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3 avril 2005 — Sans le moindre doute, c’est Jean-Paul II, avec la crise qu’il inspira en Pologne, qui est l’une des deux causes politiques, et sans doute la première en importance, de la chute du communisme. (La seconde, c’est l’islamisme militant et guerrier, auquel se heurta l’Armée Rouge en Afghanistan à partir de 1980. Ce sont donc deux fois, deux religions très activistes, — Jean-Paul II avait cette sorte de foi — qui ont eu raison du communisme officiellement athée. Une préfiguration des temps à venir. Pour l’Histoire, il reste que la crise polonaise [Jean-Paul II] fut beaucoup plus importante que la crise afghane. La crise polonaise allait au cœur de la machinerie et de la psychologie communistes, la crise afghane s’attaquait à ses moyens. La crise afghane seule n’aurait sans doute pas fait tomber le communisme tandis que la crise polonaise seule avait sans aucun doute cette puissance de rupture.)
Jean-Paul II est élu en octobre 1978. La révolte de Solidarnosc éclate en août 1980, avec une référence évidente à Jean-Paul II après sa première visite triomphale en Pologne, en 1979, en tant que Pape. En décembre 1980, les Soviétiques abandonnent leur projet d’invasion de la Pologne qui est le dernier cas où le Kremlin tenta sérieusement de reprendre la main dans son “empire proche”, là où reposait la substance de sa stabilité. La loi martiale du général-Premier ministre Jaruselzski, en décembre 1981, fut presque exclusivement déclenchée pour répondre aux exigences du Kremlin et priver les durs de la direction moscovite de tout argument pour relancer l’idée d’une invasion. Jaruselzski ne réussit jamais, s’il le tenta jamais sérieusement, à rétablir l’ordre ancien. La Pologne glissa peu à peu dans la dissidence de l’ordre soviétique, puis de plus en plus vite et ouvertement après l’arrivée de Gorbatchev. Le reste du glacis de l’empire suivit, et l’URSS elle-même parallèlement. Des indications extrêmement nettes montrent que la désignation de Gorbatchev comme secrétaire général du PC de l’URSS le 9 mars 1985 dut beaucoup à la situation en Pologne, que la direction gérontocratique du Kremlin ne savait plus comment aborder, et décidant de passer la main à la jeune génération ; de même, à l’inverse, la situation polonaise fut un facteur déterminant pour Gorbatchev, pour entreprendre ses réformes qui portaient évidemment en elles-mêmes la fin du communisme. Là aussi, on mesure les effets indirects de l’élection de Jean-Paul II.
Le démenti apporté à la phrase sardonique de Staline (« Le Pape, combien de divisions ? ») est ainsi complet : il n’est pas nécessaire de disposer de divisions pour faire tomber un empire. Démenti aussi à l’interprétation des conservateurs bellicistes et néo-conservateurs américains qui, depuis 1988-89, attribuent au programme d’armement de Reagan la vertu ineffable d’avoir forcé à la chute de l’URSS, en forçant les Soviétiques à les suivre et les conduisant à la banqueroute budgétaire. Les Soviétiques, déjà épuisés en 1981, ne tentèrent jamais sérieusement de relever un défi qui les concernait de moins en moins. Leur budget militaire, complètement fabriqué et déjà à des niveaux astronomiques avant l’arrivée de Reagan, ne bougea guère dans les années suivantes et commença à décliner en 1986, sur ordre de Gorbatchev. (On rappellera plutôt la thèse de l'économiste Philip Verleger, qui attribue l’affaiblissement décisif de l’URSS aux fluctuations du prix du pétrole. Effectivement, ce fait joua un rôle économique dans la situation de l’URSS, complémentaire, — mais complémentaire seulement, — de la crise polonaise.)
