Le passage du Rubicon

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Nous revenons sur la “crise Murdoch”, car l’affaire du News of the World peut désormais être affublée de cette expression. Le cas que nous voulons développer a déjà été abordé dans nos textes précédents, mais dans le cadre de théories plus vastes. Ici, nous nous concentrons sur un aspect de la crise, en avançant que la “crise DSK” peut également être envisagée de ce point de vue, qui est celui de circonstances n’ayant jusqu’ici pas d’interférences et d’objectifs directs et avérés de type politique.

Plusieurs exemples peuvent être avancés pour la “crise Murdoch”, montrant que la réaction de colère et de mise en cause fondamentale du groupe Murdoch est souvent exempte d’arrière-pensées politiques. Nous en citerons deux.

• L’Eglise d’Angleterre a annoncé qu’elle pourrait retirer son investissements de £4 millions dans le groupe News International, qui font d’elle un des gros actionnaires. Un autre actionnaire du groupe, classé dans les vingt plus importants, a annoncé qu’il envisageait également son retrait du groupe. Le quotidien écossais The Scotsman rapporte ce 10 juillet 2011 les raisons de la possible décision de l’Eglise d’Angleterre : «The Church of England's Ethical Investment Advisory Group confirmed yesterday it had written to News Corp, describing the behaviour of the Sunday tabloid as “utterly reprehensible and unethical”. Chairman of the group John Reynolds suggested the continued presence of Brooks would lead to the institution pulling its investment in the firm. “We cannot imagine circumstances in which we would be satisfied with any outcome that does not hold senior executives to account at News Corporation for the gross failures of management at the News of the World,” said the statement.»

• Il s’est formé un groupe d’activistes, constitué de diverses célébrités, qui vont développer des pressions contre le groupe Murdoch, éventuellement pour permettre le développement de mesures judiciaires diverses contre ce groupe. Deux acteurs britanniques célèbres, Hugh Grant et Steve Coogan, ont rejoint ce groupe (selon le Guardian du 9 juillet 2011). «Joining forces with well-known names such as the actress Sienna Miller and the Formula One motor racing boss Max Mosley, who have both suffered at the hands of the tabloid press, Coogan and Grant are part of a new breed of celebrity that is prepared to take a stand, despite the risk of becoming a red-top target for the rest of their lives.»

Dans ces cas envisagés, on observe ce phénomène déjà signalé dans des précédents textes que deux événements de crise (chute de DSK avec les péripéties qui ont suivi, et celles à suivre, la “crise Murdoch”) ont des causes en apparence ou réellement non-politiques. Les hypothèses diverses de “complots” ne sont pour l’instant que des hypothèses, et elles n’ont joué qu’un rôle très annexe dans les premiers effets, les plus importants, qui ont donné leurs dimensions déstabilisatrices et déstructurantes aux événements. La “crise Murdoch” est extrêmement nette à cet égard. Il s’agit de la mise en cause très violente de pratiques professionnelles, journalistiques, sans aucune coloration politique pour les cas envisagés, destinées essentiellement à alimenter ce qu’on nomme “une presse à sensation” dont l’ambition est le succès de vente, donc l’accumulation de revenus. Les réactions qui ont suscité la crise portent essentiellement sur ces pratiques, jugées illégales, immorales, à la limite de pratiques de gangstérisme.

Pourtant, ces divers événements apolitiques ont des conséquences politiques considérables, que l’on connaît bien désormais. La situation politique en France, dans la perspective des présidentielles de 2012, est dans le plus complet désordre, lequel ne semble affecter essentiellement pour l’instant que le parti socialiste, mais qui pourrait, qui devrait déborder sur l’ensemble des participants à la campagne. La “crise Murdoch” est bien plus grave encore. Nous l’avons signalé à plusieurs reprises, et résumions la chose le 9 juillet 2011 : «[Il faut envisager cette affaire…] en termes de stabilité structurelle du Système. De ce point de vue, Murdoch est l’un des hommes clef, peut-être l’homme clef de l’aventure dans le cadre du système de la communication, de cette contre-civilisation depuis 9/11. On retrouve sa trace et sa présence dans toutes les grandes entreprises de cette période, des neocons à Tony Blair, et sa folie par conséquent. Il est un “verrou” du Système (exactement comme DSK et ben Laden), parce que le Système s’est considérablement appuyé sur la construction du monde par l’américanisme et les special relationships commencées par “La passion de Churchill” (examinée notamment et excellemment par John Charmley).»

