Le nez et les oreilles de l'histoire, — Théologie de la spécificité des tortures américaines

Notes de lectures

   Forum

Il n'y a pas de commentaires associés a cet article. Vous pouvez réagir.

   Imprimer

 908

Le nez et les oreilles de l'histoire, — Théologie de la spécificité des tortures américaines


Par Manuel de Diéguez, 2 juin 2004 (Voyez le site Manuel de Diéguez)

Que demande le cerveau de Clio en ce début du IIIe millénaire ? La commémoration du 6 juin 1944 permet de poser la question du réveil intellectuel de l'Europe.

Le texte qui suit pose la question de savoir si nous avons quelques chances d'empêcher la chute de la démocratie américaine dans la torture de se réduire à un incident de parcours sans retentissement profond sur la pertinence de la méthode historique actuelle. Pour cela, il faut descendre en spéléologues dans les arcanes de l'inconscient religieux du messianisme américain, puisque nous vivons depuis six décennies dans une gigantesque falsification de l'histoire réelle de l'Europe.

Je l'ai tenté sur un mode un peu sarcastique en démontrant que l'intelligence de l'histoire dépend de la faculté de capter des odeurs et j'ai étudié la faiblesse de l'organe olfactif des intellectuels français domestiqués par un empire étranger. L'observation du nez de Clio conduit à une olfactologie générale et à l'examen de la capacité de l'intelligence de donner son sens anthropologique au naufrage d'un culte de la liberté qui couvre les torturés d'excréments. Si l'on ne comprend pas les sources semi animales de cette théologie de la déshumanisation par la fécalisation des prisonniers, déjà illustrée par la mise en vente symbolique de Saddam Hussein sur une sorte de marché aux bestiaux , on demeure en deçà de l'intelligence anthropologique et théopolitique de l'histoire.

Le 6 juin permettra-t-il à l'Europe de progresser sur le seul chemin qui donne aux civilisations la clé de leurs retrouvailles avec la puissance politique — une avance de la pensée ?

1 - Le flambeau de la torture

2 - On peut cependant prophétiser…

3 - Les nez en l'air et les nez au vent

4 - La promotion du nez

5 - Les maladresses de l'oreille et du nez

6 - L'odeur de sainteté de la torture

7 - L'odeur des domestiques, l'instinct populaire et le génie littéraire

8 - Le cerveau olfactif de l'humanité

9 - Le pif de l'Amérique

10 - Le sort actuel de l'anthropologie olfactive

11 - Remontons le cours du fleuve

12 - Les tortures en Irak et l'anthropologie religieuse

13 - La problématique anthropologique de l'espèce bicéphale

14 - L'anthropologie du prodige eucharistique

15 - L'anthropologie du judaïsme et celle de l'Islam

16 - La culture américaine et la théologie de la torture

17 - Le Christ de la torture

18 - La célébration messianique du 6 juin 2004


1 — Le flambeau de la torture

Au jeu des échecs, le perdant ne va pas jusqu'à l'humiliation de l'échec et mat : il abandonne la partie sitôt qu'il aperçoit la fatalité de son issue. Cette éthique du noble jeu est d'origine guerrière: autrefois, le gentilhomme qui reconnaissait la victoire de l'assiégeant d'une forteresse faisait '' battre la chamade '' et son vainqueur lui faisait une haie d'honneur s'il s'était courageusement défendu. La politique obéit encore quelquefois au protocole de la reddition glorieuse. Le candidat à la présidence des États-Unis n'attend pas la proclamation sans appel des résultats du scrutin populaire pour féliciter son heureux rival. Je ne suis pas convaincu qu'une Amérique qui aura fait torturer ses prisonniers et les aura fait enduire d'excréments se conduira en Saint Cyrien à la face du monde quand elle sera contrainte de retirer ses troupes de la forteresse irakienne sous les huées de toutes les nations.

Je pense que la victoire des armes est toujours amère. Le fer de la logique est fragile. J'ai soutenu, contre Kagan, que l'acier des épées a bénéficié d'une trempe nouvelle dans l'aristocratie moderne du duel. J'ai défendu sur ce site, et cela dès le 14 septembre 2001, la thèse selon laquelle le sang bleu des États a réhabilité des forces morales désormais soutenues par l'ubiquité de l'image télévisée. Mais je n'avais prévu ni que le petit écran ne fonctionnerait à l'échelle d'une éthique internationale que pour avoir diffusé des photos prises en cachette par des tortionnaires souriants et soucieux seulement d'enrichir l'album de famille des démocraties, ni que la barbarie plus dévastatrice que toutes les armes de guerre serait le spectacle des prisons du mépris sécrété par la statue de la Liberté , ni que l'Amérique messianique coulerait l'humiliation de l'ennemi dans le moule d'un gigantisme de la bassesse qu'aucun empire n'avait encore imaginée. Badigeonner de matière fécale les corps entièrement dénudés des Irakiens coupables de s'insurger contre l'occupation de leur pays par les armées d'une “démocratie du salut du monde” n'illumine pas le ciel de New-York.

C'était un prodige de civilisation de substituer l'art de croiser le fer à l'instinct des animaux qui détectent l'ennemi à son odeur. Remplacer l'éclat de l'acier par la puanteur de l'adversaire, effacer la brillance du glaive et la netteté du tranchant par la pestilence qui rend nauséabond le vaincu, c'est plonger l'humanité au plus profond de la zoologie, tellement notre espèce est sortie de la bestialité pour avoir quitté le royaume prédominant de l'olfaction. Et pourtant, toute grande civilisation repose sur l'éducation des narines. Les sacrifices anciens ont été vaincus quand ils ont commencé de répandre une mauvaise odeur; la chair et le sang du Christ sur les autels a commencé de sentir l'assassinat au XVIe siècle. Mais il fallait les narines de l'intelligence pour en détecter les relents. L'Amérique répand désormais une odeur à soulever le cœur des souris et des rats, parce que l'on ne pouvait rien imaginer de plus suffoquant que de symboliser l'odeur d'une civilisation par celle des latrines.

Je me trouve donc tout confus et contrit: les ducs et les princes de l'axe de la torture me ridiculisent de m'être expliqué sur la mutation de la problématique nobiliaire des rapports entre la force et la justice qui résulte du débarquement du royaume de l'image dans la guerre entre la barbarie et la civilisation. Je vais essayer de faire le point de l'évolution que connaîtra la roture pascalienne et sa dialectique au cours des prochains mois. Pour cela, je dois tenter de faire entrer dans le champ de l'odorat de la philosophie le diagnostic de l'anthropologue et son pronostic sur le développement de la maladie. Assisterons-nous à des récessions ou à des métastases accélérées de la pestilence? L'histoire prospective de l'odeur des civilisations fait seulement ses premiers pas.


2 — On peut cependant prophétiser…

On peut cependant prophétiser qu'au cours du mois de juin déjà, on commencera d'assister à de timides tentatives des révisions des parfumages de l'histoire du monde dont les effluves enveloppaient la lecture officielle du destin de toutes les nations de la terre depuis 1945. Au cours du mois de mai 2004, Condoleezza Rice s'était encore exercée à déclarer, face à un monde aux yeux déjà partiellement dessillés, qu'en 1944 l'Amérique n'avait pas attendu de se trouver attaquée pour “traverser l'Océan” à seule fin de “délivrer la France”. L'Europe devait se souvenir de son odeur à l'heure où le blason de l'Amérique subissait des ternissures en Irak. Mais on commencera de flairer , ici ou là , des vérités qui deviendront criantes et identifiables si on les donne à respirer aux Pascal et aux Kant de demain. Les nez à venir détecteront bien davantage que des rumeurs et des murmures d'odeurs. On rappellera que l'Amérique a attendu d'être attaquée sur son sol par l'aviation japonaise à Pearl Harbour pour se mobiliser contre l' “axe du mal” de l'époque — l'alliance de Tokyo avec Berlin et Rome, qu'on appelait le “pacte d'acier”. On se souviendra qu'après la victoire d'une coalition de tous les parfums de la liberté, de la justice et du droit sur cette terre. F. D. Roosevelt voulait imposer à la France l'odeur d'une nation-potiche dont le gouvernement se trouverait entre les mains de l'occupant américain: les billets de la monnaie d'occupation étaient déjà prêts. Si de Gaulle ne l'avait pas emporté sur Giraud, Roosevelt aurait parfaitement réussi cette opération.

