Il n'y a pas de commentaires associés a cet article. Vous pouvez réagir.
1651Ce deuxième texte (depuis que la rubrique est ouverte) des “Archives PhG” est extrait du même projet de livre que la précédente “Archive PhG”. Il s’agit d’un autre chapitre de la même Partie où ont été sélectionnés les extraits concernant Otto von Bismarck (voir le 8 décembre 2011). Le sujet est une portion de l’histoire des Etats-Unis qui prétend rassembler plusieurs points essentiels de ce pays, qui le différencient en essence des nations européennes, et d’ailleurs du concept classique de “nation”, et rend complètement déplacée et vaine l’imposition des schémas européens habituels (“démocratie”, “fascisme”, etc.), y compris par des Américains de culture influencée par l’Europe, sur l’artefact américaniste.
On observera dans ce texte divers passages correspondant à la réalité américaine, qui serait évidemment mieux définie par le qualificatif d’“américaniste”. (Dans la plupart des cas, dans ce cas, cette substitution devrait être opérée.) Il s’agit en effet de situations structurelles qui ont moins à voir avec la nature d’une formation spontanée, favorisée par divers courants et réalités historiques et géographiques, qu’avec une démarche humaine, élaborée à partir d’une psychologie collective spécifique et consolidée selon des conceptions “idéologisées” et “moralisées” de puissance et d’hégémonie.
________________________
Ce texte est vieux de presque dix ans et, pour “jouer le jeu”, il est restitué tel quel. Il mérite donc quelques points de commentaires qui l’actualiseront, le prolongeront ou bien noteront ce qui, je pense, reste d’actualité.
• Une remarque générale est que cet ensemble identifie le facteur fondamental de l’Amérique, qui est l’intérêt (selon Tocqueville, pour caractériser sa première impression de l’Amérique, – qui est la bonne), et l'idée que ce facteur constitue une explication extérieure centrale de l’évolution de l’américanisme. A l’heure où les élections US sont caractérisées par “l’argent-Roi”, la chose est intéressante à explorer. Elle signale sans aucun doute une conception du monde fondée sur l’aspect quantitatif et sur l’aspect vénal du comportement humain, et cette conception étant pourtant explicitement perçue comme une vertu, sinon la vertu en soi. (Les américanistes pointilleux s’étonneraient certainement de ce “pourtant”-là…) Ainsi, la conception américaniste ne fait pas de la “corruption” un vice ou une mauvaise action ; il s’agit, au pire, d’une technique vitale pour le bon fonctionnement de la Grande République, au mieux d’un outil essentiel dans l’établissement de l’harmonie vertueuse de cette Grande République, et qui détient donc en lui-même quelque chose de cette vertu. Les mêmes appréciations caractérisent, par exemple, le fonctionnement de la justice, qui n’a rien à voir avec une éventuelle vérité objective ou bien avec une notion de service social, et tout avec l’imposition d’une discipline sociale dont le sens hiérarchique est indiqué par la hauteur de la fortune, qui a à son service le goût de la complexité d'un juridisme utilitaire.
• A côté de cet aspect disons “extérieur”, il y a la psychologie, dont l’importance n’a cessé de grandir dans l’importance relative que j’accorde aux différents facteurs constitutifs de notre situation historique et métahistorique présente, et des processus qui l'oint engendrée. De ce point de vue, le récit par Ulysses S. Grant de la reddition du général Robert E. Lee exerce toujours sur moi une fascination intense, et je dirais même, à la relecture, une fascination grandissante comme devant quelque chose qui dissimule à peine un secret fondamental. La chose est mentionnée dans le texte original, mais d’une façon bien trop accessoire par rapport à mon appréciation présente. Aujourd’hui, il me semble que cette humeur dépressive du vainqueur accueillant, dans une telle désolation du sentiment, voire une sorte de gêne presque touchante, la reddition du vaincu dont il cherche constamment à éviter le sujet par des conversation de dérivation, témoigne certainement, d’un point de vue symbolique très puissant, d’une prémonition après ce conflit sanglant du destin des USA, passés du “pluriel” au “singulier” par le fait. Mais sans doute Grant est-il l’un des rares à vivre ainsi ce symbolisme prémonitoire, et sans doute pour le temps très court de cette rencontre d’Appomattox. L’humeur générale, celle du capitalisme déchaînée, sera très rapidement celle d’un épisode maniaque caractérisé notamment par l’appât du gain, justifiant ainsi cette interprétation de la prédominance de la maniaco-dépression comme humeur psychologique de la modernité. Enfin et d’ailleurs, Grant lui-même, comme s’il n’avait plus rien à voir avec ce Lee qu’il admirait tant, y cédera sans la moindre retenue lorsqu’il sera président en 1869 ; sa présidence fut une des plus corrompues qu’aient connues les USA, qui s’y entendent pourtant… Mais d’après ce que je sais de son histoire, son humeur sombre ne le quitta jamais tout à fait.
