Le parti des “Fous-de-Rage”

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Devant l’ampleur des événements, le désordre des réactions de l’establishment, l’insaisissable sinuosité du président Obama, la gauche de ce même establishment commence à réfléchir, ou disons à infléchir sa position vis-à-vis des réactions populistes dont l’exemple le plus affirmé jusqu’ici est Tea Party… Le mouvement Tea Party, on le sait, a jusqu’ici été cantonné dans le domaine de l’anathème pur et simple par cette même gauche de l’establishment. Le billet de Robert Reich, ce 24 janvier 2010, sur RobertReich.org, est intéressant à lire pour décrypter cette évolution.

(Reich nomme le parti des mécontents, dont Tea Party est la première manifestation pour la séquence, le Mad-As-Hell party, disons le “parti des Fous-de-Rage” – contre le gouvernement, contre Wall Street, contre le Big Business, contre la Cour Suprême dans sa plus récente version.)

«It’s a mistake to see the Mad-As-Hell party as just a right-wing phenomenon – the so-called Tea Partiers now storming the gates of the Republican Party. There are plenty of mad-as-hellers on the left as well – furious at Wall Street, health insurers, pharmaceutical manufacturers, and establishment Democrats.

»Mad-as-hellers don’t trust big government. But they don’t trust big business and Wall Street, either. They especially hate it when big government gets together with big business and Wall Street – while at the same time Main Street is in shambles and millions of people are losing their jobs and homes. […]

»To the Mad-As-Hell party, the biggest event last week wasn’t Scott Brown’s upset victory in Massachusetts. It was the Supreme Court’s decision in Citizen’s United vs. the Federal Election Commission, allowing corporations to spend however much they want on political campaigns. True mad-as-hellers see this as inviting even more collusion between big business, Wall Street, and big government – and against the rest of us.

»With the mid-term elections months away, both Republicans and Democrats are scrambling to embrace the Mad-As-Hell Party as their own. Republicans are hoping the mad-as-hellers forget the gushing corporate welfare of the Bush administration and the last Republican congress. And Democrats have become born-again economic populists, blaming the nation’s problems on the same “fat cat” bankers and corporate lobbyists they’ve been cozying up to for years.»

La conclusion reste tout de même raisonnable et recommande à ce parti des “Fous-de-Rage”, qu’il semble approuver fortement, de se trouver des objectifs décents, notamment celui de sauver la démocratie américaniste. (Bonne chance.) «If the Mad-as-hell Party helps get money out of politics it will do a world of good. I might even join up. But if it just fulminates against the establishment, forget it. Wrecking balls are easy to wield. Rescuing our democracy is hard work.»

Notre commentaire

@PAYANT Incontestablement, ce texte témoigne d’une certaine évolution de l’appréciation des milieux “progressistes” US, non “dissidents”, à la marge de l’establishment mais néanmoins dans l’establishment, dont Robert Reich est certainement un représentant exemplaire. (Il a été secrétaire au travail dans l’administration Clinton.) Reich estime en effet qu’il y a une substance populiste dans le mouvement Tea Party, jusqu’alors apprécié par la gauche US du seul point de vue idéologique et, comme tel, rejeté dans son fondement, comme frappé de l’anathème de l’étiquette d’extrême droite. Reich détermine une parenté entre Tea Party et la colère montante à gauche, dans l’électorat déçu et furieux de Barack Obama – cette parenté, justement, qui est l’essence même du populisme – le sentiment anti-establishment et anti-Washington, avec tous ses annexes (Wall Street, le Big Business ou Big Money, corporate power, etc.).