Le 28 mai 1946, Léon Blum, à peine libéré de la puanteur des geôles nazies et qui fleurera bon l'innocence de la servitude des Présidents du Conseil de la IVe République, se verra contraint par l'odeur martiale du nouvel occupant de signer avec un certain John Byrnes un accord au parfum de défaite de la France: les films gaulois seront interdits d'exploitation pendant deux mois sur trois sur le territoire national. Pourquoi cela, sinon parce que, deux ans après la libération, l'odeur de Vichy s'était attachée à la terre et que le cinéma américain était chargé d'en dissiper les effluves. Les essences qui entraient dans la composition de la nouvelle servitude du pays n'incommodent que les narines de quelques juristes. Mais à partir de ce mois de juin 2004, une pléiade d'historiens retrouveront, flottante dans l'atmosphère, la mémoire de la France américanisée et ils récriront l'histoire de la IVe République à la lumière de documents malodorants et soustraits à tous les nez depuis soixante ans.


3 — Les nez en l'air et les nez au vent

Pourquoi évoquer le nez en l'air ou le nez au vent des historiens? Et puis, me dira-t-on, si toute l'histoire se laisse mettre en flacons dans un magasin de parfums, que deviennent les autres sens ? Il doit exister des relations subtiles entre l'appendice nasal de Clio et ses oreilles. Quant à la vue, au goût et au toucher, je serais fort étonné qu'ils fussent étrangers au spectacle dont la Muse se régale. Voyez comme la musique a scellé alliance avec le musée, donc l'ouïe avec l'écriture ! On a beau prétendre que l'amusement est étranger au ballet des muses sous prétexte que ce vocable renvoie au museau, l'odeur de l'histoire muselée n'en rappelle pas moins que l'odeur est toujours la première à courir au rendez-vous avec le temps des nations. Observons donc le museau que les pestilences de la torture donnent aux empires et enregistrons la rapidité ou la lenteur de propagation des odeurs de l'histoire. Pourquoi la puanteur des accords de 1946 entre Léon Blum et John Byrnes a-t-elle rampé pendant cinquante huit ans avant de venir taquiner les narines d'une Europe devenue anosmique ?

Car il a fallu attendre le mois de mai 2004 pour que vingt-cinq nez de ministres de la culture du Vieux Monde flairent l'odeur de ce désastre culturel et découvrent que quatre vingt dix pour cent du marché cinématographique de notre continent se trouvent toujours aux mains des parfumeurs d'outre Atlantique. C'est que les malodorances de l'histoire ont beau faire un immense puzzle, les pièces de ce puzzle ont rendez-vous avec des constellations et des nébuleuses d'odeurs qui centralisent et focalisant les pestilences de la servitude. Sans les miasmes de la pourriture de l'histoire que les tortures en Irak ont répandues dans tout l'univers, jamais la contamination de la culture européenne par l'odeur du cinéma américain n'aurait redonné au nez insensible de l'Europe la capacité de renifler l'odeur des images, tellement les cinq sens d'une civilisation communiquent étroitement entre eux .

C'est parce que la vue est intéressée à l'oreille et au museau de l'histoire que les historiens au nez en l'air vont acquérir une finesse d'ouïe soudaine et incroyable de respirer à pleins poumons l'odeur de la démocratie excrémentielle. Leurs travaux alerteront les mémoires sur les dispositions du plan Morgenthaü, qui prévoyait, en 1945, la désinfection industrielle totale de l'Allemagne et sa réduction à l'odeur d'un pays agricole. L'entreprise de désodorisation du plan Marshall se trouvera suspendue: on se souviendra qu'il n'a été lancé que pour noyer dans les parfums du capitalisme l'expansion carnassière de la Russie de Staline, qui rêvait de lancer les contre-odeurs du paradis soviétique à l'assaut de l'Eden américain. On verra naître une science des parfums de l'histoire. On découvrira les recettes qui donnent sa voix, sa saveur, ses yeux, son toucher et ses oreilles à l'ignorance et à l'inexpérience de l'Amérique.

En vérité, l'odeur de la matière fécale dont les prisonniers irakiens dénudés ont été enduits et le spectacle de leur terreur face à des molosses hurlants va provoquer un bouleversement de toute la méthode historique patiemment élaborée depuis les Thucydide et les Tacite; car cette méthode n'était pas encore articulée avec le bon usage des cinq sens de Clio. La plongée de l'espèce humaine dans les arcanes de la démocratie séraphico-excrémentielle ressourcera les sciences humaines dans la quête d'une transanimalité appelée à enfanter des historiens polyolfactifs, polyauditifs, polyoculaires, polyphages et polytactiles, tellement la science de la mémoire de notre espèce paraîtra être demeurée une grande infirme, faute de rétine, de tympan, de cordes vocales, de langues et de mains. Mais le plus extraordinaire dans cette révolution de la méthode sera la promotion du nez au premier rang des instruments d'investigation de la science historique. Tout se passera comme si les quatre autres sens ne parvenaient plus à nourrir l'intelligence qu'après leur passage par l'ascèse de l'olfaction. Les retrouvailles de l'humanité avec le génie originel du nez éclaireront le mystère du système olfactif des animaux, qui exige que l'on ne vende les chiens de race qu'après leur avoir donné leur futur maître à renifler, tellement leur museau est le baromètre de leur éthique.


4 — La promotion du nez

Les historiens dont j'ai salué tour à tour le nez en l'air et le nez au vent percevront l'odeur de l'histoire avec les narines des Cervantès, des Swift, des Tacite. Quand Clio flairera les effluves du genre humain à l'école des hommes de génie de tous les peuples et de tous les siècles, la souveraineté du nez de l'esprit présidera à jamais le tribunal de l'histoire. Alors un grand secret sera révélé à la magistrature suprême du nez : nous saurons enfin pourquoi, six décennies après le débarquement du 6 juin 1944, l'Europe se trouvait encore entièrement occupée par de puissantes garnisons étrangères.

C'est que l'ordre donné aux forces américaines par le général de Gaulle d'évacuer leurs forteresses en France avait si bien alerté les narines du nouvel occupant qu'il s'était hâté de conclure avec l'Espagne, l'Italie, l'Allemagne, la Hollande, la Belgique, le Danemark, la Norvège des traités fleurant bon l'occupation perpétuelle et qui interdisaient à ces nations de sentir leur propre odeur. Mais ce joug interdisait également à toute l'Europe des contes d'Andersen d'ouvrir les yeux et les oreilles sur son sort. Le Vieux Continent ne disposait plus du pouvoir de donner à ses armées l'odeur de son propre commandement. Quelle était la fiole enchantée du général américain qui commandait l'Otan et auquel un secrétaire général européen désigné par la puissance occupante servait de porte-parfum ?

