Il y a 3 commentaires associés à cet article. Vous pouvez les consulter et réagir à votre tour.
154221 novembre 2008 — Le 19 novembre, le Washington Times a publié un article révélant les principaux points d’un nouveau rapport général du National Intelligence Council (NIC) sur les prévisions à long terme de la situation politique générale du monde d’ici à 2025: Global Trends 2025: A Transformed World. Ce document a été rendu public hier et la presse internationale en rend compte.
Ce rappor NIC 2008 est évidemment intéressant à considérer per se, mais encore plus par comparaison avec le rapport précédent de projection globale du NIC, daté de 2004 et envisageant une projection à 2020 (Mapping the Global Future), et très largement répandu à l’époque. Les différences avec le travail de 2004 sont considérables et prennent en compte le déclin de la puissance américaniste dans une proportion significative.
• D’une façon générale et par rapport à NIC 2004, le rapport NIC 2008 prévoit le changement fondamental du passage du monde “unipolaire” (puissance US dominante) à un monde “multipolaire”. («One major difference between the two projections is that the new report for the first time makes the “assumption of a multipolar future.”»)
«The top U.S. intelligence panel this week is expected to issue a snapshot of the world in 2025, in a report that predicts fading American economic and military dominance and warns of a nuclear arms race in the Middle East. [...] “The United States will remain the single most powerful country, although less dominant,” according to a “working draft” of the document obtained by The Washington Times. “Shrinking economic and military capabilities may force the U.S. into a difficult set of tradeoffs between domestic and foreign-policy priorities.”»
• Le rapport prévoit également un deuxième changement fondamental au niveau de l’énergie, sans s’attarder fondamentalement, semble-t-il, à l’évolution parallèle de la crise climatique, sinon pour ses possibles/probables conséquences catastrophiques. De ce point de vue, il adopte la perception habituelle de la communauté de sécurité nationale US, dont la vision de la crise climatique est en général secondaire à la vision de la crise de l’énergie, et non l’inverse. Dans ce cas, ce qui est remarquable c’est le changement d’appréciation qui est en parallèle avec le premier changement signalé: la perte de l’hégémonie US est accompagnée par la fin des réserves disponibles de pétrole, ou bien est-ce le contraire, – comme si, effectivement, les deux étaient liées, comme si l’hégémonie US avait tenu essentiellement à l’hégémonie du pétrole dans notre civilisation machiniste.
«A second major change from the previous report involves energy. The 2004 text predicts energy supplies “in the ground” are considered “sufficient to meet global demand.” In contrast, the latest NIC report “sees the world in the midst of a transition to cleaner fuels.”
»It says that an energy transition – from fossil fuels to alternative sources – is inevitable, and “the only questions are when and how abruptly or smoothly such a transition occurs.” “We believe the most likely occurrence by 2025 is a technological breakthrough that will provide an alternative to oil and natural gas, but with implementation lagging because of the necessary infrastructure costs and need for longer replacement time,” the draft says.»
• Au niveau de l’économie générale, le rapport envisage des changements importants, largement influencés, ou confirmés c’est selon, par les événements des derniers mois. Principalement, il envisage le déclin du dollar et, par conséquent, la fin de son rôle hégémonique. Il envisage la montée d’une structure économique concurrente au capitalisme du laissez-faire, voire son remplacement par le “capitalisme d’Etat”; c’est-à-dire qu’il envisage la fin de la globalisation “as we knew it”, c’est-à-dire la globalisation comme faux-nez de l’américanisation.
«The report envisions widespread appeal of “state capitalism, a loose term to describe a system of economic management that gives a prominent role of the state.” “Rather than emulate Western models of political and economic development, more countries may be attracted to Russia's and China's alternative development models,” it says.
»It warns that the U.S. dollar “could lose its status as an unparalleled global reserve currency and become a first among equals in a market basket of currencies, forcing the U.S. to consider more carefully how the conduct of its foreign policy affects the dollar.”»
• D’une façon générale et selon une démarche très caractéristique de ce rapport, qui tranche avec le ton des habituelles projections, le rapport insiste sur l’aspect extrêmement relatif de ses “projections”, – jusqu’à se refuser à les considérer comme telles, dans les commentaires qui sont faits autour du rapport. D’une façon explicite, le rapport NIC de 2008 est présenté comme une sorte de “feuille de route” de la communauté du renseignement US pour la nouvelle présidence Obama, avec toute la liberté possible, voire recommandée, d’y apporter des changements. Des indications précises sont données, qui peuvent être résumées selon l’observation du type: “certes, nous prévoyons cela, mais des choses peuvent être modifiées selon les actes que le pouvoir politique posera, selon les événements, etc.”.