Nous développions ensuite l’idée que nous nous trouvions devant une sorte de nouvelle “chaîne crisique” dans le bloc américaniste-occidentaliste. Des scandales socio-professionnels touchant des “verrous” du Système y constituent une sorte de nouvelle “méthode” de création spontanée, favorisée par les tensions du Système et engendrant une finalité antiSystème, pour pénétrer la carapace qui protège la politique développée par le Système sur laquelle les directions politiques n’ont plus aucune influence. (Il s'agirait d'une forme particulièrement sophistiquée de la dynamique d'autodestruction du Système.) L’attaque directe des directions politiques n’a plus aucun intérêt. Elle est d’une efficacité nulle puisque vous attaquez un corps qui n’a plus aucune capacité d’influence, de décision, puisque ce corps est complètement privé de légitimité par son comportement autant que par ses allégeances volontaires : remplacez telle direction par telle autre, tel parti par tel autre, dans le cadre du Système, et la politique subsiste parce que c’est le Système qui l’impose. La situation s’avère complètement différente si l’attaque se fait par le biais d’événements sociaux, professionnels, d’événements de mœurs, tous ces événements qui n’ont aucune coloration politique précise, qui n’ont tous pour thème que la corruption de l’ensemble social, dont souffrent des catégories de citoyens variables, importantes mais complètement apolitiques dans la circonstance.

Le fait remarquable dans ces affaires est la complète inconscience ou indifférence temporaire de facto des principaux acteurs, des influences de leur propre sort sur la grande politique où les jugements les placent d’instinct. Divers témoignages d’“amis de DSK”, ayant parlé avec lui, précisent qu’il n’a pour l’instant pas l’esprit à s’intéresser à son avenir politique, – la fameuse “grande politique”, – parce qu’il s’intéresse surtout à son destin personnel dont l’une des issues reste théoriquement (même si la possibilité a diminué radicalement) un emprisonnement dont il a pu goûter dans quelles conditions épouvantables il se ferait, outre le choc terrible que cela constituerait pour lui. Murdoch, lui, lutte pour la stabilité, voire la survie de son empire. L’on sait que, dans ces occasions, les énormes concentrations financières de tels grands groupes s’avèrent très fragiles, si l’humeur générale change, si la “confiance” qui est paradoxalement l’un des piliers de ce capitalisme volatile et en constant déséquilibre poursuivait la pente descendante qui est aujourd’hui la sienne ; si, par exemple, les désertions comme celle de l’Eglise d’Angleterre et de ses £4 millions se multipliaient. Ainsi l’esprit de Murdoch est-il habité de considérations sur la concurrence, sur le monopole, sur la solidité de certains alliés financiers ou politiques, sur la pression grandissante d’une presse non-Murdoch hostile (il sait bien ce que cela peut avoir en fait d’efficacité). Que des personnages comme les acteurs Grant et Coogan se regroupent contre lui au nom de la protection de la vie privée, après la mise à jour des vilenies des gens du groupe Murdoch, voilà la sorte de menace qui se manifeste, qui est loin d'être inefficace.

Où y a-t-il du politique dans tout cela, renvoyant à la “grande politique” ? Nulle part, certes. Les gens des directions politiques eux-mêmes agissent par souci libératoire, par rapport à des contraintes extraordinaires de trivialité et de brutalité, qui portent sur les mœurs socio-politiques. Dans le cas de la direction politique britannique, tous les commentateurs parlent de la libération d’une contrainte terroriste, qui n’a aucun argument politique spécifique mais qui exerçait une constante pression de domination par une sorte de “terreur médiatique”. Steve Richards, de The Independent, écrit que «[t]he tyrants lose their swagger and those that lived in fear dare to speak out. The dynamics of the News International saga are similar to the ones that shape the fall of dictatorial regimes, except in this case it is some mighty media executives who are suddenly fearful and the politicians who are liberated…» Polly Toynbee, du Guardian ne dit rien d’autre : «Over the years Labour leaders have been implored to regain their dignity and find the nerve to stand up to Murdoch. Ed [Milbrand] wavered at first: he didn't dare strike out from the start. But now he has crossed that Rubicon there is no going back – and it turns out to be liberating. The game has changed and any politicians creeping back to kowtow will be mocked from now on. The emperor lost his clothes.»

Ainsi, le Rubicon qu’ils ont franchi, selon Toynbee, n’est pas celui qui mène à Rome et à la gloire de l’Empire. C’est le Rubicon d’une vie politicienne que ces victimes du tyran-Murdoch voudraient un peu plus apaisée et libérée, éventuellement complètement quitte des contraintes du tyran-Murdoch si celui-ci mord effectivement la poussière. Dans tous les cas, on peut tout de même avancer que le coup qui a été porté à Murdoch est, sinon mortel, du moins suffisamment profond pour éventuellement le priver d'une très grande partie de sa puissance de nuisance. Il s’agit bien d’un acte symbolique libératoire, d’autant que les révélations vont se poursuivre, et certaines procédures inévitables, peut-être d’autres arrestations, etc. Si Cameron s’incline devait la pression générale et refuse de vendre à Murdoch la station de télévision payante par cable BSkyB, effectivement le tyran aura mordu la poussière par rapport à ses ambitions.