La parfumerie de l'esclavage connaît une grande diversité de ses produits. Cette année, l'anthropologie scientifique fera une expérience nasale dont la portée se révèlera considérable sur le plan de l'élaboration théorique d'une véritable connaissance des odeurs de la servitude: nous saurons, à un micron près, quelle est l'épaisseur de la cire à mettre dans les oreilles d'Ulysse afin de protéger la surdité d'une civilisation. Alors l'Europe entière devra se résigner à découvrir les relations subtiles entre l'ouïe et l'odorat de l'histoire ou légitimer la fécalisation de la conscience universelle par la torture et l'occupation des vingt cinq millions d'habitants que compte aujourd'hui la patrie la plus antique de notre mémoire, celle dont les noms de ses fleuves suffisent à apporter les parfums de nos mille et une nuits. La science olfactive de l'histoire universelle deviendra expérimentale quand elle ouvrira nos oreilles à la voix de la politique qui proclame: « Nous pratiquons la politique qui répond à notre force et à notre taille. »

[Madeleine Albright, voir “La responsabilité des intellectuels européens face au nouvel imperium”, Paru dans la Revue politique et parlementaire, nov.déc. 1997]

L'année 2004 sera celle de la naissance d'une anthropologie de terrain, capable de servir d'appareil auditif aux historiens les plus durs d'oreille.

Puis dès les mois de juillet et d'août, nous assisterons à une accélération soudaine de la réflexion des historiens sur l'odeur de la science historique elle-même. Car Clio aura déjà si considérablement affiné son ouïe qu'elle se rendra à marches forces vers les empires de l'odorat qui lui permettront de se poser la question centrale, celle de la légitimité de l'installation ultra rapide de l'empire américain sur le vaste territoire de la zoologie politique. Certes, l'organe de la vue ne sera pas étranger à la conquête de cette synthèse méthodologique, puisque tous les sens de Clio se mettront de la partie; mais qui ne voit que l'odeur d'une civilisation de l'humiliation et de la torture exige l'audition, au double sens de l'art d'entendre en esprit et d'entendre avec le secours des membranes que les anatomistes appellent des tympans, les cris des victimes terrorisées par des chiens que la puanteur des fèces aura enragés. Mais chacun verra, entendra, sentira que, des trois organes, le nasal, l'auditif et l'ophtalmique, ce dernier demeure le moins concerné, tellement la connaissance expérimentale de la respiration de l'histoire concerne bien davantage l'alliance entre l'odorat et le son que le regard.


5 — Les maladresses de l'oreille et du nez

J'appelle le lecteur de bonne foi à le vérifier sur l'heure au seul spectacle de l'atrophie de la capacité d'introspection des Européens. Cette maladie de leurs yeux demeure de peu de portée si on la compare aux ravages de la sclérose de leur organe nasal et de la partie de leur oreille qu'on appelle le colimaçon. Car deux nosologies parallèles sont la véritable source de ce qu'il est convenu d'appeler la cécité politique, laquelle ne résulte nullement d'un décollement de leur rétine, mais exclusivement de l'atrophie de leur oreille et du rapetissement de leur nez ; car depuis soixante ans, c'est la puanteur et le tohu bohu de l'évangélisation politique du débarquement du 6 juin 1944 que leur oreille bouchée et leur capacité olfactive amoindrie ou éteinte empêche de percevoir. Il faudra donc tenter de préciser le degré de conscience olfactive et auditive de soi qui donne son épaisseur à l'ignorance des acteurs et des metteurs en scène de la démission du continent européen sur la scène internationale.

Au reste, si l'on entend prendre la mesure du peu d'intérêt que présente, pour l'olfactologie historique de demain, le souci de faire concourir le globe oculaire à la connaissance scientifique de l'encéphale de Clio, il n'est que d'observer la cécité de ceux, parmi les écrivains de l'hexagone qui se sont engagés corps et âme aux côtés de la bannière étoilée ; car le spectacle entier de l'expansion d'un empire à l'échelle du globe passe inaperçu à leurs yeux.

De nombreux exemples illustrent ce prodige. C'est ainsi que Jean-François Revel — élu à l'Académie française pour avoir signé, il y a un demi siècle, un essai sarcastique sur Le style du Général — se montre sévère à l'égard des Européens, qu'il juge fort coupables, non pas de lâcher les rênes du Titan et de le laisser étendre son règne sur le monde par la force des armes, mais de ne pas prêter suffisamment main forte à son expansion, ce qui présenterait, dit cet auteur, l'inconvénient regrettable de le conduire à commettre des maladresses stratégiques susceptibles de retarder quelque peu l'avènement bienheureux de son règne . Dans le même esprit, Robert Redeker écrit que l'empire américain est « incapable à lui seul de comprendre la situation, ainsi que la culture irakienne ».

On voit, à ces seuls exemples, combien l'odorat et l'ouïe sont des organes intellectuels et combien ils l'emportent sur la vue, tellement les intellectuels français frappés de cécité ont pourtant des yeux de chair grands ouverts ; c'est qu'ils ne disposent ni d'un organe olfactif branché sur leur cerveau, ni d'oreilles cérébrales, de sorte qu'ils sont condamnés à nourrir leur savoir et leur mémoire de torrents de renseignements qui lassent l'attention de la raison et n'apportent rien de nouveau à l'observation intelligente. En revanche, à peine les successeurs de Darwin et de Freud ont-ils fait quelques progrès dans l'examen olfactif du cerveau simiohumain que l'empire américain a semblé courir à leur secours et leur fournir une manne de renseignements tellement heuristiques que la simianthropologie se demande quelquefois si elle ne ferait pas l'objet d'une bienveillance particulière de la Providence, tellement le matériau olfactif qu'elle recueille lui facilite hautement l'observation de l'encéphale anosmique et sourd des intellectuels français.


6 — L'odeur de sainteté de la torture

Pour l'anthropologie sensible à l'odeur des encéphales, l'énigme à résoudre est tout entière dans une question benoîte et bête comme chou, laquelle pourrait se formuler en ces termes: « Comment se fait-il que l'empire américain répande un parfum si suave que tant d'intellectuels français se constituent en phalanges bien décidées à glorifier son odeur. » Et pourtant, un Guy Sorman souligne avec une entière lucidité que « les Américains font la troisième guerre mondiale » et qu'à la lumière d'une aussi sainte motivation, « les tortures ne constituent qu'un simple épisode dans une stratégie cohérente. La notion d'évolution morale face à l'ennemi ne s'applique pas à la guerre ».

Encore une fois, seule une science historique fondée sur une anthropologie capable de reconnaître à l'odorat et à l'oreille les ingrédients psychobiologiques d'un empire capable de messianiser la torture et d'évangéliser la fécalisation de l'ennemi pourra observer que les croisades des chrétiens ont fait des dizaines de milliers de morts , parce que le triomphe final du dieu reléguait les carnages auxquels ses fidèles se livraient au rang d'incidents de parcours regrettables, mais mineurs et, du reste, indispensables à l'accomplissement du plan divin et au triomphe final de la Vérité. Ce type de puanteur est de type eschatologique. Il a été recopié par le marxisme, dont on se souvient qu'il fut non moins messianique que l'empire fécal de la torture qui élève l'Amérique dans le royaume des anges de la démocratie entre le Tigre et l'Euphrate. On voit que, sans une spectrographie cervantesque, swiftienne, shakespearienne, moliéresque et pantagruélique du fonctionnement proprement théologique de tout encéphale en odeur de sainteté, il n'y a pas d'intelligibilité scientifique possible de l'histoire simiohumaine et que, des cinq sens de Clio, le nez et l'oreille sont seuls appropriés pour fournir au cerveau les documents en mesure de rendre intelligible les documents seulement oculaires.

Que le talentueux romancier Pascal Bruckner n'ait ni la vocation d'un connaisseur machiavélien des relations internationales, ni celle d'un spécialiste chevronné des arcanes du droit public, ni d'un historien à l'œil perçant, mais seulement celle d'un gentil pasteur de la politique évangélisatrice qui rend civiques les professeurs de philosophie de la République, voilà qui ne pose pas le problème de la sainteté de la torture. Il est d'une naïveté catéchétique de regretter l'échec de l'Amérique à « assurer une oasis de démocratie dans un environnement totalitaire » et à « rendre le monde plus sûr ». L'éducation nationale croit avoir besoin d'enfants de chœur habillés en adultes de la politique pour former la jeunesse à l'école d'une édulcoration de l'histoire; mais l'échec de cette pédagogie n'est compréhensible qu'à la lumière de la pauvreté de l'anthropologie qui sous-tend une science historique enfermée dans le temple de la démocratie.


