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25 octobre 2006 — La situation du Pentagone est parfaitement décrite au travers de la situation budgétaire pour l’année 2007 (FY2007), telle que la détaille un article de Defense Week du 23 octobre. (Voyez cet article repris, pour un accès plus facile, dans notre rubrique Nos choix commentés.)
D’une façon assez énigmatique, l’article était d’abord présenté avec un paragraphe introductif de commentaire général. Ce paragraphe a ensuite disparu, sans doute par une de ces pudeurs patriotiques dont les Américains sont coutumiers. Ce passage introductif représentait pourtant une excellente ouverture pour ce qui suit, la description de la situation du Pentagone étant malheureusement une réponse sophistiquée et désolée à cette remarque initiale…
Commençons donc par ce passage escamoté, que vous pourriez placer en tête de l’article référencé.
«Since World War II, Americans have been the world’s true revolutionaries, expanding the frontiers of human liberty by fighting and winning the cold war. But now that we’re fighting the much more complicated war on terror, many observers wonder if our glory days are behind us.»
L’article nous montre l’aspect multiforme du désordre qui affecte le Pentagone. Cela implique une conjonction de pressions qui ajoutent leurs effets et accélèrent la dégradation de la situation dans un désordre toujours grandissant. Les tendances marquantes de ce désordre caractérisent principalement la situation budgétaire, ce que nous montre l’article.
• Le volume du budget de la défense a définitivement atteint le sommet des références. Seuls les budgets des quatre années de la Deuxième Guerre mondiale (1942-43-44-45) le dépassent, dans tous les cas pour l’instant…
«With $533 billion in hand and a request for another $60 billion expected next spring, the U.S. military is spending at a rate not seen since World War II.
»Adjusted for inflation, spending on defense this year will easily top the $480 billion President Ronald Reagan spent rebuilding U.S. forces in 1986. And it’s likely to exceed the $585 billion spent in 1953 at the height of the Korean War.
»In those years, the United States was competing against a nuclear-armed peer that was spending at comparable levels. Not so today.»
Avec les budgets additionnels (‘fonds supplémentaires’), le budget directement affecté au DoD se situera largement au-delà des $600 milliards en 2007. Si l’on ajoute les dépenses indirectes ou les dépenses cachées (département de l’énergie, diverses agences travaillant pour le DoD, etc.) et si l’on prend en compte le service de la dette nationale à charge des dépenses du Pentagone, on approche aisément des $1.000 milliards et l’on atteint alors, en dépenses réelles, les budgets de la Seconde Guerre mondiale.
• Le système dit des ‘fonds supplémentaires’ permet de sortir le budget de la guerre en Irak proprement dit des soi-disant contraintes d’un budget annuel, et d’intervenir “à la demande”, à mesure de la dégradation rapide de la situation en Irak et des dépenses et gaspillages colossaux qui caractérisent cette dégradation. Defense Week rappelle la prochaine demande déjà programmée pour le printemps prochain d’un supplément de $60 milliards (alors que le Pentagone est actuellement occupé à croquer les $70 milliards qui viennent d’être votés en septembre comme “brige fund”, une allocation pour “faire la soudure”). Cette demande pourrait intervenir avant le printemps 2007, et précéder une autre dans le cours de l’année, là aussi à mesure de la dégradation accélérée qu’on peut déjà prévoir et des mesures désespérées qui vont être prises.
• Cette situation de la guerre n’empêche pas le Pentagone de tourner selon ses habitudes et de continuer à développer ses systèmes d’armes pour les guerres programmées de haute intensité — celles qui n’auront pas lieu puisque les conflits ont aujourd’hui pris une forme complètement différente. Finalement, l’énorme budget FY2007 est présenté comme étant en plus de la guerre (c’est-à-dire des dépenses qui existeraient s’il n’y avait pas la guerre) : «The 2007 National Defense Authorization Act includes $84.2 billion for new weapons. Another $73.6 billion is allocated for the research and development of new weapons. Together, the two accounts comprise about a third of the Pentagon’s non-war spending. About another third, $155.3 billion, is to be spent on routine — not wartime — operations and maintenance, and $110 billion goes to pay and benefits for military personnel.»
• Cette cohabitation étrange, sans rapport de cause à effet ni influence l’une sur l’autre, entre situation de guerre et la situation dite “normale”, est une des caractéristiques les plus remarquables de la situation générale du Pentagone. Elle est spectaculaire dans le cas de l’U.S. Army. Le chef d’état-major de l’U.S. Army réclame une augmentation de son budget de $112 à 141 milliards entre FY2007 et FY2008 et on estime à $66 milliards la somme nécessaire pour simplement remettre l’U.S. Army à son niveau normal de fonctionnement. Le thème est partout le même: “l’U.S. Army est brisée”. Pourtant, les dépenses et les dépassements de budget continuent pour divers systèmes avancés, dont le pharaonique Future Combat Systems (FCS), dont l’estimation est passée de $92 milliards à $165 milliards en deux ans. «“It’s a little disingenuous to say that the Army is broke. The Army could be called on to alter its spending priorities,” said Caitlin Talmadge, a doctoral student and defense analyst at the Security Studies Program at the Massachusetts Institute of Technology.»