• Le résultat enfin, à la fois de l’agent extérieur qu’est l’intérêt et qui s’impose alors comme un aspect du “déchaînement de la Matière”, à la fois de l’agent intérieur qu’est ce déséquilibre psychologique qu’on distingue au travers du symbole de Ulysses S. Grant, c’est cette absence d’âme de l’Amérique, qui était déjà signalée au départ par Tocqueville, par l’inexistence d’un “caractère américain”. Cela suppose une absence d’identité réelle du pays et de ses habitants, une absence de légitimité de son organisation et de ses conceptions. Cela renvoie à tout ce qui doit être dit et redit de l’Amérique, non pas comme accident incompréhensible, mais comme archétype de la modernité, comme facteur aussi important que la Révolution française et la révolution de la thermodynamique caractérisant le “déchaînement de la Matière” (voir aussi la rubrique La grâce de l'Histoire) : l’Amérique comme archétype d’une formation sociale, politique, économique, éventuellement “culturelle” (sous-culture ou “culture de masse”), basée sur ce vide de toute essence constitutive ; l’Amérique comme “nation entropique”, si l’on veut... C’est la raison de l’insistance constante, dans dedefensa.org, à engager à ne pas traiter les USA comme une autre entité historique ou une entité historique de plus, les USA dépourvus d’histoire parce qu’absolument étrangers à l’Histoire, sans caractère régalien, ne pouvant absolument rien entendre, par la nature même de la chose, à l’idée de bien public, etc. Phénomène avant-gardiste de la modernité, et nullement une chose exceptionnelle ou un accident monstrueux de l’Histoire. L’Amérique est notre destin final, lorsque nous serons au terme de la Chute, l'objet même de la destruction finale… D’ailleurs, certes, nous y sommes.
_____________________
L'historien américain James McPherson décrit cette transformation sémantique essentielle, elle-même reflet d'un monde nouveau qui naît en 1865, qui va bouleverser le monde, dont nous goûtons aujourd'hui les fruits :
«[A]vant 1861, les deux mots [United States] étaient généralement utilisés dans le mode pluriel [The United States are a republic]. La guerre marqua la transition de l'expression United States vers le mode singulier [The United States is a republic].»
Bien sûr, McPherson parle de la Guerre Civile, que nous nommons “Guerre de Sécession”.
Le 9 avril 1865, le général Ulysses S. Grant reçoit la reddition du général Robert E. Lee à Appomattox, en Virginie. La popularité de Lee était immense, – chez les rebelles, certes, mais chez les généraux nordistes également. (Si Lee n'avait pas choisi le Sud et la défense de son État, la Virginie, il serait sans le moindre doute devenu commandant en chef des Armées du Nord, à la place des prédécesseurs de Grant et de Grant lui-même. A West Point, lorsqu'il faisait ses classes d'officier de l'U.S. Army, Lee était unanimement désigné comme le futur commandant en chef de l'armée.) Grant rapporte dans ses mémoires qu'il était ému, dépressif, et profondément remué d'avoir à recevoir la reddition d'un homme qu'il estimait et respectait tant, et dont il avait été officier d'état-major lors de l'expédition contre le Mexique que dirigeait Lee. On sacrifiera ici quelques instants d'attention au récit que Grant fait, dans ses Personal Memoirs, de ce moment historique de la Guerre de Sécession, conservé respectueusement dans sa langue originale (avec traduction prtoposée).