7 — L'odeur des domestiques, l'instinct populaire et le génie littéraire

Les gens simples ne sont pas aussi candides que pourrait le faire croire leur moulage obligatoire par les principes de 1789 : le peuple sait fort bien que la politique du monde ne se trouve pas entre les mains des crucifiés sur la sainte croix des idéalités de la démocratie. Quand un Bernard Kouchner rappelle qu'il a dénoncé les « erreurs politiques » des États-Unis, mais que « l'immense majorité des Irakiens sont heureux qu'on les ait débarrassés de Saddam Hussein », nul ne soutiendra la thèse de l'ineffable candeur du canoniste de la guerre d'ingérence.

Or, rien de ce que le peuple sent de la domesticité de ses intellectuels ne ressortit à la vue. Voit-on la courbure de leur échine? Leurs vêtements sont-ils d'une coupe particulière? Nullement ; en revanche, ils répandent une odeur connue du peuple de France depuis des siècles, celle de la livrée. Remarquez la merveilleuse rencontre de la voix et du nez qui fait sentir aux gens simples l'odeur de la servitude que répand la jactance. Les intellectuels asservis à une puissance étrangère ont beau parler haut et se dresser droit sur leurs ergots, leur prestance cravatée ne trompe pas la « France d'en bas », tellement l'odeur de l'esclave est d'origine animale: le peuple l'a apprise à l'école des bêtes dont il caresse l'encolure et auxquelles il fournit leur nourriture. Il sait que le maître peut se montrer bienveillant ; il remarque également que beaucoup de domestiques demandent seulement de se voir bien traités et parfois écoutés, mais que l'égalité est exclue par définition entre les maîtres et les domestiques.

Le peuple est armé d'un flair tellement infaillible qu'il lirait comme des conseils aux domestiques ces lignes de Kagan: « Pour tempérer l'accusation d'arrogance des Européens, il faut même aller jusqu'à leur accorder un droit de regard sur l'usage que l'Amérique fera de sa puissance, à condition, naturellement, que ce droit s'accorde avec mesure ». Par l'effet d'un accord instructif de l'oreille avec le nez, le peuple demanderait : « Ce Kagan est-il français ? » Messieurs les intellectuels en livrée, vous n'imaginez pas comme le peuple de France se pince les narines sur votre passage !

Mais comment se fait-il que les plus grands écrivains se montrent non seulement de profonds visionnaires de la politique, mais que tout leur génie réside précisément dans la profondeur de leur esprit politique ? Quel est le secret de l'alliance de la plus haute littérature avec l'intelligence politique chez Tacite, Swift, Shakespeare, Cervantès, le Molière du Tartuffe, le Tolstoï de La guerre et la paix ? Si l'infirmité de la plume est toujours l'expression de l'infirmité de la raison politique, c'est que le génie littéraire flaire l'odeur des âmes serves et des âmes fières et qu'il écoute la voix de l'histoire des maîtres et des domestiques.

C'est pourquoi un Carlos Fuentes, grand écrivain et diplomate de haut vol souligne que la politique mondiale a un nez et que ce nez distingue l'odeur des tyrans qui sentent dangereusement le pétrole de ceux que leur éloignement des puits préserve des effluves mortels de l'or noir. Le maître n'entend domestiquer que les despotes dont les crimes se nourrissent d'un pactole sur lequel il entend mettre la main : « Une fois le prétexte des armes de destruction massive éventé, on en a inventé un second : renverser l'infâme Saddam Hussein, créature à la Frankenstein des États-Unis eux-mêmes. Mais pourquoi Saddam et non un autre parmi les douzaines de tyrans grands et petits de notre monde : Mugabe au Zimbabwe, la junte militaire birmane, les despote coréen Kim Jong-Il , le brutal Khadafi, spécialiste dans l'art d'abattre des avions civils remplis de passagers et enfant chéri de Washington aujourd'hui comme Saddam Hussein l'était hier ? Il s'agit d'une pétroguerre où les appétits stratégiques ont primé sur toute autre considération. »


8 — Le cerveau olfactif de l'humanité

Pour la première fois dans l'histoire de l'humanité, un empire rêve de régner sur le monde entier avec les armes d'une théologie du salut, donc d'une forme de l'omnipotence repérable à la sainteté de son odeur. Si le christianisme était parvenu à assujettir la terre à son parfum, ce serait aux formes inquisitoriales de la surpuissance politique qu'il se serait exercé. C'est pourquoi les tortures en Irak sont d'inspiration messianique; elles expriment une catéchèse internationale de la délivrance du péché originel par l'annonciation et la médiation des idéalités de la démocratie.

Aussi longtemps que la méthode historique ne disposera que des narines animales capables de détecter l'odeur des champs pétrolifères, comment Clio acquerrait-elle le cerveau olfactif capable de flairer l'animal politique le plus extraordinaire que l'humanité ait inventé et qu'on appelle une théologie ? Cet animal mi-céleste, mi-terrestre est-il un domestique-né ou bien peut-il s'élever au rang d'un maître et asservir les États en retour? Quaestio disputata. Le lecteur de ce site est familier de l'étude des rencontres entre les deux royaumes d'une science de l'histoire ambitieuse de capter des messages subtils du nez et de l'oreille et de les envoyer au cerveau pour décodage, déchiffrage et décryptage. On se tromperait donc de s'imaginer que la chambre d'enregistrement des odeurs de l'histoire serait circonscrite au nez : en réalité, il s'agit d'un puissant connecteur d'informations en provenance de tous les sens, y compris de la saveur et du toucher. Les ingénieurs de ce puissant organe central de l'intelligence humaine qu'est le nez savent qu'il a commandé l'évolution du cerveau lui-même : au cours des millénaires, notre encéphale n'a cessé de s'enrichir des odeurs de toutes les disciplines de la connaissance. C'est pourquoi, comme je l'ai déjà expliqué, percevoir l'odeur du génie est la forme suprême de l'hyperintelligence olfactive.

Pour que le nez de Clio sente la puanteur d'un empire capable de mettre la démocratie au service d'une politique de la rédemption universelle par la torture, il faut sentir l'odeur de cet empire au sein du Conseil de sécurité, auquel il a demandé de le soustraire à toute enquête des juges du Tribunal pénal international chargé de châtier les crimes de guerre. Mais comment se fait-il qu'il puisse le demander au vu et au su du monde entier ? Le Conseil de sécurité accède à sa demande et nous assistons au balcon et sans murmurer à cette tragédie. Pour percevoir ces effluves, l'olfactologie historique en est aux balbutiements : l'organe nasal de l'humanité est encore en cours de fabrication.


9 — Le pif de l'Amérique

La petitesse du pif du monde a été démontrée à nouveau et tout récemment : il n'était encore jamais arrivé que la terre se crût sauvée par un empire de la sainteté politique; il n'était encore jamais arrivé que, pendant soixante ans, l'histoire du globe terrestre ne fût qu'un remake hollywoodien de l'histoire sainte ; il n'était encore jamais arrivé que, pendant plus de deux générations, les enfants fussent éduqués dans toutes les écoles à saluer un empire messianique changé en oracle de la justice, de la liberté et de la vérité sur les cinq continents. Pour expliquer cette régression de la raison, il faut sentir l'odeur d'une classe politique européenne installée dans un Moyen Âge de la science historique et vassalisée à la suite d'un tragique rapetissement de son appendice nasal. Le pif capable de flairer les vêtements des esclaves couverts de broderies d'or s'est atrophié depuis la chute de la monarchie.