«Thomas Fingar, deputy director of national intelligence for analysis and chairman of the NIC, said Tuesday [18 november] that the report “should not be viewed as a prediction.” Even “projection” is not entirely correct, he said, though he used that word several times during a luncheon at the Washington Institute for Near East Policy. “It's a stimulative document,” he said, adding that its release was meant to coincide with the transition to the administration of President-elect [Barack Obama], before policymakers get “consumed by events.”
»Mr. Fingar declined to discuss details of the report until its official release, but he said its preparation took about 18 months and “engaged hundreds of people around the world in solicitation of ideas.”»
• Le rapport fait diverses “projections” sur des situations nationales, donnant un grand rôle de puissance à la Chine, mais aussi à la Russie; prévoyant une réunification des deux Corées et une “course à l’armement nucléaire” au Moyen-Orient, etc. Ces “projections” sont en général très conventionnelles et n’apportent aucune idée très nouvelle. Elles prennent en compte l’évaluation de l’évolution des puissances brutes, et fort peu, si pas du tout, la dynamique des relations entre ces puissances.
• Effectivement, ce qui apparaît avec NIC 2008, c’est, pourrait-on dire, “la fin de la confiance” des USA en eux-mêmes, et c’est bien entendu le point psychologique principal de ce document. La révolution psychologique effectuée entre 2004 et 2008 est considérable à cet égard. Le Guardian d’aujourd’hui note cela: «The last time the NIC published its quadrennial glimpse into the future was December 2004. President Bush had just been re-elected and was preparing his triumphal second inauguration that was to mark the high-water mark for neoconservatism. That report matched the mood of the times. It was called Mapping the Global Future, and looked forward as far as 2020 when it projected “continued US dominance, positing that most major powers have forsaken the idea of balancing the US”. That confidence is entirely lacking from this far more sober assessment. Also gone is the belief that oil and gas supplies “in the ground” were “sufficient to meet global demand“.»
Le document est destiné manifestement et en priorité au président-élu Barack Obama. D’une certaine façon, dans tous les cas par rapport à certaines pratiques de l’exercice de l’évaluation de la situation du monde par le renseignement US, il est aussi exotique que le futur président, et somme toute assez inhabituel. Il est effectivement peu habituel de présenter un document de cette sorte, appuyé sur les non moins habituelles certitudes des services d’évaluation à long terme du renseignement, et d’aussitôt les pondérer d’affirmations sur la relativité des propositions, sur la possibilité qu’elles soient modifiées par diverses interventions, notamment humaines, des dirigeants politiques lorsqu’ils sont habiles (ou lorsqu’ils sont catastrophiques, après tout). C’est le signe structurel, de la pensée même, de ce que nous identifions plus haut comme “la fin de la confiance en soi” de l’américanisme; ou bien, la fin de la certitude de la maîtrise du monde par l'américanisme.
Symboliquement, ce rapport NIC 2008 est une marque importante de l’entrée des USA dans le “monde réel” ou, disons plus précisément, de sa “rentrée”, de son “retour dans le monde réel” après l’étrange équipée (2001-2003) de GW Bush suivi du désordre des années 2004-2008, tout cela recouvert du doux manteau du virtualisme, ou du comportement psychologique “faith-based”. Ce désordre existait avant le rapport NIC 2004 et avait été complètement raté ou écarté dans son fondement par ce document; il s’est poursuivi et se poursuit, et s’accélère, et il commence à être identifié pour ce qu’il est par NIC 2008. En corrélation avec ce désordre, c’est-à-dire implicitement présentés comme autant d’alternatives très probables aux prétentions américanistes de définition de l’avenir du monde, sont identifiées autant de terribles hypothèses dont certaines sont pratiquement présentées comme acquises: • le déclin et la chute possible du dollar, ou Dieu-dollar, mythe d’exploitation de la puissance US; • la fin du Dieu-pétrole, à la fois moyen originel et mythe fondateur de la puissance US; • le passage à la multipolarité du monde, qui sonne le glas de l’“exceptionnalité” US; • l’émergence conquérante d’une alternative au capitalisme sans-Etat de l’américanisme (le “capitalisme d’Etat”).