«What General Lee's feelings were I do not know. As he was a man of much dignity, with an impassible face, it was impossible to say whether he felt inwardly glad that the end had finally come, or felt sad over the result, as was too manly to show it. Whatever his feelings, they were entirely concealed from my observation ; but my own feelings, which had been quite jubilant on the receipt of his letter, were sad and depressed. I felt like anything rather than rejoicing at the downfall of a foe who had fought so long and valiantly, and had suffered so much for a cause, though that cause was, I believe, one of the worst for which a people ever fought, and one for which there was the least excuse. I do not question, however, the sincerity of the great masse of those who were opposed to us. [...] We soon felt into conversation about old army times. [...] Our conversation grew so pleasant that I almost forgot the object of our meeting. After the conversation had run in this style for some time, General Lee called my attention to the object of our meeting. [...] Then we gradually fell off again into conversation about matters foreign to the subject which had brought us together. This continued for some little time, when General Lee again interrupted the course of the conversation by suggested that the terms I proposed to give his army ought to be written out.»
« J'ignore quels étaient les sentiments du général Lee. Comme c'était un homme d'une grande dignité, au visage impassible, il était impossible de dire s'il se sentait intérieurement heureux que la fin soit enfin arrivée, ou s'il était triste du résultat, mais trop retenu pour le montrer. Quels que soient ses sentiments, ils étaient entièrement dissimulés à mon observation ; mais mes propres sentiments, qui avaient été tout à fait jubilatoires à la réception de sa lettre, étaient désormais tristes et déprimés. J'avais envie de tout plutôt que de me réjouir de la défaite d'un ennemi qui s'était battu si longtemps et si vaillamment, et qui avait tant souffert pour une cause, même si cette cause était, je crois, l'une des pires pour lesquelles un peuple ait jamais combattu, et pour laquelle il y avait le moins d'excuse possible. Je ne mets pas en doute, cependant, la sincérité de la grande masse de ceux qui nous étaient opposés. [...] Nous nous sommes vite sentis en conversation sur les vieux temps de l'armée. [...] Notre conversation devint si agréable que j'en oubliai presque l'objet de notre rencontre. Après que la conversation se soit déroulée dans ce style pendant un certain temps, le général Lee a attiré mon attention sur l'objet de notre réunion. [...] Puis nous sommes progressivement retombés dans une conversation sur des sujets étrangers à celui qui nous avait réunis. Cela continua pendant un certain temps, lorsque le général Lee interrompit à nouveau le cours de la conversation en suggérant que les conditions que je proposais de donner à son armée devraient être écrites. »
Le paradoxe d'Appomattox tient à ceci que Lee dut encourager Grant qui semblait défaillir, le soutenir, l'exhorter à accomplir cette cérémonie horrible de la reddition que lui-même allait devoir subir parce qu'il était le vaincu. L’anecdote a peut-être plus de signification qu'il y paraît, et c'est dans cet état d'esprit que nous la présentons. Un monde disparaît à Appomattox. C’est une surprise réelle de constater combien cette issue pèse, à l'instant, sur celui qui représente le nouveau monde. L'attitude de Grant pourrait paraître également symbolique, comme si l'esprit de l'homme était chargé d'une prescience des drames à venir. Elle résume le drame américain au moment où l'Amérique, parallèlement à l'Allemagne, cède à son tour au vertige de devenir un système. (L'attitude de Grant considérée comme argument historique nous renvoie aussi, a contrario, aux pires habitudes politiciennes de travestissement de la vérité historique qui forme le courant de l'activité politique américaine, et la circonstance nous fait mieux saisir l'importance des enjeux qui accompagnent de tels moments historiques et la description qu'on en fait ensuite. A l'été 1944, à Hawaï, lors d'une conférence de presse où il était pressé de question sur sa politique d'exigence d'une capitulation sans condition de l'Allemagne du Japon, politique si complètement absurde et aveugle, et criminelle en réalité, Franklin Roosevelt cita comme sa référence, en maniant le symbole comme on le comprend aussitôt [l'allusion à la Guerre Civile, guerre pour la Liberté], l'attitude de Grant à Appomattox. Selon FDR, Grant avait exigé de Lee la capitulation sans condition de ses forces. C'était sa référence morale. Le mensonge ou l'ignorance laisse pantois. Il en dit long sur FDR, sur les mœurs politiciennes de l’establishment et sur la manipulation de l'histoire. Ils conduisent à leur conseiller de lire Personal Memoirs.)