On pourrait considérer que cette action de Jean-Paul II était une façon de poursuivre et d’achever l’œuvre entreprise par l’Église dans l’immédiat après-guerre, où elle fut une des forces les plus actives pour entreprendre la lutte contre le communisme (la subversion communiste) au début de la Guerre froide, particulièrement en Europe de l’Est. D’autre part, si l’on considère le point de vue révisionniste qui s’est largement développé ces quinze dernières années avec le renfort des témoignages et des archives, on peut également considérer que toute cette action radicale de l’Église durant la Guerre froide, finalement bien plus efficace que celle de la CIA par exemple, contribua largement à renforcer le caractère messianique de la lutte anti-communiste qui marqua immédiatement l’attitude américaniste. Si le point de vue historique s’élargit, la puissance et le radicalisme de l’action de l’Église conduisent à considérer que l’Église a une réelle responsabilité dans l’entretien, voire le développement d’une psychologie hystérique qui s’est encore renforcée et développée du côté américaniste, pendant ces années. (Cette hystérie de la psychologie existait également du côté communiste, mais on comprend évidemment qu’elle n’est plus un problème aujourd’hui, tandis qu’elle l’est, aujourd’hui plus que jamais, du côté américaniste. L’Église, elle, s’en est peut-être plus aisément débarrassée, comme le montre son évolution critique vis-à-vis de l'évolution américaniste qui implique effectivement, d'une façon indirecte, l'apaisement de son obsession des “Rouges” pendant la Guerre froide. L’Église a l’habitude des situations de radicalisme doctrinaire et idéologique dans les circonstances d’affrontement, elle sait comment s’en débarrasser, parfois avec réalisme, voire cynisme; autre différence décisive d’avec l’américanisme, qui met plutôt son cynisme dans la poursuite de ses obsessions.)
Certaines de ses diatribes nettement critiques de certains aspects du capitalisme américaniste, de la culture américaniste, etc., entendues ces quinze dernières années, de même que son opposition intransigeante aux deux guerres contre l’Irak, montrent que Jean-Paul II avait perçu que tous les dangers n’étaient pas du côté des seuls communistes. On peut rapprocher à cet égard le personnage du pape polonais du russe Soljenitsyne, ardent anti-communiste mais également critique déclaré et de plus en plus radical du libéralisme capitaliste (voir le discours d’Harvard, de 1978). On peut également faire l’hypothèse que ce comportement impliquait chez Jean-Paul II un certain révisionnisme de son jugement, non du danger que représentait le communisme mais du degré de perversité par rapport à la vertu occidentale, qui l’avait conduit pendant les années de Guerre froide.
On retrouve la même ambivalence, la même complexité de Jean-Paul II (et la même proximité avec Soljenitsyne pour le volet traditionaliste) dans son attitude culturelle et sociale, où le pape polonais mélangeait des attitudes étonnamment “ouvertes”, presque progressistes, avec des attitudes traditionalistes d’une rigueur implacable. L’écrivain britannique Clifford Longley, dans le Guardian du 2 avril, rapporte que cette ambivalence radicale ne lui fit pas que des amis au Vatican, où l’on n’apprécie rien de plus que le sens diplomatique et romain du compromis. On peut croire Longley sur ce point. Longley se demande si le pontificat du pape Wojtyla, comme l’appelaient les Polonais, n’est pas à la fois, selon qui en juge, selon ce qu’on attend d’un Pape “dans son temps” pour dénoncer son temps ou l’épouser, le plus grand de tous les pontificats et le pire des pontificats que l’Église ait connus (« The best and worst of times »). L’incertitude peut être de mise mais l’Histoire, elle, tranchera à cet égard, et elle le fera à la lumière des événements survenus ces 15 dernières années, et encore plus depuis le 11 septembre 2001.
Longley rapporte l’histoire qui circulait à Rome, qui suffit à nous faire comprendre combien Wojtyla bouscula les traditions de Rome et de la bureaucratie vaticane, lui était un si grand défenseur des traditions tout court : « Pope John Paul II was walking one day in the gardens of the Vatican, deep in prayer. Suddenly there appeared before him a vision of Jesus Christ. The Pope fell to his knees and wept. Christ comforted him, and offered to deal with whatever was causing him such anguish.