Ainsi introduit-il cette notion intéressante pour juger de la situation depuis l’élection du Massachusetts de considérer l’arrêt de la Cour Suprême du 21 janvier comme un fait plus important pour les populistes que les résultats de cette élection. On comprend aisément pourquoi, du point de vue objectif de la signification des événements. L’élection du Massachusetts ne fait qu’entériner un fait, la colère populiste, tandis que l’arrêt de la Cour Suprême doit être considéré comme une nouvelle attaque de l’establishment et du corporate power contre le peuple. (Nous observerons, pour notre part, à côté de la justesse logique de l’appréciation de Reich, qu’il y a une interprétation factuelle qui doit prendre en compte l’effet politique et psychologique des choses. L’élection du Massachusetts est un coup de tonnerre qui révèle la substance d’une situation potentielle – la colère populaire – qu’on ne faisait jusqu’alors que supposer. La force de la réalité, démultipliée par la communication qui devient dans ce cas un processus bénéfique contre le gré de ceux qui font de la communication un instrument au service du système, impose un bouleversement complet de la situation politique et de la situation psychologique. C’est toute la différence entre la latence qu’implique le jugement de l’esprit et la force dynamique qu’implique le constat de la réalité – différence absolument bouleversante, qui fait basculer les situations.)

Selon son interprétation, Reich fait de l’arrêt de la Cour l’événement qui doit sonner l’alarme et faire lever le populisme de gauche aux côtés du populisme de droite, pour constituer une force qui doit combattre cette intrusion supplémentaire, et définitive dira-t-on, des forces d'argent dans le processus politique US. Pour cette raison et poursuivant dans sa démarche logique, il demande à ce mouvement, quel que soit son destin, sa constitution, etc., de s’assigner un but autre que celui d’exprimer la colère populaire. Il doit “sauver notre démocratie”, ce qui n’est pas une tâche aisée. (Nul ne le contredira.) On reconnaît là la logique de l’intellectuel, et, dans ce cas, un intellectuel qui, malgré sa mise en cause des tares du système, reste convaincu de la vertu fondamentale du système tel qu’en ses fondements. (“Rescuing our democracy”, dit-il, ce qui implique que “notre démocratie” a existé puisqu’il importe de voler à son secours. C’est sur ce point qu’on peut trouver matière à contestation dans sa position.)

Mais où se situe Reich à la lumière d’un tel texte, d’un tel classement de l’importance des événements et d’une telle appréciation du mouvement populistes qui expriment certainement une évolution de sa position? Dans l’establishment, même à la marge, alors qu’il annonce et dénonce une attaque de l’establishment contre le peuple? Prêt à faire dissidence de l’establishment si le populisme parvient à s’exprimer d’une manière cohérente et organiser une contre-attaque? Dans tous les cas, il apparaît clairement qu’il exprime là une interrogation qui commence effectivement à toucher les marges de l’establishment, ce qui implique une certaine adhésion à la colère populiste qui s’exprime contre Washington, et contre Obama en l’occurrence, président devenu-populiste-mais-qui-ne-l’est-pas-vraiment, Obama qui polarise toutes les colères et toutes les fureurs contre lui. Bientôt, si la situation continue à évoluer dans ce sens, on trouvera une même colère anti-Obama dans l’éventuel populisme de gauche et dans Tea Party.

L’étrange “magie” d’Obama, c’est qu’il semble peu à peu faire évoluer la situation américaniste vers des conditions d’une réelle révolte, avec le supplément non négligeable, voire décisif, d’une fracture grave à l’intérieur de l’establishment. En effet “la marge” que représente Reich est quasiment sur la même ligne qu’un Krugman, et plus très loin d’un Clemons (voir notre Bloc-Notes du 26 janvier 2010 sur la «“fatigue Obama” de l’élite réformiste de Washington»). C’est-à-dire que, dans ces prémisses d’une campagne électorale qui va être marquée par des tensions extraordinaires, les tensions à l’intérieur de l’establishment vont elles-mêmes être marquées par un caractère de plus en plus radical, pouvant aller effectivement jusqu’à un phénomène de fracture. Jusqu’ici, tous les mouvements de colère populiste aux USA ont été marqués par l’homogénéité, ou la rapide homogénéisation du bloc de l’establishment pour la contenir et la réorienter, sinon la récupérer, avec plus ou moins de brutalité ou d’habileté. Désormais existe la possibilité inverse qu’une partie de l’establishment soit tentée par un ralliement au mouvement populiste. Si ce cas extraordinaire se concrétisait, ce serait à Obama qu’on le devrait – Obama, véritable “magicien” dans ce cas…


Mis en ligne le 28 janvier 2010 à 05H55