Appomattox ouvre une période d’intense expansion de la puissance industrielle et économique de l'Amérique. Plus rien ne freine désormais l'expansion des conceptions américaines, sinon quelques tribus d'Indiens que Sherman, le vainqueur d'Atlanta et de la Géorgie, ira prestement liquider comme il faut («Un bon Indien est un Indien mort»). L'époque du “capitalisme sauvage” commence. Elle va faire des fortunes colossales et hisser l'Amérique au premier rang des nations industrialisées, dès la fin du XIXème siècle. A quel prix ? L'anecdote d'Appomattox semble nous le suggérer. Le général Grant, “triste et dépressif”, devant sa victime qu'il admire, qui s'est battue pour une cause dont le même Grant nous dit pourtant qu'elle est “la pire” qu'on puisse imaginer ; comment concilier ce jugement catégorique sur l'horreur de la cause défendue, et la noblesse, et la grandeur de celui qui la défend, y compris dans cette adversité, et si admirables noblesse et grandeur finalement que c'est Lee qui rappelle le vainqueur à son devoir cruel ? Comment, sinon en se référant à la contestation, très active aux États-Unis aujourd'hui encore, de la présentation qui est faite en général des causes profondes de la guerre de Sécession, c'est-à-dire en s'interrogeant sur la validité du jugement de Grant sur la cause que défend Lee. De même, le sentiment dépressif et triste de Grant ne représente-t-il pas, d'une façon symbolique et comme par prescience à nouveau, une indication du fardeau dont va être désormais chargé le caractère américain ? En 1879, le docteur Beard, éminent psychologue, établit le diagnostic de la neurasthénie et définit cette maladie comme
«la nervosité américaine, [qui] est le produit de la civilisation américaine. [...] Notre immunité contre la nervosité et les maladies nerveuses, nous l'avons sacrifiée à la civilisation. En effet, nous ne pouvons pas avoir la civilisation et tout le reste : dans notre marche en avant, nous perdons de vue, et perdons en effet, la région que nous avons traversée.»
Le Gilded Age est évidemment ce temps d'une extrême nervosité et d'une extrême exaltation (l'un va avec l'autre, c'est la même chose ou tout comme). Les fortunes et les prédicateurs poussent comme des champignons. La fièvre de l'or vaut bien la fièvre du zélote, et vice-versa. En même temps que se font les fortunes, comme des rapines à l'échelle d'un continent, les scandales éclatent (la présidence Grant, justement, dans les années 1868-76, nous gâtera à cet égard). Parallèlement, comme à un spectacle bien monté, la foi et la vertu sont de plus en plus hautement proclamées. Les sentiments extrêmes fleurissent, tous dans la même sens de l'absolutisme de l'appréciation du monde, avec ce même regard, indifférent pour le reste du monde, de la suffisance qui exprime la vertu à l'arrogance qui signale la fortune. Comme le voit excellemment le docteur Beard, la “maladie américaine” est en plein essor. Rien ne l'arrêtera.
