Le nœud gordien de l’information

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Le nœud gordien de l’information

12 août 2006 — Situons d’abord les choses : vaguement mais le plus précisément possible. A Bruxelles, dans le vaste empire des institutions européennes, s’est développé ce que nous pourrions désigner comme un centre de collecte et d’évaluation d’informations, une sorte de “centre de situation” chargé de la collecte et de l’interprétation de l’information sur diverses situations politiques de crise.

On doit hésiter à employer le mot “renseignement” (comme pour “centre de collecte et d’évaluation de renseignement”). Le mot assimilerait un peu trop évidemment ce centre à un service de renseignement, — ce qu’il n’est pas selon la lettre de l’expression, mais ce dont il se rapproche évidemment et très largement pour ce qui concerne l’esprit. La principale caractéristique qui différencie ce centre d’un service de renseignement est qu’il travaille exclusivement sur ce qu’on nomme des “sources ouvertes”. On n’y trouve pas tous les embarras et ambiguïtés habituelles de l’apparat de la sécurité qui va avec le renseignement.

Ce service travaille précisément sur le réseau Internet d’une façon générale. Il dispose de moyens financiers considérables et son exploration, sa maîtrise et son exploitation des ressources en informations et en analyse de “la Toile” est appréciée comme « d’une efficacité et d’une importance prodigieuses » (selon nos propres sources, — anonymes celles-là, — qui ont pu suivre et évaluer une démonstration des capacités du centre).

La question que nous abordons ici est moins celle du contenu (telle ou telle information ou analyse) que celle de la méthodologie et de ce que signifie cette méthodologie pour notre situation politique et psychologique. Le constat fait par les spécialistes qui gèrent et développent ce centre concerne moins la masse d’informations et analyses disponible sur la Toile, évidemment colossale et au-delà de toute description quantitative sérieuse, que l’appréciation qualitative de ces informations et analyses.

D’une façon générale, ces spécialistes ont acquis un très grand respect pour l’information circulant sur la Toile, et notamment sur l’information hors-MSM (hors des sites des grands “MainStream Medias”, hors de cette presse “MSM”). Ils nous parlent donc des sites indépendants, “dissidents”, des “foras” divers, des “blogs” et autres systèmes de discussions et d’échanges entre individus et indépendants.

« Pour eux, dit notre source, une quantité phénoménale d’informations et d’analyses tout à fait crédibles, parfois exclusives, circulent dans ces canaux qu’on qualifierait de “non-autorisés”. Ils ont tendance à les considérer exactement sur le même plan que la “presse officielle”, voire à leur accorder plus de crédit dans la mesure où elles ne dépendent pas de structures contraignantes. »

Un exemple, — classique pour les internautes et pour les “dissidents” politiques mais révolutionnaire pour des milieux officiels, — est celui de Juan Cole. Ce professeur américain a acquis sur la Toile la réputation d’être la meilleure source possible d’analyse sur la situation irakienne, tant à cause de ses connaissances qu’à cause de son indépendance d’esprit et de jugement. Selon le jugement catégorique des spécialistes de ce centre, Cole est effectivement la meilleure source possible pour l’analyse de la situation irakienne (nous insistons sur le terme d’“analyse” : Cole travaille pour l’essentiel à partir de sources ouvertes, qu’il prend d’ailleurs bien soin de citer). Cette appréciation, venue d’un organisme officiel, et européen de surcroît (c’est-à-dire ne disposant pas a priori des traditions et de l’expérience d’un organisme national du même type), est révolutionnaire par rapport aux références habituellement consultées.

(Cela ne signifie pas que Cole soit ignoré par ailleurs. Aux USA, on le consulte officiellement puisqu’il a déjà témoigné devant le Congrès sur la situation irakienne. L’important dans ce qu’on signale ici est que le service officiel que nous citons considère Cole comme la meilleure source d’évaluation de la situation en Irak, y compris par rapport aux sources officielles. Cela, c’est inédit.)

L’important, dans cette approche, est bien que ces références indépendantes et non-officielles sont citées comme des références de substance et non pas comme des informations accessoires ou comme des “informations d’opinion”. Cela conduit à considérer, dans l’analyse que font ces spécialistes officiels de l’information, que l’information est aujourd’hui un domaine complètement relatif pour ce qui concerne le crédit de la source. La considération objective et professionnelle des capacités de l’analyste entre principalement en ligne de compte dans cette appréciation, tandis que la référence institutionnelle et officielle ne joue plus qu’un rôle annexe, voire négligeable, voire négatif dans certains cas.

Notre source observe : « Il s’agit d’un cas extrémement rare, sinon complètement inédit. Un service d’évaluation officiel estime que des informations et des analyses venues de sources complètement non-officielles, voire de ce qu’on pourrait désigner comme des “sources personnelles” ou des “amateurs” complets, peuvent être considérées comme ayant plus de valeurs que des informations et des analyses venues de services officiels. Dans tous les cas, pour eux, c’est une évaluation complètement ouverte. Aucun impératif statutaire ne peut être avancé à cet égard. »

La question intéressante soulevée par ces remarques est celle des effets de telles appréciations dans les services officiels eux-mêmes. Il est désormais possible, dans tous les cas sans aucun doute concevable, que des services d’analyse officiels eux-mêmes en viennent à suivre ces appréciations et considèrent comme des apports privilégiés et décisifs des informations et des analyses venues de sources complètement personnelles et non professionnelles. On évoque là une possibilité théorique.