Ce rapport n’envisage pas, parce que la chose est inenvisageable à un circuit de pensée bureaucratique et américaniste, l’importance de la dynamique des relations, et la dynamique de l’influence qui en découle. Il conçoit la supplantation d’une puissance brute par une autre (disons les USA par la Chine) mais n’envisage pas l’hypothèse que le déclin de la puissance US est peut-être, aussi, et surtout si la tendance se confirme, le déclin de la conception américaniste de la puissance, voire le déclin de l’idée de “puissance” telle que l’envisage Guglielmo Ferrero en 1917 lorsqu’il oppose “idéal de perfection” et “idéal de puissance” pour caractériser la grande Guerre. Ainsi, dans le courant actuel de crise eschatologique, le rôle dynamique des relations entre la Russie et la France, le rôle de la dynamique des constats français, russe (et britannique d’une certaine façon) du retour nécessaire de ce qui est nommé par NIC 2008 “le capitalisme d’Etat”, est fondamental dans la perception du changement en cours, et comme accélérateur de ce changement. (Au contraire, dans cette même phase où se sont affirmées ces dynamiques relationnelles d’influence en corrélation avec la crise financière, on a pu constater la modestie de l’influence de la puissance chinoise.) En retour, l’acceptation de la réalité du déclin US par le rapport NIC 2008 va accélérer ces dynamiques en leur donnant encore plus de poids, plus d’arguments pour se considérer elles-mêmes comme un reflet des grandes tendances historiques à l’oeuvre. Le rapport NIC 2008 va servir aux événements, pour dépasser ses prévisions: ce n’est plus 2025 qu’il faut fixer comme prévision, mais 2008 comme base de cette prévision, avec une accélération à mesure qui contracte le temps historique à venir et nous fera parvenir à “2025” beaucoup plus vite que ne le suggère cette date.
La perspective est remarquable, et la prise en compte des rumeurs de déclin US particulièrement significative. Il faut évidemment que les derniers événements aient fortement frappé la fragile psyché US, pour conduire à de telles observations. Imagine-t-on ce qu’est, pour un chef du prévisionnisme de l’analyse du renseignement US, d’apposer sa signature au bas d’un document qui prévoit tout de même, comme des probabilités affirmées, la disparition du statut hégémonique du dollar et la fin du capitalisme spécifiquement et ontologiquement US?
D’une certaine façon, qui est la façon disons des relations publiques, le NIC 2008 tombe comme un cheveu sur la soupe. Il sonne comme un contrepoint tragique à l’enthousiasme très temporaire déchaîné par l’élection d’Obama, et fait assez bon marché des espérances nombreuses, chez les amis européens notamment, de la “restauration” du leadership US promise par le même Obama. Mais sans doute n’est-il plus l’heure des relations publiques, au profit des réalités désormais publiques. NIC 2008 nous donne après tout une précieuse indication de l’état de la psychologie de la direction américaniste. Il sera effectivement, comme nous le notions plus haut pour les dynamiques alternatives (franco-russe, par exemple), un accélérateur de l’évolution du déclin US qu’il prend en compte. Il prépare cette psychologie à la possibilité de la chute. Il n’est pas inutile de noter que l’un des commentaire de lecteurs affiché à la suite du texte du Washington Times remarque, sans aucune ironie ou volonté polémique mais sans aucun doute pour de bonnes raisons: «This forecast is a “best case” scenario if the U.S. controls its budget deficit. Otherwise, our economic capability by then will be crippled by an exploding debt, the servicing of which will be a huge drain on the nation's resources.»
Le caractère le plus frappant de cette “projection” qui se refuse même à l’être tout à fait est bien l’incertitude, et la latitude laissée aux lecteurs de NIC 2008 d’imaginer “autre chose”, et de voir survenir effectivement “autre chose”. Ce refus de la certitude du lendemain est la marque de la crise psychologique de l’américanisme, cette conception du monde effectivement marquée par la certitude de ses lendemains. S’il est suggéré, seule touche d’encouragement pour ne pas désespérer Washington, que de bons dirigeants pourraient modifier cette prévision apparemment pessimisme, nous suggérerions que cela pourrait être aussi bien la porte laissée ouverte à un développement beaucoup plus pessimiste, à une dégradation beaucoup plus rapide. Le rapport NIC 2008 aura comme effet de préparer les psychologies à cette possibilité, qui devrait être appréciée désormais comme une probabilité. NIC 2008 nous dit implicitement que la résolution éventuelle de la crise en cours, ou la fin de la crise en cours, ne débouche pas sur une restauration de l'“ordre ancien” mais ne fait que préparer à l'enchaînement des crises à suivre, – une étape dans le processus de la chute du système, pour faire bref.
Forum — Charger les commentaires