. »
• Le courant paraît si fort que les anti-guerres en sont à se demander comment rendre leur victoire efficace. Phyllis Bennis, de l’Institute for Policy Studies qui soutient à fond le mouvement, écrit le 3 avril : « The focus of the anti-war movement now needs to change. We no longer need to focus primarily on convincing people the war is wrong — we have largely won that battle. Instead, we need to figure out a strategy of how to transform that majority who oppose the war, but are unsure what to do about it, and how to transform anti-war sentiment into anti-war action and power. »
• ... Il est vrai que les démocrates ont bougé, signe du sérieux de la situation. John Kerry s’est prononcé, le 5 avril, pour un retrait des troupes d’Irak. Patrick J. Buchanan explique précisément le sens de cette initiative, dans son analyse du 7 avril, dont le titre nous annonce que Kerry pourrait être “le candidat anti-guerre” (pour 2008) : « With the Gallup Poll showing 51 percent of Americans want all U.S. troops out of Iraq by year's end, John Kerry has made his move. The 2004 Democratic nominee is calling for complete withdrawal of U.S. forces, if Iraqis do not agree on a unity government by May 15. Even if the Iraqis pull a government together, Kerry wants all U.S. forces removed by Dec. 31.
» The ice is cracking. With half the nation backing ‘Bring-the-Boys-Home-by-Christmas,’ Democratic support for getting out must be in the 60 percent range. Kerry is moving to the base of his party, not away from it. He is kissing the Joe Lieberman wing goodbye. His decision reveals a political calculation that the only way to take the nomination from Hillary is to move left, ride the antiwar horse, and rally the Hollyleft and True Believers.
» In this huge sector of the Democratic Party there has been a vacuum, filled only by Rep. John Murtha and Sen. Russ Feingold. Now, every Democrat who sees himself as the alternative to Hillary is going to have to ask himself: What is the benefit of hanging back and standing with the Bush-Rumsfeld-Rice-Cheney stay-the-course policy? Mrs. Clinton has been here before — in 1968. The Democratic Party is now there again, and she is in the role of Hubert Humphrey, tied to an unpopular war, while Kerry, like Robert F. Kennedy, has just decided the antiwar camp is where the action and passions are. »
Qu’on nous pardonne la redite, tant nous avons proposé souvent ce lieu commun : la situation à Washington est sans exemple ni précédent par son incohérence, son absence complète de logique et de ligne directrice. Alors qu’on échafaude fiévreusement des plans d’attaque contre l’Iran, le mouvement anti-guerre est en train de s’affirmer sur fond d’une défaite américaine en Irak, à un point où ce mouvement pourrait trouver une expression “démocratique” et partisane à Washington. (Le qualificatif “démocratique” sonne étrange dans l’arène washingtonienne ; enfin, puisqu’il s’agit du lieu commun d’usage).
Bien sûr, un seul mot embrasse vraiment la situation : le désordre. Le désordre washingtonien vaut bien, en incohérence, celui que les ambitions américanistes ont installé en Irak. On admirera le souffle extraordinaire qu’il faut aux gens de Washington pour, à côté, tout à côté du vertige de la défaite irakienne, songer à des plans d’attaque contre l’Iran comme s’il n’y avait aucun effet, aucun enseignement à tirer du premier cas pour le second. Mais non, il s’agit simplement du virtualisme à pleine vitesse, une sorte de “turbo-virtualisme” (comme Edward Luttwak parlait de “turbo-capitalisme”), — accélérant vertigineusement la compartimentation et le cloisonnement des sujets.
La réalité? Il y en a encore, et il faut la chercher du côté des événements concrets et terribles, ceux de l’Irak bien sûr. Là-bas, on y “déclare” la guerre civile comme on déclarait, dans le temps, les guerres conventionnelles en notifiant à l’adversaire le début des hostilités. L’aggravation constante de la situation et ses effets sur le sentiment populaire américain ne cessent de prendre de vitesse les prévisions politiciennes de Washington et, désormais, dictent leur conduite aux politiciens. “Tyrannie de la majorité”, certes, — mais qui vaut bien, pour la compenser, la corruption psychologique du personnel politique de Washington.
Si l’évolution anti-guerre pour l’Irak du monde politique washingtonien se confirme, ce ne sera que pure tactique et retraite devant la pression populaire. Cela n’enlèvera rien de l’extrémisme qui a envahi les secteurs centristes ou soi-disant “modérés” de ce monde politique. Au contraire, si l’on envisageait cette chose extraordinaire d’un retrait US d’Irak qui correspondrait à une défaite évidemment terrible, on verrait un surcroît de surenchère dans le sens de l’affirmation de la puissance dans les autres domaines et crises, pour tenter de faire passer la pilule. Dans ce cas, les projets d’attaque contre l’Iran auraient leur raison d’être et notre étonnement douloureux devant la contradiction défaite en Irak-plans de guerre contre l’Iran n’aurait, lui, aucune raison d’être. Simplement, la bataille se ferait à Washington pour savoir qui profiterait politiquement d’une attaque contre l’Iran. Si les anti-guerres pour l’Irak s’affirment et si les démocrates l’emportent en novembre (s’ils regagnent le contrôle du Congrès), ce seront les démocrates qui imposeront à Bush une politique, y compris une éventuelle politique de guerre contre l’Iran.
L’analyse de Buchanan décrit, à notre sens, une situation tactique, qui concerne l’Irak seul où les choses vont vraiment très mal, coûtent trop cher et, surtout, sont trop impopulaires. Pour le reste, aucune raison pour que la radicalisation ne se poursuive pas d’autant que le sentiment populaire (très hostile à l’Iran) l’autorise. La question est alors la suivante : si le parti démocrate devient anti-guerre pour s’affirmer et emporter les élections de novembre 2006, existera-t-il encore sous sa forme anti-guerre en 2008? Mais non… Nous aussi, nous nous laissons aller au vertige de la spéculation. D’ici là, nombre d’événements extérieurs seront survenus, imprévisibles par définition, imprévisibles également dans leurs effets, notamment washingtoniens ; des événements intérieurs auront eu lieu aussi, comme ce mouvement anti-guerre localiste que nous devons suivre avec sympathie tant il retrouve les racines originelles de l’Amérique, en un sens avant que le système ait cadenassé cette puissance. Enfin, si l’hypothèse est rencontrée (victoire du mouvement anti-guerre et retrait d’Irak), nul ne peut savoir quelles seront les conséquences de cet affaiblissement dramatique de puissance des Etats-Unis et les effets de l’effondrement de leur influence qui s’ensuivra.
Pour l’heure, les USA (version Washington, D. C.) ont perdu le contrôle de leur système et de ce qu’il reste de leur puissance. Ils naviguent vers où le vent les pousse, que ce soit le vent de la démagogie ou le vent de la radicalisation, le vent de la retraite en Irak ou le vent de la guerre ailleurs.
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