(Il y a, à propos de cette position de Murdoch envisagé comme chef de guerre dans la défense de son groupe, un excellent texte de Sarah Sands, le 10 juillet 2011, dans The Independent. Sands envisage les formidables capacités de riposte de Murdoch pour se rétablir. La conclusion est ambiguë : «The qualities of leadership are not dissimilar to the characteristics of a psychopath. Risk-takers invent businesses but they can also destroy them. […] I have heard more than one leader in their field muse on a teacher's report predicting greatness – or jail. The Murdoch team might have to get used to the idea of both.»)

L’intérêt est évidemment dans le processus tel qu’il s’amorcerait, dans ce cadre de la “libération” de la tyrannie-Murdoch. Le Rubicon franchi est celui de la libération socio-politique d’une classe politique totalement dominée et tenue en otage. Cette “libération socio-politique” implique une situation d’un milieu, celui de la politique politicienne, nullement une orientation pour telle ou telle politique. Mais on sait que cette situation d’emprisonnement permettait à Murdoch, à un autre niveau que le racket médiatique, au niveau de l’influence politique indirecte, d’imposer une politique générale, une “grande politique” qu’on a déjà souvent évoquée et qui est celle qui est voulue par le Système (en gros, ce que nous nommons la “politique de l’idéologie et de l’instinct”, dans ce cas le modèle américaniste étendue au bloc américaniste-occidentaliste et effectivement identifiée comme la politique du Système). Il est vrai que si l’emprise du tyran se desserre, cette politique perd sa principale, voire sa seule courroie de transmission sérieuse (Murdoch, courroie de transmission du Système), capable de substantiver la pression qui fait qu’on accepte d’exécuter la politique ainsi relayée par le tyran. C’est à ce point que la situation devient intéressante : que va-t-il se passer ? Que vont-ils faire de cette nouvelle “liberté” ? La “libération” portera-t-elle également sur le carcan de cette “grande politique” ? On serait, pour l’instant, bien en peine de répondre. Il reste que l’essentiel de la nouvelle situation est l’apparition du désordre là où existait un ordre terroriste en faveur de cette “grande politique” du Système.

L’essentiel encore, pour l’instant toujours, est d’observer et de voir se confirmer par quelle voie, par quel biais inattendus se faufile la possibilité d’une situation nouvelle qui pourrait conduire à une nouvelle politique, – ou bien plus encore, d'ailleurs, à une déstructuration complète du Système par enchaînement catastrophique (pour le Système). L’attaque se lance effectivement à partir d’un domaine apolitique, contre une situation apolitique au premier degré mais qui recèle un surpuissant second degré politique. On ignore le résultat de cette manœuvre qui s’effectue plus par des pressions de forces que ne contrôlent pas les hommes, de forces dont le rapport se forme automatiquement à partir de déplacements et de variations extrêmes de centres d’influence et de centres de racket de communication. C’est effectivement de cette façon, c’est-à-dire de cette seule façon, sans préméditation et sans planification, que l’on peut envisager des modifications de la politique du Système.

Il serait donc infondé, voire complètement illogique et donc sans réel enseignement, si même cela concernait une réalité, d’évaluer le “scandale Murdoch” comme un fait politique, avec toutes les spéculations et hypothèses de manipulation qui vont naturellement avec dans les esprits enfiévrés. (Qui l’a déclenché ? A qui cela profite-t-il politiquement ? A quelle manœuvre politique délibérée cela répond-il ?) Seuls les effets indirects sont politiques, et ils le sont formidablement, peut-être d’une façon déstructurante, mais sans qu’il faille y voir la moindre intention et la moindre manœuvre dans le déclenchement de la crise et dans les prolongements d’affrontement qui ont suivi. La “crise Murdoch” a ceci de paradoxalement “vertueux” qu’elle n’est politique que dans les implications indirectes, dont, pour l’instant et dans l’urgence extrême des événements qui concernent les statuts fondamentaux des acteurs engagés, y compris leur liberté pour certains, personne ne se préoccupe réellement. Il y a les pressions et les priorités d’une situation d’urgence impliquée par les mécanismes du Système. C’est justement de cette façon que des prolongements politiques très intéressants peuvent s’imposer, parce que personne ne s’en préoccupe pendant qu’ils se développent. (“Pendant qu’ils se développent” : la simple évolution des psychologies prenant acte d’une façon réflexe du déclin accéléré de l’influence de Murdoch est en soi le moteur de ces “prolongements politiques très intéressants”.) Il est manifeste que c’est de cette façon, subrepticement (voir notre «Big Bang subreptice» du 2 juin 2011), que les choses peuvent acquérir une ampleur significative, proche de la rupture ou vers la rupture.


Mis en ligne le 11 juillet 2011 à 08H36