Ce qui se passe alors est une entreprise d'investissement par la fortune d'une nation qui est un continent. Ce mouvement est complètement caractéristique de l'Amérique, par son ambition, sa force et son caractère radical. Il manifeste une différence fondamentale d'avec le mouvement allemand, auquel il ressemble tant par ailleurs, à bien des égards, tant dans les caractéristiques psychologiques et par les ambitions et les conceptions, et finalement par la substance même qui place les deux à part dans l'histoire ; l'on comprend aussitôt que l'Amérique et son panaméricanisme ont, par rapport au pangermanisme, quelque chose de décisivement différent, l'on veut dire également dans le sens de l'efficacité. Certes, l'Allemagne a ses grandes fortunes, ses grands industriels, mais ceux-ci tiennent leur place qui n'est pas la place suprême. On peut parler de leur poids politique et de leur influence sur le gouvernement et sur l'État, voire de manipulation dans certains cas, de responsabilité dans tel ou tel acte du gouvernement, tout ce qui fait les rapports politiques entre l'autorité politique suprême et les puissances d'argent qui jouent un rôle si important. Il n'y a pourtant pas transformation de substance, et l'État reste l'État. En Amérique, c’est différent. On acquiert très vite le sentiment que c'est justement de substance qu'il s'agit, et la situation se met en place dans cette période ascensionnelle irrésistible du panaméricanisme, à mesure que se bâtissent les fortunes. Celles-ci prennent non seulement les meilleures places, ce qui n'est pas nouveau, mais bien plus et de façon décisive, elles se mettent en place pour former la substance de la nation.
A côté de cela, on ne peut être étonné. Un regard sur l'histoire américaine permet de mieux comprendre, en nous éclairant sur la caractéristique essentielle de l'Amérique, combien ce début de constat sur l'Amérique du Gilded Age est dans la nature des choses américaines. Notre référence est imparable, c'est le plus grand politologue américain qui se trouve être, par une ironie de l'histoire qui a plus de signification qu'on croit, un Français si complètement français par son esprit, sa naissance, la grâce de sa pensée et de sa langue. En 1831, Alexis de Tocqueville débarque en Amérique. Il observe, il parle, il s'informe. Dans son esprit se forme le schéma de sa magistrale étude sur la démocratie américaine. En attendant, il note ses premières observations, du pris sur le vif. Voici ce qu'il écrit, dans une lettre du 1er juin 1831 :
«Les hommes qui vivent sous ses lois [de la société américaine] sont encore anglais, français, allemands, hollandais. Ils n'ont ni religion, ni mœurs, ni idées communes ; jusqu'à présent on ne peut dire qu'il y ait un caractère américain à moins que ce soit celui de n'en point avoir. Il n'existe point ici de souvenirs communs, d'attachements nationaux. Quel peut être le seul lien qui unisse les différentes parties de ce vaste corps ? L’intérêt.»
Voici ces hommes et ces femmes attachés par le seul intérêt : quelle société, quelle république peuvent-ils former ? Tocqueville, à nouveau (lettre du 29 mai 1831) : «Le principe des républiques anciennes était le sacrifice de l'intérêt particulier au bien général, dans ce sens, on peut dire qu'elles étaient vertueuses. Le principe de celle-ci me paraît de faire rentrer l'intérêt particulier dans l'intérêt général. Une sorte d'égoïsme raffiné et intelligent semble être le pivot sur lequel roule toute la machine. Ces gens-ci ne s'embarrassent pas à rechercher si la vertu publique est bonne, mais ils prétendent prouver qu'elle est utile.»