Le véritable barrage à franchir aujourd’hui est celui du conformisme, de la liberté d’une appréciation portant sur le seul contenu et débarrassée des impératifs idéologiques, hiérarchiques, etc. Ce barrage n’est pas franchi et il est massif et puissant. Pourtant, les appréciations et constats qu’on livre ici indiquent qu’il existe des points de faiblesses et une fragilité nouvelle dans ce barrage. La cause en est évidemment la suite constante d’échecs, de désillusions, de fausses manœuvres, d’enchaînements incontrôlables dont est faite depuis quelques années d’une façon “ouverte” la politique occidentale dans son ensemble, et notamment la politique européenne.

Exemples de la puissance des sources non-officielles

On rencontre de plus en plus d’exemples où sont exposés d’une façon évidente, sur des questions d’une importance centrale, l’incapacité, la faiblesse ou l’échec des informations et des analyses de sources officielles ou professionnelles. Ce cas n’est pas nouveau. Ce qui est nouveau est qu’une indication précise nous est donnée, au contraire, de la validité dans ces mêmes cas des informations et analyses de sources non-“autorisées”.

• Il y a le cas récent, signalé dans notre rubrique ‘Bloc Notes’, de notre ami “Fabius Maximus”, dans son texte, son essai de prospective du 11 juillet, et qui concerne la Russie :

« The first great lesson from Russia’s rise from its 1998 lows: people relying on the mainstream western media (i.e. The Economist, the New York Times) need new information sources stat (for those of you who do not watch American TV, “stat” is a medical term from the Latin statim, meaning immediately). Only after years of denouncing Putin as evil and forecasting doom for Russia have they realized that Putin is rebuilding Russia into a great power – although on non-western lines and with the aid of a long-term rise in oil prices. »

• Le 7 août, nous signalions l’article (International Herald Tribune du même jour) de Ahmed Rashid, auteur de Jihad: The Rise of Militant Islam in Central Asia, mettant en évidence diverses erreurs considérables des services de renseignement occidentaux. Rashid signalait que ces erreurs auraient pu être évitées par la simple lecture de la presse non-occidentale. (Dans ce cas, la relativité de la situation que nous décrivons nous permet de mettre cette presse non-occidentale hors des canaux-MSM et des services officiels, aux côtés de ces réseaux d’information recensés sur Internet par l’organisme européen cité. La presse non-occidentale, qui est en train de se débarrasser du magistère étouffant de la presse-MSM opccidentale, possède pour l’instant une fraîcheur d’appréciation et une originalité d’analyse qui la placent incontestablement dans les canaux non-“officiels”.)

Le monde désormais relatif de l’information

Ces appréciations que nous recueillons de source européenne sont confirmées dans leurs tendances par un mouvement d’intérêt inédit de nombre d’institutions (notamment l’OTAN) pour la “presse Internet”. Trois constats implicites concourent à cette évolution :

• La “relativisation” de l’information est un fait aujourd’hui évident. Il ne suffit plus de dire qu’il y a “une guerre de l’information”. Il y a, entre différents milieux, entre alliés, entre bureaucraties, des mondes différents qui “choisissent” des informations différentes pour répondre aux diverses cohérences internes. Les nécessités de ces cohérences internes ont remplacé les nécessités de connaître la réalité. Le virtualisme s’est installé dans la mesure où le crédit des références internes, sans nécessité de rendre compte de la réalité, a convaincu les populations concernées (bureaucraties notamment) de la nécessité (sinon la véracité : là est le nœud gordien) de ces références. Cet étonnant édifice est de plus en plus secoué à chaque crise qui rappelle que la réalité existe, et l’apparition du besoin de chercher des références extérieures trahit l’inquiétude grandissante.

• Le crédit décroissant de la presse MSM va de pair avec le phénomène signalé plus haut. Il existe désormais, dans la classification que font les esprits, une “presse officielle” comme la Pravda et les Izvestias étaient considérés comme faisant partie de la “presse officielle” du parti (du PC du temps de l’URSS). Des journaux comme le New York Times et le Washington Post sont les premiers dans cette classification.

• La perception d’une paralysie grandissante due au conformisme de fer des bureaucraties au niveau de l’information est un autre facteur en marche. C’est l’une des causes essentielles de l’“inquiétude grandissante” signalée plus haut. Il ne s’agit pas en général d’une démarche d’honnêteté intellectuelle mais plutôt d’une crainte que cette paralysie finisse par affecter le fonctionnement et les intérêts de ces bureaucraties. Le fait que cette démarche semble exister est une nouvelle importante.