Mais puisque l'Europe véritable sera celle de la connaissance olfactive de l'encéphale de l'humanité, ce sera en spéléologues de l'inconscient théologique qui commande l'animalité refoulée des colosses qu'on appelle des empires que nous devrons enseigner aux jeunes générations l'odeur excrémentielle des idéalités messianiques. Une mythologie de l'Eden peut produire des charniers. L'anthropologie moderne ne répondra à cette question que le jour où l'appareil olfactif auquel notre espèce travaille depuis trois millions d'années sera en mesure de capter l'alliance de Polyphème avec la torture.

Puisse notre puanteur devenue suffocante sous le mince vernis de civilisation et de culture de l'Amérique de Hollywood se changer en l'instrument même d'une prodigieuse promotion intellectuelle et morale de l'infime minorité des Américains qui se sont résolument insurgés contre leur propre nation dans une tragédie des odeurs qui aura ébranlé le monde de l'éthique et de la pensée jusque dans ses fondements. Souvenons-nous de ce que le Président du Festival de Cannes, qui a couronné de la palme d'or un film hostile à la guerre d'Irak était un Américain. Peut-être savait-il qu'André Gide avait dit il y a un demi siècle: « Le monde sera sauvé par quelques-uns. »


10 — Le sort actuel de l'anthropologie olfactive

Mais il est également apparu à cette occasion que ni l'Europe, ni l'Amérique ne disposent encore de l'anthropologie olfactive capable d'accéder aux racines de l'animalité proprement théologique de la seule espèce que le dédoublement de son encéphale entre le “ciel” et l' “enfer” — entre l'ange et la bête de Pascal — livre à un prodigieux appareillage de son auto innocentement. Il faut savoir que toute la machinerie de l'auto-purification est proprement cérébrale et qu'elle diffuse l'odeur de l'auto blanchiment capable de chasser les miasmes de la torture . Le ciel et l'enfer des chrétiens sont précisément construits sur le modèle irakien, puisque l'humiliation sadique et éternelle des damnés cuits à petit feu dans les rôtisseries du diable à Bagdad fait avec l'odoriférance des ressuscités de Washington un contraste aussi saisissant que dans la Divine Comédie.

« Là-bas, les détenus restent à genoux six heures, un bâillon de tissu plein d'excréments serré sur la bouche pour les empêcher de vomir; ils sont gavés d'eau avec un tuyau en plastique ou portent deux lourdes caisses accrochées à un bâton sur la nuque, quatre heures de torture, deux heures de repos, quatre heures... des jours entiers. Quant à ceux qui arrivent de la prison d'Al-Habbaniya, à 15 kilomètres après le pont de Fallouja, ils racontent l'histoire d'Abou Samir, vieillard suspendu trois jours par les bras à une porte, les épaules luxées, et qui a fini par en mourir. »

[Témoignage recueilli par Jean-Paul Mari, Nouvel Observateur Hebdo N° 2062 — 13/5/2004]

Ou encore :

« Les véhicules se présentent toujours devant le même check point et pénètrent dans une sorte de caserne réservée. Ce sont des gens du renseignement américain ou des '' Forces Delta '', celles qui font le bonheur des cinéastes en quête d'épopée et de héros en acier trempé. Le problème est que, derrière ces murs, des informations sérieuses indiquent que les '' Delta '' interrogent leurs prisonniers avec des méthodes plutôt brutales. Pas seulement comme sur les photos qui ont fait scandale. La variante consiste à utiliser l'eau jusqu'à la suffocation, la bonne vieille méthode de la '' baignoire '' pour ceux qui connaissent. On plonge la tête du suspect sous l'eau, on attend les dernières bulles, on le fait respirer, on l'interroge et on recommence. À quand l'usage de la gégène ? Tout cela se fait dans le plus grand secret : personne n'a le droit d'aller titiller les '' Delta ''. Forcément, ce sont des soldats d'élite. »

[Carnets de Bagdad, Jean-Paul Mari, Nouvelobs.com, 28.05.04]

Mais il manquait encore à l'enfer de Dante l'invention la plus profonde de l'animal séraphique, celle d'enduire d'excréments les damnés. Toute la théologie chrétienne et musulmane chargée de symboliser la dichotomie cérébrale d'une espèce scindée entre la damnation et la félicité ignore le gigantesque empire des odeurs, parce que la porte de ce royaume est celle de l'intelligence et parce que la théologie sent confusément que si elle se donnait un vrai nez, elle flairerait l'odeur du diable sous celle de Dieu et que les surprises olfactives du sacré conduisent à classer les religions à leur parfum. Aussi l'Amérique a-t-elle inventé la seule torture capable de provoquer une secousse sismique dans l'anthropologie scientifique, celle d'enduire les damnés d'excréments, afin que la pensée découvre la puanteur propre à la bête schizoïde , celle que son encéphale dichotomique divise entre son ciel et son enfer. Il fallait descendre dans cet abîme-là de l'animalité humaine pour découvrir l'odeur des théologies simiohumaines, mais aussi pour se donner le nez capable de sentir la puanteur de Dieu qu'environnent les effluves de la gigantesque chambre des tortures bouillonnante sous ses pieds.

Une science historique armée d'un nez capable de capter l'odeur de l'Amérique à partir d'une connaissance anthropologique de l'odeur de l'humanité elle-même enseignera en premier lieu à l' Europe politique une nouvelle distanciation du regard sur la psychophysiologie des empires . Que l'Amérique soit tombée tout entière entre les mains d'une marionnette de sa théologie n'est qu'un accès de folie passager de l'histoire de l'humanité. Ce genre d'accident restera sans conséquence si l'Europe se contente de redécouvrir à cette occasion les lois du monde que connaissent les Machiavel ou les Talleyrand. Une science rudimentaire du politique suffit à préserver l'Europe de tomber sous le charme d'un président des États-Unis aux dents blanches et au sourire éclatant. Il n'est pas non plus besoin d'une anthropologie politique armée d'un nez pour savoir que l'empire américain tentera de reprendre son extension sitôt tirée du bourbier irakien, tout simplement parce que la nécessité de s'approvisionner en pétrole survivra à une humiliation militaire même cuisante.

Mais pour que l'Europe s'arme de la volonté d'empêcher au besoin par la force l'empire américain de prendre possession au canon de tout le pourtour de la Méditerranée, il faut une science politique armée d'un tout autre calibrage — celui d'une avance dans la connaissance olfactive du genre humain. Si la Renaissance n'avait pas fait bénéficier l'humanité d'un progrès proprement cérébral, les retrouvailles des humanistes avec la littérature et avec la philosophie antiques seraient demeurées stériles. Mais ils se sont armés d'une philologie dont le nez était capable, pour la première fois, de flairer l'odeur politique des mythes religieux. Faute de conquérir la capacité olfactive qui nous fera accéder à la connaissance anthropologique de notre histoire depuis le 6 juin 2004, nous ne découvrirons jamais que nous portons la pleine responsabilité de notre destin de vassaux de l'Amérique.


11 — Remontons le cours du fleuve

Même si le traité d'alliance entre Hitler et Staline n'avait pas poignardé la France dans le dos, l'odeur faisandée de la République des notables de 1939 et celle, plus sucrée, de l'Angleterre de Nevil Chamberlain étaient incapables d'arrêter un fauve. Dès lors il était bien évident qu'une Europe politiquement infirme paierait fatalement pendant des décennies le prix le plus lourd pour sa délivrance par une puissance étrangère, parce que l'histoire simiohumaine marche à l'odeur et ne fait pas de cadeau sur le marché aux parfums qu'on appelle l'histoire. Mais l'Europe ne sait pas encore que, sur ce marché-là, l'Amérique lui fait acquitter une dette d'un montant coté à la bourse des valeurs théologiques de sa démocratie. La connaissance olfactive de l'histoire détecte les parfums évangéliques de la politique. Inutile de les chercher dans Walt Disney : elles se cachent dans Tacite, Thucydide ou Molière.

