Le “non”, ou le nihilisme tactique de l’électeur contre le nihilisme fondamental des dirigeants

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Le “non”, ou le nihilisme tactique de l’électeur contre le nihilisme fondamental des dirigeants


23 mai 2005 — Il n’y a rien de plus significatif, de plus caractéristique que ce texte de Richard Bernstein dans l’IHT (New York Times) d’aujourd’hui, sur le “non”, — plus européen que français, puisque l’enquête s’effectue à partir des Pays-Bas où, là aussi, le “non” est menaçant pour le référendum du 31 mai. Ce texte est archi-conventionnel et n’apporte rien de nouveau, mais il ajoute une touche de plus au climat de désarroi qui, aujourd’hui, secoue l’Europe conventionnelle et conformiste de nos dirigeants. Bernstein mélange des avis de Néerlandais anonymes rencontrés au coin d’une rue, — bien qu’ils soient nommés, pour ajouter du crédit au reportage, — et des considérations de dirigeants, y compris l’inusable Cohn-Bendit, qui a gardé l’art de dire des platitudes sur un ton qui les fait prendre pour de l’audace.

Le contenu de l’article n’a donc aucune importance, sauf qu’il décrit un climat et finit par identifier la cause du malaise. Un simple coup d’œil nous en convaincra, qui décrit ce qui semble être un étrange climat de nihilisme chez l’électeur. Le nihilisme aussi crûment exprimé est, pour un responsable qui prétend appuyer ses actes et ses jugements sur la raison, la pire des choses imaginables. Il s’agit évidemment de la source sombre et effrayante du désarroi de nos dirigeants…


« The strength and amplitude of the opposition to the proposed EU constitution in France and the Netherlands — both of which will soon hold referendums to accept or reject the charter — amount to an unprecedented revolt among sizable numbers of Europe's supposed core constituency against the idea that has governed the European project until now: that the bigger it got and the more closely knit it grew, the better.

» “It surprised me,” Bernard Bot, the Dutch foreign minister, said of the surge in opposition to the constitution, which he helped negotiate. “I was out canvassing the other day and I met a woman who said there was no point in trying to convince her, she was going to vote no. I asked her ‘Why?’ and she said, ‘I just feel good saying no for once.’”

(...)

» Or, as Daniel Cohn-Bendit, the former student radical who is now a German member of the European Parliament, put it: “The feeling of the people is that we want to say no to what exists to prove that we exist.” »


Du nihilisme? Ce n’est pas si simple. Cette absence de simplicité dans le jugement qu’on peut porter doit nous permettre, à l’explorer même rapidement, de constater que la source de leur désarroi est moins opaque qu’elle n’y paraît. Paradoxalement, la complexité conduit de l’opacité à la clarté.

Toute la raison du monde est opposée par les dirigeants au soi-disant nihilisme de l’électeur. On remarque aussitôt que toute cette raison est parcourue, elle-même, de violentes contradictions. L’argument du ministre néerlandais des affaires étrangères Bot (libéral et hyper-atlantiste) n’a rien à voir, quand on va au fond, avec celui d’un Chirac, dont on connaît les pensées secrètes sur l’hyper-libéralisme et l’atlantisme. Quant au clown Cohn-Bendit bien reconverti dans le virtualisme, son anarchisme soixante-huitard repeint aux couleurs de l’hyper-libéralisme déstructurant répond au moins au nihilisme qui constitue le fil rouge reliant ces deux tendances. Tout cela conduit à penser que le “oui” n’a guère plus de cohérence que le “non”, — alors qu’il est supposé en avoir, au contraire du “non”, puisqu’il soutient quelque chose d’entièrement structuré et constructif, qu’il est l’expression du pouvoir en place, qu’il offre quelque chose (la Constitution) qui est censé refléter le travail de 30-40 années de structuration de l’Europe.

Les arguments des partisans du “oui” achèvent de nous convaincre de leur nihilisme soigneusement dissimulé mais très vite mis à jour. Lorsque Bot nous dit, — ou, plutôt, dit à l’électeur : « We cannot afford to say no. So I say to people, “If you vote no in order to ventilate, you'll bring harm to yourself. You have to be seen as a team player in Europe and that you understand the nature of the times in which you live.” », — il nous dit en réalité: “Nous autres dirigeants, nous avons construit une Europe, et j’y ai contribué avec l’évolution des Pays-Bas, qui est ainsi faite qu’un ‘non’ nous placerait dans une position d’immense vulnérabilité”. Cela nous conduit à observer que les dirigeants européens ont eux-mêmes confectionné le piège dont ils nous avertissent aujourd’hui qu’il est très dangereux de vouloir s’en dépêtrer en votant “non”. Est-ce là un argument pour reconduire ces mêmes dirigeants? La duplicité, l’aveuglement, la lâcheté, doivent-ils former un argument impératif pour leur donner à nouveau une confiance sans limite? En arriver à cette sorte de raisonnement, c’est constater que leur nihilisme est encore plus grand que celui qu’ils dénoncent implicitement chez l’électeur.

Il faut donc se tourner vers Nietzsche, qui se proclamait lui-même comme un nihiliste, pour expliquer que ce nihilisme-là était nécessaire pour résister au nihilisme triomphant établi par le modernisme, puis contre-attaquer. C’est la thèse du nihilisme tactique contre le nihilisme fondamental. C’est la thèse de la lutte contre le feu par le feu (les contre-feux bloquant l’avancée de l’incendie). Tout pompier expérimenté vous dira qu’on n’a pas trouvé encore de meilleure tactique.