Le Pentagone choisit la Cour contre GW

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Le Pentagone choisit la Cour contre GW


12 juillet 2006 — Voici une spectaculaire manifestation de l’affrontement des pouvoirs aux USA, et de la parcellisation de ces mêmes pouvoirs. Une note interne du n°2 du Pentagone, Gordon England, rendue ostensiblement publique, affirme que les prisonniers de la “guerre contre la terreur” seront traités conformément à la Convention de Genève ; ce n’était pas le cas jusqu’ici, les prisonniers de la “guerre contre la terreur” étant considérés, selon l’interprétation US, comme des “non-combattants” n’ayant pas à bénéficier d’une législation qui concerne des “combattants légaux”.

Cette évolution du Pentagone est conforme à l’arrêt de la Cour Suprême. Par contre, elle est clairement divergente de la politique officielle (la Maison-Blanche) et des évolutions qui ont suivi, au Congrès, l’arrêt de la Cour Suprême.

Le Guardian de ce matin résume cette affaire en mettant justement l’accent sur les divergences (entre Pentagone et Maison-Blanche) ; pour autant, il ne va pas aux conclusions nécessaires.

« The Bush administration was facing the collapse of its detention regime in the war on terror yesterday after the Pentagon said for the first time that prisoners at Guantánamo and elsewhere in US military custody around the world would be granted the protections of the Geneva convention.

» In a memo released yesterday, the Pentagon's second in command, Gordon England, broke with the Bush administration's insistence of the past five years that the rules of war do not apply to the fight against al-Qaida. “I request that you promptly review all relevant directives, regulations, policies, practices and procedures” to bring them in line with protections under article three of the Geneva convention, Mr England wrote. Article three outlaws torture and humiliating and degrading treatment, and says prisoners are entitled to a hearing by a regularly constituted court.

» Yesterday's memo was a direct result of last month's supreme court decision which ruled that the Bush administration's military tribunals for the detainees were illegal. The 5-3 decision was widely seen as a rebuke to a White House that had asserted since 2001 that Mr Bush had extraordinary powers as a wartime president, and that al-Qaida suspects were not entitled to the protections given to prisoners of war.

(...)

» While the Bush administration has said it will implement the supreme court decision, there were indications the new policy was only reluctantly endorsed by the White House. “We are going to do this in a way that is consistent with national security,” the White House spokesman, Tony Snow, told reporters . Other administration officials expressed reservations. In the first of three days of hearings in Congress on the treatment of detainees, Steven Bradbury, of the justice department's office of legal counsel, told senators the Geneva convention protections were ambiguous and poorly defined.

» Those tensions dampened the response of civil rights organisations to the Pentagon announcement. “At the same time that the defence department is showing signs of heading in the direction of restoring the rule of law, the justice department is urging Congress to abandon it,” said Anthony Romero, the director of the American Civil Liberties Union.

» Amid conflicting signals from the White House and the Pentagon, it was not immediately clear how the directive would affect interrogations at Guantánamo and other detention centres. However, the move by the Pentagon could weigh on Congress as it considers new legislation following the supreme court decision. There has been growing unease among Republicans and Democrats that the administration might try to dilute the supreme court ruling by introducing legislation that would support its version of military tribunals to try Guantánamo detainees. »

L’éclatement du pouvoir à Washington

Le mémo-England, qui représente évidemment la politique du cabinet du secrétaire à la défense Rumsfeld, représente la manifestation d’une extraordinaire autonomie politique par rapport à la Maison-Blanche. C’est à notre sens l’appréciation qu’il faut développer dans ce cas, plutôt que l’idée, suffisamment vague pour éviter des conclusions précises, des « conflicting signals from the White House and the Pentagon ».

Des indications laissent entendre que la Maison-Blanche n’était pas avertie de cette prise de position par le cabinet du secrétaire à la défense et qu’elle a été complètement prise par surprise. La politique de la Maison-Blanche, soutenue par le département de la Justice, est effectivement d’obtenir finalement une législation, ou une pratique de la législation qui lui permette de tourner la décision de la Cour. Cela renvoie d’ailleurs à une recommandation implicite de la Cour. Dans son arrêt, la Cour observe que si une décision était prise par le Congrès dans le sens de la politique de la Maison-Blanche, celle-ci deviendrait légale. Mais le Congrès lui-même est divisé et des courants favorables à un retour à la Convention de Genève se manifestent, qui pourraient s'appuyer sur l'évolution du Pentagone.

Dans le cas du Pentagone, il semble que cette initiative de soutien inconditionnel à la décision de la Cour Suprême reflète précisément une préoccupation claire de la direction civile. On approche de la fin du mandat de cette administration et les hauts fonctionnaires et politiciens du Pentagone veulent se garder d’éventuels problèmes judiciaires, d'autant plus que la situation de la “guerre contre la terreur” est terriblement mauvaise et n'assure plus aucune protection par le biais des pressions du patriotisme triomphant des années 2001-2003. C’est le cas de Rumsfeld, qui est sous le coup de menaces de plaintes contre lui, qui pourraient conduire à des problèmes judiciaires, voire à une condamnation à la lumière de la décision de la Cour. England, nouvel adjoint de Rumsfeld qui n’a rien à voir dans l’actuelle politique, ne tient pas à porter une quelconque responsabilité d’une politique qu’il n’a pas mise en place.

Cet incident est surtout l’occasion d’apprécier une fois de plus la réalité du pouvoir à Washington. C’est en cela qu’il est particulièrement intéressant.

Le mémo-England est une indication d’une rare clarté sur une divergence entre deux pouvoirs au sein de l’exécutif, comme si aucun (la Maison-Blanche, en l’occurrence) n’avait prédominance sur l’autre (le Pentagone). L’épisode est moins significatif pour la question du traitement des prisonniers que pour la réalité du fonctionnement du pouvoir à Washington. Après presque six ans d’administration GW Bush et presque cinq ans de “guerre contre la terreur”, l’éclatement du pouvoir à Washington est complet. Il n’y a plus d’autorité centrale. Chaque centre de pouvoir a sa politique. La Maison-Blanche a sa politique, la Pentagone la sienne, comme si aucune prééminence constitutionnelle n’existait. Cette situation n’est pas la conséquence directe de la décadence du climat politique à Washington ; ce climat aide incontestablement à la mise en lumière et à l’accentuation des caractères de cette situation, mais ces caractères sont fondamentaux. Ils tiennent à la spécificité de la situation américaniste dès l’origine, une situation qui a toujours écarté les notions régaliennes de transcendance d’un pouvoir central. On ne verrait jamais pareille situation dans des pays à tradition régalienne où, pourtant, la situation politique n’est pas plus brillante qu’à Washington (la France et le Royaume-Uni sont des exemples qui viennent à l’esprit).

Dans le climat délétère actuel de tout l’establishment occidental, et particulièrement à Washington, les traits fondamentaux des systèmes impliqués s’affirment sans aucune restriction. Le Pentagone est un pouvoir à lui tout seul. Il a sa politique, qui n’est pas celle de la Maison-Blanche. C’est ce que nous dit in fine le mémo-England. Cela ne signifie pas que cette affaire soit close car, à côté de l’éclatement des pouvoirs, il y a la bataille entre les pouvoirs. Cela signifie qu’il est nécessaire, pour comprendre le phénomène américaniste, d’avoir à l’esprit cet éclatement. L’évolution washingtonienne dépend bien plus de sa bataille intérieure que de la fortune ou l’infortune de sa politique extérieure, et la fortune ou l’infortune de sa politique extérieure sont d’abord la conséquence de la bataille intérieure avant de l’être des événements extérieurs.