Le paradoxe de Litvinenko

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Cette phrase de conclusion d’un article de Julia Svetlichnaja résume sans doute un aspect essentiel de l’affaire Litvinenko, celui auquel on prend le moins garde parce qu’il ne s’accorde avec aucune doctrine politique et qu’il dépend plutôt des faiblesses de la nature humaine : «Would Litvinenko be pleased with the paradox that since his death he has been taken very seriously?»

Philosophe de l’université de Westminster, Svetlichnaja a rencontré Litvinenko à plusieurs reprises et elle écrit là-dessus dans le Guardian, aujourd’hui. Elle espérait que Litvinenko lui donnerait un accès au chef tchétchène Ahmed Zakayev. Elle décrit son comportement comme “étrange”. Litvinenko jouait à l’espion autant qu’il l’était, se complaisant à des comportements de professionnel, — ou soi-disant professionnel — pour épater son interlocutrice en même temps que la convaincre qu’il devait être pris au sérieux. L’“oligarche” Boris Berezovski, qui lui avait donné le contact avec Litvinenko, l’avait avertie : «Try him, but filter what he says; the man rambles too much.»

Svetlichnaja remarque assez joliment avoir été “honteuse”, lorsqu’elle apprit l’empoisonnement de Litvinenko, d’avoir eu comme réaction qu’il avait réussi à monter un “coup” pour attirer l’attention sur lui. («May was the last time I saw him. Later I heard he had been poisoned and I am ashamed to say I thought it might have been another trick to get attention. After that I watched and read the details of his slow death drip into the media as the polonium 210 rotted him from within.»)

L’article de Svetlichnaja décrit un homme de ce monde russe du renseignement bouleversé par la fin de l’URSS ; avec des secrets et des activités clandestines mais sacrifiant aussi à la mythomanie, avec l’exacerbation de ce penchant commun dans la psychologie russe (et chez les émigrés, plus encore). De tels comportements étaient courants chez les Russes émigrés de l’URSS, dans les années 1920 et 1930. (Ils l’étaient aussi, par exemple, chez les mercenaires, ou “affreux”, dans des pays comme la Belgique dans les années 1980, après que les anciens mercenaires des années d’après l’indépendance des pays africains se fussent repliés en Europe, pour certains avec une petite fortune, pour d’autres sans rien sinon leurs récits des aventures africaines en général très enjolivés.)

Le témoignage de Julia Svetlichnaja est intéressant et important. Il nous fait comprendre qu’avec un homme comme Litvinenko, il vaut mieux observer une certaine prudence avant de tirer de sa mort la moindre conclusion que ce soit. Nous sommes dans le domaine de l’espionnage, du complot professionnel et fabriqué, du chantage, du mythe permanent. L’on y affabule et l’on y meurt, et les choses qui paraissent les plus simples sont nécessairement et infiniment compliquées. Déduire aussitôt de la mort de Litvinenko un irréfutable argument politique, de quelque côté que ce soit, paraît bien risqué.


Mis en ligne le 3 décembre 2006 à 07H19