Que dit une anthropologie critique dont la rationalité revendique la connaissance olfactive d'une espèce vouée à mêler les parfums du réel avec ceux des songes et à bâtir son identité confuse et bancale sur des précipités oniriques? Cette discipline nouvelle observe en premier lieu que les identités collectives sont composées d'un mélange de deux odeurs, les premières se référant aux paramètres territoriaux et climatiques des peuples et des nations, les secondes à des théologies relativement adaptables à la diversité des lieux et des époques.

Humons maintenant l'odeur du traumatisme hallucinant que la double identité cérébrale de l'Europe a subi. D'un côté , les nations les plus prestigieuses du Vieux Continent ne se reconnaissent plus que dans le parfum doucereux auquel leur statut subalterne les condamne. Certes, la France a retrouvé les effluves de son indépendance antérieure à 1939, mais le continent inodore auquel elle appartient désormais a été placé sous tutelle et ses peuples se blottissent depuis un demi siècle sous le sceptre d'un protecteur dont ils viennent seulement de détecter la puanteur. Elles ont beau prétendre conclure entre elles une alliance autour du cierge central de la démocratie qui illumine le port de New-York, elles ne s'y emploient que sous la bénédiction du souverain de la torture qui a réussi à les empêcher de connaître l'odeur qu'elles ont prises sous un sceptre étranger.

Il en résulte un chambardement cataclysmique de l'empire olfactif du monde. Les peuples de l'Europe ne savent plus comment s'auto parfumer dans les effluves de la torture et les charniers de la Liberté. L'identité de l'Europe est devenue inodore. Deux gouffres la menacent. Si elle se miniaturise, afin de conserver sa fierté, que vaut l'odeur d'une fleur isolée? Mais si elle redresse la tête, ils ne sont pas encore arrivés, les géants de l'intelligence olfactive qui débarqueront dans l'antre du Polyphème de la Liberté et qui lui crèveront son œil unique. A quel feu faut-il rougir le pieu d'Ulysse?


12 — Les tortures en Irak et l'anthropologie religieuse

L'ébranlement politique que provoque la débâcle des parfums et des encensoirs nationaux de l'Europe menace l'embryon même de l'identité qu'elle s'était forgée au cours des siècles et qui se dissipe dans l'atmosphère sous le souffle du monstre. Le Vieux Continent s'échine à conquérir une identité reconnaissable dans le jardin sans odeur qu'il est devenu à lui-même — et c'est à mi chemin de sa dissolution que l'Amérique lui envoie les bouffées pestilentielles qui le privent de l'Eden promis. Du coup, les langues, l'histoire et les religions du Vieux Monde se révèlent bien incapables de relever le défi du géant Polyphème. Voyez l'amputation nasale dont souffre l'Allemagne: à peine Bismarck avait-il promu la germanité à un rang politique mondial digne de la patrie de Goethe, de Kant et de Beethoven qu'elle s'est trouvée terrassée par l'échec de son ambition d'empire hâtif et dont la culture insuffisamment démilitarisée est encore trop récente pour qu'elle parvienne à trouver son assise identitaire et ses repères dans un univers marqué par l'empreinte quasi exclusive de la civilisation gréco-romaine. Aussi sa langue se brise-t-elle sous nos yeux dans un sabir franco-germanique qui conduit son vocabulaire au naufrage de le rendre inutilisable à ses poètes.

Et voici que les miasmes en provenance de l'autre moitié de la boîte osseuse de notre espèce - de l'hémisphère religieux d'un animal semi onirique - sont ceux d'une Amérique messianisée à l'école des pestilences de la torture. Ce séisme a brisé la vie mythologique des scindés de naissance entre les rêves rédempteurs qui les emportent dans les airs et la terre qui leur fait un noir sépulcre. Depuis trois siècles, l'Europe sentait venir cette cassure. La première, la France s'était conquis un encéphale guéri des ivresses et des routines de l'autel. Une sobriété nouvelle ne lui avait pas fait perdre la voix de ses poètes, parce que l'initiation de son génie à la précision et à la limpidité de sa langue lui avait fait découvrir des arcanes nouveaux du sonore: un Mallarmé et un Valéry avaient conclu de nouvelles alliances entre l'intelligence et le “creux toujours futur” que les royaumes de la lucidité sont à eux-mêmes.

Mais comment une Europe de la raison peut-elle s'y retrouver dans un continent encore largement livré aux odeurs de ses théologies et de ses sacerdoces, alors qu'il lui appartient désormais de prendre sur ses fragiles épaules la charge de conduire la révolution copernicienne de la connaissance du genre humain que nécessite la débâcle de l'Amérique dans le naufrage de toute religion ? L'Allemagne elle-même, devenue la consoeur des fils de Descartes et de Voltaire, se réclame des cierges et des prodiges romains à l'Ouest et de Luther à l'Est, tandis que la Hollande et les pays nordiques se divisent entre les parfums des orthodoxies rivales de Luther et de Calvin, les premiers mangeant toute crue la chair adorante et buvant le sang tout frais de la victime du sacrifice de la messe et les autres affrontant un autel désert. Homère souligne que Polyphème était anthropophage : souvenons-nous qu'il s'est fait les dents sur deux compagnons du navigateur. L'Europe de la raison est condamnée à percer les secrets de l'anthropophagie religieuse à l'école des damnés de l'Irak, qui lui rappellent que le christianisme a remplacé le bouc, le bœuf ou la génisse des sacrifices par le “plat divin” d'un homme torturé à mort.

Quel abîme non seulement entre l'Europe des révolutions de la pensée rationnelle et l'Europe des cultes, mais entre les étals sanglants entre lesquels le Vieux monde divise ses odeurs! Évoquant les armées de toute l'Europe livrées à une mêlée acéphale dans la “morne plaine” de Waterloo, Victor Hugo nous a donné l'image d'une “eau qui bout dans une urne trop pleine”. Le suffrage universel est un Waterloo de l'intelligence s'il bout dans un désert privé de toute conscience planétaire de destin de l'encéphale humain. Le continent de l'universalité de la pensée conquerra-t-il un regard nouveau de l'humanité sur elle-même? Il y faut une autopsie du dieu des singes - celui vers le trône duquel montent ensemble les effluves des damnés et ceux des torturés de Bagdad. L'âge de la dissection des idoles a commencé entre le Tigre et l'Euphrate dans l'odeur suffocante du Dieu de l'Amérique.

L'Europe devra prendre la tête de la civilisation du “Connais-toi”, alors même que les élites au timon des affaires sont encore aussi éloignées de connaître l'odeur du genre humain que la théologie de saint Thomas ignorait l'espèce réfléchie dans le miroir de l' Éloge de la folie d'Érasme.


13 — La problématique anthropologique de l'espèce bicéphale

Si la science politique transanimale que l'Europe attend ne captait pas les deux odeurs que dégage l'encéphale simiohumain, celui qui hante les encéphales attachés à la terre et celui qui commande les théologies, la soixantième commémoration du 6 juin 1944 ne fera que souligner combien l'Europe de l'intelligence ne dispose pas encore des antennes olfactives du XXIe siècle. Esquissons la problématique d'une science anthropologique des relations entre ces deux mondes.

La fraction de l'encéphale humain qu'illustre la connaissance et la mise en forme du monde réel et celle dont témoigne une boîte osseuse peuplée de mondes imaginaires se rendent l'otage l'une de l'autre selon des modes divers et instables. Nous appartenons à une espèce bicéphale de nature et dont le psychisme se veut à la fois socialisé et en proie à des désarrimages psychiques sous les assauts du malheur. Nous tentons donc de porter remède à notre déréliction cosmique l'aide de divers modèles de reconnection de notre cerveau avec celui du groupe. Mais nos débranchements et nos rebranchements successifs obéissent à des modèles du tragique tellement mutants au gré des époques et des lieux que nous ne maîtrisons ni les accidents de parcours, ni les métamorphoses de nos songes.