Nous avons les éléments qui nous importent : un seul lien, l'intérêt, c'est-à-dire que la fortune domine et qu'elle est la mesure de toute chose, de la vertu autant que de la puissance, autant que du rang ; il n'y a pas de bien public au sens régalien du terme, il n'y a pas de vertu civique sinon cette vertu en ce qu'elle est utile, c'est-à-dire en ce qu'elle permet à la fortune de fructifier. Par conséquent toute représentation immanente du bien public, tout pouvoir prétendant représenter un bien public comme quelque chose d'historique qui échappe aux intérêts individuels, qui ne soit pas l'addition des égoïsmes individuels, — un tel pouvoir est inconcevable. Aucune tradition historique ne vient nuancer cette situation, et cette situation n'a aucune chance d'évoluer en quelque chose qui permettrait d'établir une tradition historique hors des égoïsmes individuels puisque ce sont les égoïsmes individuels qui tiennent le pouvoir et veillent au grain. Quand le centralisme est installé, à partir de 1865, quand le pays est fermé pour permettre son développement (isolationnisme), quand des fortunes gigantesques se forment, elles tiennent naturellement la place au centre du gouvernement de l'Amérique, comme inspiratrices de ce gouvernement, et le gouvernement lui-même n'est qu'un appoint à qui l’on laisse les pompes et les ors de l'apparence ou un trublion qu'on remet vite dans le droit chemin lorsqu'il lui vient des idées d'émancipation. «Je suis ici pour représenter les intérêts du business», dit en 1898 le président McKinley, parlant, comme on le comprend, de sa présence à la Maison-Blanche. Il n'y a pas un gramme de remord, pas un doute, pas une hésitation, dans ces mots. Dans les premières années 1900, quand il faut traiter les crises économiques et financières de la nation, le président Theodore Roosevelt s'en remet au banquier J. Pierpont Morgan. Le même Morgan, à partir de 1914-15, est le correspondant direct et officiel du Royaume-Uni, au nom de son propre pays (les USA), et son bailleur de fond pour les prêts que Londres veut obtenir de Washington ; Londres contacte Washington, qui fait suivre à Morgan et à Wall Street, puis très vite, Londres contacte Morgan directement. Morgan, c'est le patron.
Cette structure de facto de l'Amérique n'a pas vraiment changé. Il est très caractéristique pour notre propos que, dans les années 1920, lorsqu'un débat culturel et politique fait rage entre l'Europe et les États-Unis sur le sens de la civilisation nouvelle que nous propose l'Amérique, nombre d'intellectuels et d'artistes européens avancent comme argument principal contre la civilisation américaine que l'Amérique n'a pas d'âme. Le constat de Tocqueville («jusqu'à présent on ne peut dire qu'il y ait un caractère américain à moins que ce soit celui de n'en point avoir») revient à l'esprit, pour constater à nouveau qu'il n'y a rien de nouveau selon un esprit trempé à la civilisation européenne. (En 1928, le comte Henri de Keyserling, historien-psychologue allemand fort proche de l'école néo-pangermaniste spanglérienne, estimait dans son Diagnostic de l'Amérique et de l'américanisme que
«ce qu'on peut appeler le “manque d'âme” des Américains vient en premier lieu du fait que l'Amérique est encore une colonie, et que jusqu'à l'heure actuelle une civilisation véritablement autochtone ne s'y est pas développée».
Il notait un peu plus loin, montrant par là son optimisme, mais réaffirmant in fine que l'absence de caractère noté par Tocqueville subsistait :
«Il est de fait que le nouveau continent produit effectivement et irrésistiblement un nouveau type humain… [...] Et ceci, à son tour, doit nécessairement mener, et mène en fait, à la naissance et au développement d'une âme d'espèce nouvelle»
On comprend que le “caractère” de Tocqueville et l’“âme” de Keyserling sont une seule et même chose, qui manque décisivement aux Américains. L’hypothèse de Keyserling sur la naissance d’une “âme américaine” fut décisivement démentie par la Grande Dépression. Il n’y a donc, aujourd’hui, toujours pas d’“âme”, ou de “caractère” américain, – mais nous savons bien, au moins depuis le docteur Beard, qu’il y a “une maladie américaine”.)