» “Will there ever,” asked the Pope, “be women priests in the Catholic church?”
» “Not in your lifetime,” answered Jesus. Somewhat encouraged, the Pope tried another question.
» “Will there ever,” he asked, “be another Polish pope?”
» “Not in my lifetime,” answered the immortal one. »
Les témoignages nombreux disent que le pape Jean-Paul II avait, de plus en plus ces dernières années, une vision apocalyptique de notre temps historique, qu’il considérait comme déchiré entre des forces radicales, — disons entre le Bien et le Mal, qui ne sont certainement pas ceux de GW Bush. Il aurait témoigné de cela en catholique et en croyant, en se maintenant au sommet de la hiérarchie jusqu’à son dernier souffle, malgré des souffrances manifestes, vivant cette période comme un calvaire au sens religieux du terme, son véritable chemin de croix. Il aurait vécu ses dernières années comme le “témoin engagé” et héroïque de ce qu’il jugeait être une tragédie et nullement, — toujours le même reproche de ses critiques, — comme un chef responsable de la gestion de ses affaires et des besoins de sa bureaucratie. Si c’est le cas, et l’apparence autant que les circonstances et certaines confidences invitent à cette interprétation, voilà qui n’a rien dû faire pour rétablir une partie du crédit du pape polonais à Rome, au Vatican, où l’on n’apprécie guère la dramatisation même si celle-ci est le constat de la réalité, et moins encore l’héroïsme.
… Ce qui conduit à la question de sa succession. Alors qu’on se trouve en temps de crise de la foi, alors que l’“image” de Jean-Paul II telle que la peignaient les commentateurs du sérail intellectuel occidental était nettement entachée du soupçon d’archaïsme, voire du soupçon pire encore du traditionalisme, ses dernières années furent remarquables pour l’extraordinaire popularité dont témoignèrent ses déplacements à l’étranger. Jean-Paul II soulevait les foules, celles du tiers-monde comme celles des “jeunes” dans nos contrées, et par millions. C’est un mystère (au moins terrestre) embarrassant. Il n’est pas assuré que le Vatican ait apprécié, là aussi, car une telle popularité éloignait encore plus le Pape de l’emprise de sa bureaucratie.
D’où l’idée qu’à l’audace incontrôlée de Jean-Paul II tendant à considérer la crise du monde du point de vue politique succéderait une prudence et une mesure plus dans la tradition (terrestre) de l’Église, avec un repli sur les seules valeurs religieuses. C’est une idée assez naturelle à nos coutumes postmodernes. Mais c’est aussi une idée d’un temps habituel, où les intrigues et les arrangements tiennent le haut du pavé, — ce qui n’est le cas de notre temps historique que dans sa dimension de représentation apparente (notre virtualisme). La puissance de cette représentation apparente est telle que cette consigne peut s’imposer tout de même. Notre impression est que ce ne sera pas sans débat et que la partie n’est pas jouée.
Que l’on soit ou pas catholique, croyant ou non-croyant, on doit reconnaître que le Pape de l’Église catholique joue un rôle inspirateur fondamental. Pour cette raison, l’élection d’un nouveau Pape considérée d’un point de vue politique objectif est une chose fondamentale, et elle l’est aujourd’hui plus que jamais. Même si l’on en débattra, cette élection a moins à voir avec les habituels calculs et mesures intérieures (un Pape italien ? Un Pape pour représenter tel ou tel continent ? Et ainsi de suite); elle a à voir, évidemment, avec la crise de rupture qui secoue le monde. La désignation du nouveau Pape, selon ce qu’il en sera dans les motifs, mettra à l’épreuve le crédit et la lucidité de l’Église.