Dans la thérapeutique catholique de l'épouvante, les déconnectés cérébraux se greffent à nouveaux frais sur l'odeur rassurante de la collectivité par le moyen d'un paradigme dont le destin alterné symbolise leur propre oscillation entre les ténèbres de la mort et leur retour au jardin enchanté d'un “salut”: la figure d'un crucifié ballotté du néant aux cieux illustre les pôles opposés du malheur sans remède, puis du transport du sujet dans un royaume enchanté. La créature émerge des ténèbres à s'identifier au sort misérable, puis élévatoire du dieu promis à une sublimation éternelle de son destin dans le ciel. L'extase exprime la sortie de la stase terrestre.

Mais cette effigie du largage, puis de la réintégration suprême du croyant à son surmoi mythique ne répond pas aux capacités cérébrales nouvelles des individus auxquels le cours des siècles a conféré une supériorité intellectuelle significative face à leurs congénères. Ce phénomène s'est produit plus ou moins massivement à diverses époques du monde antique. La dernière remonte au XVIe siècle, quand les rites d'immersion des encéphales émergeants dans la coulée commune ont paru ressortir à des procédés humiliants d'ensommeillement de leur raison aux chrétiens “protestataires”. Ils se sont donc donnés un modèle de dieu d'une autre facture. Ont-ils été efficacement préservés de la foi aveugle et compacte de leurs congénères ? A quelle aune mesuraient-ils l'abaissement de l'encéphale de leurs co-religionnaires? La victime tour à tour crucifiée et glorifiée de l'autel est demeurée le paradigme d'une thérapeutique du recours à l'anesthésie intellectuelle jugée tolérable. L'archétype du rebranchement du fidèle sur le mythe demeurera un torturé à mort dûment reconduit dans l'empyrée après son trépas ; mais le dieu élira ses fidèles parmi les privilégiés que la supériorité de leur boîte osseuse conduira à s'illustrer dans l'arène du salut de l'univers par une intense activité religieuse. Le messianisme les appellera, pensent-ils, à élever leurs semblables à leur propre niveau cérébral.


14 — L'anthropologie du prodige eucharistique

Mais une espèce dont l'encéphale est appelé à se peser lui-même en viendra fatalement à multiplier ses modèles de l'intelligence. On verra se creuser des différences de plus en plus considérables entre les capacité cérébrales qu'illustrera la diversité des théologies. De plus, la connaissance anthropologique des formes que prendra l'odorat religieux illustrera la fécondité de l'exploration olfactive de l'intelligence humaine, et cela notamment dans l'observation du degré de mélange entre le réel et le fantastique. L'étude des diverses formes qu'a prises le miracle eucharistique dans l'encéphale du christianisme révèle des modulations qualitatives de l'intelligence simiohumaine dont la portée anthropologique se révèlera considérable. J'ai déjà dit que le calviniste se livre à la panique de supprimer la viande du sacrifice, tandis que le luthérien continue de voir dans la victime mangée et bue sur l'autel du sacrifice la chair et le sang du dieu.

[Catéchisme de l'église romaine, Plon 1992 n° 1335, 1336, 1353, 1365, 1372, 1374, 1375, 1376, 1381, 1384, etc.]

L'examen anthropologique de ces deux encéphales n'appelle ni les mêmes plateaux, ni les mêmes poids et mesures de la pesée psychobiologique des semi évadés du monde animal.


15 — L'anthropologie du judaïsme et celle de l'Islam

Quant au connecteur mythique élaboré par Moïse, il est fondé sur l'élection céleste, comme le protestantisme, mais le choix inaugural de ses fidèles par le créateur de l'univers obéit à une modulation tribale: il s'agit d'un contrat d'exclusivité entre le ciel et un peuple particulier. En échange du paiement clairement énoncé du tribut habituel d'obéissance et de vénération qui fonde tout État et toute théologie, un destin politique glorieux sera garanti à une nation. Celle-ci se verra séparée à jamais du surplus de l'humanité par la supériorité relative de son encéphale. Ce type de sélection répond à la fois à un modèle primitif et à une mutation évidente de la boîte osseuse d'Israël, puisque ce peuple encore incapable d'observer les idoles abstraites, à l'instar de toute l'humanité actuelle, a rejeté les idoles de bois, de pierre ou de fer un millénaire avant le reste des fuyards de la zoologie.

Mais le modèle de suture entre la terre et le mythe mis en place à cette occasion s'est montré à la fois plus solide et plus précaire que les autres. Plus solide, parce que la jonction entre les deux encéphales de l'espèce schizoïde paraissait désormais scellée par un pacte dont le succès se voulait nécessairement vérifiable à l'école de l'expérience de l'histoire, comme il a été démontré par la réussite provisoire de la sortie d'Égypte et par la conquête passagère du pays de Canaan ; plus précaire aussi, parce que deux millénaires de malheurs et de désolation depuis la destruction du temple de Jahvé à Jérusalem par Titus en 70 de notre ère jusqu'à la Shoah et à la reconquête d'une patrie un instant retrouvée et bientôt reperdue le long du Jourdain, illustre l'évidence que tous les modèles oniriques de soudure entre les deux portions de la boîte osseuse de notre espèce sont inappropriés par nature et par définition. La prochaine étape de la sortie du monde animal passe désormais par l'étude olfactive de l'animalité de toutes les théologies, puisque leur ratage collectif nous reconduit à la torture et à l'odeur excrémentielle des '' hérétiques '' de Bagdad, qui ne font qu'illustrer une forme dérivée de l'enfer des chrétiens. Du moins la théologie juive est-elle la seule que remplissent d'amers reproches à la divinité (Voir François Fejtö, Le juif et son Dieu, Grasset). Restent à décrypter les remontrances à eux-mêmes dont témoignent les remontrances que les dupés du ciel adressent à leur divinité.

L'islam inaugurera un autre type encore d'encéphale collectif branché et débranché: la société se verra placée tout entière sous les bandelettes étroitement serrées d'un code des prescriptions sacrées dont la minutie fera alliance avec un Allah omnipotent, mais accessible à la pitié. Sa puissance permettra d'élaborer un théologie de la fatalité du malheur, donc de sécréter une résignation pieuse aux desseins d'un souverain impénétrable.


16 — La culture américaine et la théologie de la torture

Une anthropologie capable d'étudier les connexions magiques que nous tissons entre les deux mondes qui régissent notre encéphale bipolaire permettra à la science historique d'accéder à un regard nouveau des sciences humaines sur le politique. C'est pourquoi toute analyse qui se laisserait piéger par l'illusion selon laquelle un secteur particulier de la connaissance de l'espèce dichotomisée se laisserait clairement circonscrire perdrait d'avance toute chance d'accéder à une intelligibilité réelle de son objet. Un seul exemple suffira à éclairer mon propos: l'Occident isole la “culture” américaine du champ anthropologique qui l'inclut. On n'entend que des lamentations au spectacle du prétendu naufrage de la “véritable Amérique”, comme si nous souffrions d'un manque subit et cruel du génie de cette nation à la suite de l'effondrement instantané et maléfique de ses idéaux.

L'Europe pré anthropologique ne s'aperçoit pas que les États-Unis n'ont jamais quitté le statut d'un nain culturel. On n'y a vu naître aucun compositeur de la taille d'un Mozart ou d'un Beethoven, aucun peintre de la taille d'un Vinci, d'un Raphaël ou d'un Rubens, aucun écrivain de la taille de Shakespeare , de Balzac, de Molière ou de Proust, aucun philosophe digne qu'on retienne seulement son nom. Les quelques esprits supérieurs qui ont bourgeonné sur le territoire de ce Pygmée de l'art, de la littérature et de la pensée n'ont même pas trouvé parmi leurs compatriotes une phalange de connaisseurs capables de les faire connaître dans le monde — c'est l'Europe qui a fait entendre les voix de Faulkner, de Hemigway, de Henry Miller ou de Steinbeck.