[…] [L]a Grande Dépression et Roosevelt (FDR) à partir de 1933 à la présidence font passer un effroi horrible dans les structures du big business. A cet instant, dans ces trois années cruciales (1933, 1934, 1935), l'Amérique sembla pouvoir changer de substance, et un véritable gouvernement, pouvant prétendre créer une immanence, la représentation d'un bien public, parut s'installer à Washington. FDR n'était qu'un illusionniste. Il intervint comme réparateur, certes, et avec un brio qu'il faut lui reconnaître ; sur le fond, il ne changea rien ; comme tout bon politicien, et il était le meilleur de son temps, il avait ses soutiens dans la fortune américaine (à Wall Street plus que dans l'industrie) et, tout au long de la guerre, la fortune américaine, Wall Street et big business confondus, retrouvèrent naturellement la place centrale qu'ils n'avaient jamais tout à fait perdue en installant ce qu'on nomma plus tard un “complexe militaro-industriel” où l'argument de la sécurité nationale permet de subsidier l'industrie, de faire circuler l'argent et de développer les technologies nécessaires à l'avancement de l'industrie. La structure fondamentale de l'Amérique, qui distingue ce pays dès l'origine, a donc subsisté, au travers des crises et des changements, et subsiste aujourd'hui. L'on dirait même que le système s'est raffiné et qu'il a gagné en efficacité, puisque le gouvernement, dont la grandeur impressionne utilement l’étranger, fonctionne d'abord comme une énorme pompe blanchisseuse d'argent, qui recycle l'argent public vers les subsides et les investissements industriels et technologiques à long terme que le big business
Cette structure, qui différencie décisivement le pan-américanisme du pangermanisme, favorise le premier en lui fournissant des capacités offensives sans égales. Il y a la situation des capacités d'investissement extérieures et de la liberté de mouvement de ces capacités, avec le gouvernement fonctionnant comme une garde prétorienne du big business. (Que ce soit les grands trusts comme United Fruits qui investissent l'Amérique Latine, ou les pétroliers qui sont au Moyen-Orient, ces présences et ces intérêts constituent la cause essentielle de l'interventionnisme militaire américain, extrêmement fourni, dans ces zones.) Mais il faut parler d'une dimension différente, à notre sens bien plus importante pour définir le mouvement pan-expansionniste qui nous intéresse dans cette étude. L'absence d'un État représentant une tradition nationale et établissant une immanence historique dégage l'activisme panaméricanisme, dans l'image qu'il entend donner, du soupçon d'égoïsme national. Dans l'histoire que nous voulons en faire, l'Amérique n'est pas nationaliste, ni patriotique au sens où on l'entend couramment, avec une moue désapprobatrice, un haussement de sourcil, déjà l'invective aux lèvres. Son absence d'immanence nationale donne à l’apparence de l’Amérique une singulière vertu progressiste, en apparaissant comme une chose déstructurée, selon le modèle qu'elle prône. L'Amérique sans âme, sans mystique, sans tradition, est naturellement internationaliste et supra-nationaliste (nullement universaliste, ce qui est tout à fait différent, une nation fortement patriotique et affirmée, pouvant effectivement être universaliste). Si l'on se réfère aux canons édictés à cet égard depuis la fin du XVIIIe siècle, l'Amérique est naturellement progressiste. On ne dit pas qu'elle soit une nation de progrès, que les petites gens y soient bien traitées, et les Noirs, et les Indiens, certes pas et l'on sait ce qu'il en est ; mais son image, la perception qu'on en a, régulièrement renforcées par son activité industrielle et industrieuse (l'industrie du cinéma y joue le rôle qu'on sait), et qui sont l'essentiel pour notre propos, sont naturellement celle de la “nation progressiste”. Ainsi le panaméricanisme possède-t-il sur le pangermanisme cet avantage décisif : il est lui-même, avant d'entreprendre sa quête pan-expansionniste, conforme au résultat qu'on attend de son action, — déstructuré, sans immanence nationale, progressiste.
Là-dessus, et pour atténuer le radicalisme de ce jugement, et pour ménager l'évolution de notre thèse jusqu'à son terme qui est l'évolution virtualiste du panaméricanisme, il faut ajouter que ces vertus puissantes ont leurs doubles sombres, leurs doubles négatifs, qui sont autant de faiblesses sans retour. On y reviendra, parce que ce domaine fournit le fond de notre thèse en justifiant son terme. Disons que l'affaire ce résume par ce paradoxe que l’Amérique, au plus elle est puissante par la grâce de son panaméricanisme, au plus elle s'affaiblit à cause de lui. La mesure de survie se nomme : le virtualisme. On en parlera beaucoup.