Dès lors, il devient impossible d'expliquer l'engouement aveugle d'une fraction des élites intellectuelles mondiales pour une culture non seulement privée de toute profondeur, donc de toute lucidité véritable, mais délibérément superficielle, parce que la fuite américaine devant la profondeur est la condition même de l'optimisme roboratif chargé de garantir la rentabilité commerciale d'un “produit culturel”. Tout ce qui entre en contact avec l'Amérique devient instantanément plat comme une galette à se métamorphoser en une marchandise non seulement bon marché, mais très facile à consommer par tout un chacun. Voyez ce qui est arrivé à Freud : ce génie abyssal est devenu sur l'heure un habile réparateur des âmes déboîtées du train du monde tel qu'il va son bonhomme de chemin et dont l'adresse technique était capable de vous réadapter en un tournemain à la sainte banalité de la société américaine. Le citoyen moyen, un instant ébranlé par quelque rencontre inopinée avec le tragique de la condition humaine se voyait remis sur pied en moins de temps qu'il ne faut pour le dire. Les quelques écrivains que j'ai signalés et auxquels l'Europe a donné un destin international furent tous des esprits tragiques ; et c'est justement pour cela qu'ils n'ont trouvé aucune audience au sein de leur propre nation.

Mais si l'on entend connaître l'infirmité de l'appendice nasal des Européens pourtant censés avertis et qui tiennent un empire d'ilotes pour une véritable civilisation, il y faudra une autre oreille et une autre olfaction: la meilleure preuve en est apportée par le silence de notre prétendue civilisation de l'intelligence critique face aux tortures des prisonniers en Irak, parce que la connaissance de notre espèce n'est pas encore armée d'un regard d'anthropologue transanimal sur l'encéphale biphasé de notre espèce.

Pour rendre les captifs nauséabonds, il faut une théologie de leur dégradation, donc de leur déshumanisation. Celle-ci repose toujours sur une sélection des “élus”, laquelle peut se trouver cautionnée par des critères biologiques, comme dans le nazisme, ou par des critères religieux, comme dans le messianisme américain. Les damnés sont rangés dans l'animalité. Les torturés de Bagdad ne font que porter l'humiliation à son terme logique C'est pourquoi les kapos des goulags américains étouffent la parole humaine en ficelant des baillons enduits d'excréments sur les bouches. Le fossé est infranchissable entre le seigneur et l'animal qu'on martyrise et frappe jusqu'à l'évanouissement et à la mort pour qu'il consente à crier “I love Bush”.

[Voir les témoignages recueillis par Jean-Paul Mari, in Carnets de Bagdad, Nouvel Observateur Hebdo N° 2062 - 13/5/2004]

Je décrivais déjà en ces termes la disqualification de Saddam Hussein en tant qu'être humain : «  La barbare mise en scène d'un Saddam Hussein exposé en animal de boucherie et livré au pesage sur un marché à bestiaux par un vétérinaire ganté de blanc, le spectacle de l'acquéreur faisant examiner la denture de sa prise et calibrer la bête capturée ont provoqué l'horreur et l'ahurissement du monde civilisé. Quant au chenil tropical de Guantanamo et à ses enfants encagés, un haut le cœur mondial relègue Clovis et le vase de Soissons parmi les enluminures d'un livre d'heures du Moyen Âge. »

[L'anthropologie introspective face à l'animalité de l'histoire, 26 fév.04]


17 — Le Christ de la torture

Apprendre à sentir l'odeur du cerveau de l'humanité et flairer son degré de soumission à la puissance d'un maître dans le ciel et sur la terre, c'est découvrir que seule la puissance politique de l'Amérique a engendré un engouement mondial pour un nain culturel. Cette preuve de la domestication intérieure de l'Europe a été apportée par la stupéfaction même du monde entier quand il a été révélé que les cinquante trois formes de torture des prisonniers de guerre minutieusement mises en point par la hiérarchie militaire américaine avaient été dûment approuvées par le Président des États-Unis. Mais le caractère optimisant, souriant et en quelque sorte évangélique de ces tortures ne peut être compris qu'à la lumière d'une radiographie anthropologique du type de théologie à laquelle elles répondent et à une connaissance de la place de cette théologie dans l'histoire de l'évolution du cerveau humain.

Le génie qui appartient en propre à l'Europe est d'approfondir sans fin la vocation visionnaire du “Connais-toi” socratique. Mais cette vocation n'a recours à la dialectique qu'au titre d'un outillage d'appoint, parce que l'enchaînement logique des propositions est au service d'un autre regard : les dialogues de Platon mettent en scène des personnages en chair et en os, et celui qui ne voit pas leur cerveau fonctionner à l'école de leur musculature et de leur ossature n'est pas un connaisseur du plus grand des anthropologues — Platon lui-même . Pour observer comment le géomètre raisonne à partir de propositions soustraites à son examen, comme le fait Platon, il faut porter le regard non sur la géométrie, mais sur le cerveau du géomètre.

Foster Dulles déclarait que les États-Unis n'ont pas d'amis, mais des intérêts. Un demi siècle plus tard, Madeleine Albright qui, avec un autre “faucon” démocrate, Richard Holbrooke, est d'ores et déjà appelée par le John Kerry à succéder à Colin Powell, le redisait à sa manière: « L'un des objectifs majeurs de notre gouvernement est de s'assurer que les intérêts économiques des États-Unis pourront être étendus à l'échelle planétaire. » En 1974 le président Carter, qui n'est pas un foudre de guerre, obtenait de la France qu'elle consentît à une reconstitution humiliante de la scène du débarquement: M. Giscard d'Estaing venait à la rencontre d'un Président des Etats-Unis surgi de la mer en Christ de la liberté. Personne ne voyait le Christ de la torture caché sous le dieu. Depuis 1944, l'Europe de la domesticité politique a fait la plus cruelle expérience de sa propre odeur. Elle avait oublié que la fatalité qui condamne les empires à s'étendre est aveugle. Si cette perte de mémoire était irréparable, l'arrêt de mort de l'Europe serait d'ores et déjà signé, parce que personne ne prendra le relais de sa vocation olfactive.


18 — La célébration messianique du 6 juin 2004

L'odeur qui se dégagera des cérémonies du 6 juin 2004 en Normandie témoignera du faible degré d'initiation aux réalités de la politique internationale dont fera preuve un Continent soumis depuis six décennies à un faux apprentissage de sa propre histoire. Certes, pour la première fois, l'Allemagne et la Russie sont appelées par la France à participer à ses côtés aux cérémonies rituelles de commémoration de la scène biblique de la délivrance qu'Israël appelle l'Exode, c'est-à-dire de la sortie de l'Égypte de la servitude. Or, nous savons déjà que G.W. Bush situera la conquête de l'Irak dans la continuation de l'épopée de la rédemption de l'univers commencée par le débarquement du 6 juin 1944. On ne marginalisera pas un président des États-Unis dont le successeur n'est pas moins décidé à demeurer en possession du précieux butin du pétrole irakien que de conserver l'exterritorialité de ses bases militaires en Europe. Au contraire, G.W. Bush profitera comme d'une aubaine inespérée de la présence du chancelier Schröder et du président Poutine pour apparaître plus que jamais auréolé de la couronne du sauveur du monde.

Combien de temps le roi de la torture, le prophète des idéalités en putréfaction, le souverain de l'animalité de l'histoire pourra-t-il dormir tranquille si la pensée européenne s'initie enfin à la science des odeurs de l'histoire ? Puisse l'Europe apprendre que le malheur est aussi l'école de la pensée.


Le 2 juin 2004