• Plus personne ne suggère plus aucun frein pour personne. La chose vaut aussi bien pour les forces elles-mêmes, qui ne cherchent plus à se concurrencer: «In the Pentagon, the services decline to question each other’s spending, at least publicly. Rather than suggest that the Air Force doesn’t need the F-22 or that the Navy doesn’t need the DDG 1000, the Army has decided to push for an increase in overall defense spending. Schoomaker and Army Secretary Francis Harvey told reporters recently they do not want Army increases to come at the expense of the other services.»
• Au niveau politique, situation similaire. Les républicains soutiennent toutes les dépenses naturellement, les démocrates font et feront pareil… «Especially in an election year, Democrats fear being labeled weak on defense. And politicians from both parties are eager to tout the jobs created and capital invested in their districts by defense companies.»
• Conclusion: «The Defense Department and Congress “haven’t made any hard choices,” [Lawrence Korb, an assistant defense secretary during the Reagan defense buildup, and now a senior fellow at the Center for American Progress,] said. Instead, “they’re just funding everything.”»
Comme il y a une catastrophe écologique, comme il y a une catastrophe irakienne, on peut dire que la gestion et les dépenses du Pentagone représentent une catastrophe budgétaire permanente — l’archétype de la catastrophe budgétaire. Tous les composants nécessaires sont présents pour alimenter en permanence cette catastrophe et en faire une sorte de caractéristique structurelle alors qu’elle ne devrait être qu’un accident de conjoncture.
Il n’est plus désormais question de mesurer l’efficacité en notions habituelles de volumes économiques et financiers. Il n’y a plus de rapport direct entre la puissance et le volume budgétaire, mais un rapport indirect antagoniste : au plus vous mettrez de l’argent dans le Pentagone désormais, au plus vous alimenterez le désordre ; au plus vous mettrez d’argent, au plus grandira l’inefficacité, sans parler de rapports plus nuancés comme la productivité par exemple, qui sont totalement pervertis. La catastrophe de la machine militaire américaniste grandira désormais à mesure que cette machine recevra toujours plus d’argent.
Plus personne ne contrôle plus rien. L’atomisation du pouvoir est complète et, avec elle, l’irresponsabilité. Restent les mythes du système (la guerre contre le terrorisme, la sécurité nationale) et les tendances démagogiques les plus grossières («Especially in an election year, Democrats fear being labeled weak on defense»). Les vannes sont ouvertes et le Pentagone reçoit tout ce qu’il veut.
Mais le Pentagone ne sait plus ce qu’il veut et l’on ignore si le Pentagone est encore capable de vouloir quelque chose. Il y a effectivement une ironie absurde et atroce à considérer l’U.S. Army presque “brisée” en Irak, qui contine à financer son énorme bidule FCS, — qui double pratiquement de prix en deux ans (de $92 milliards à $165 milliards), dont on ne sait rien du fonctionnement (52 des 53 nouvelles technologies utilisées sont “unproven”), dont chaque jour passé en Irak montre qu’il ne fera qu’accentuer demain tous les travers qui conduisent cette armée à la défaite et ainsi de suite.
Pourquoi vouloir trouver cohérence et logique dans le fonctionnement du Pentagone, sinon pour sacrifier à de vieux réflexes surannés de l’esprit humain? Il s’agit d’un système arrivé au terme de sa propre logique fermée, lorsque cette logique devient obsessionnelle et conduit à la folie. La tendance va être encore alimentée et accentuée par les deux années qui s’annoncent, avec sans doute une vie politique bloquée à Washington entre un président républicain appuyé sur l’entêtement de ceux qui communiquent directement avec Dieu, et un Congrès sans doute démocrate.
Il se dit de plus en plus que Rumfeld partirait si, demain, le 7 novembre, le Congrès passait effectivement aux mains des démocrates. C’est ce qu’il a de mieux à faire. A son arrivée au Pentagone, il avait bien identifié le mal (voir son discours du 10 septembre 2001). Les remèdes qu’il proposa sont beaucoup plus contestables. Quoi qu’il en soit, il a échoué dans sa tâche la plus urgente et la plus redoutable — la réforme du Pentagone.
Si Rumsfeld n’a pas réussi, on ne voit pas qui peut le faire. (Rumsfeld, avec ses qualités et ses défauts, était certainement le plus qualifié et le mieux armé pour imposer une réforme; son échec interdit pratiquement l’espoir qu’un secrétaire à la défense parvienne jamais à imposer une réforme.) Sous sa direction, la situation s’est infiniment aggravée puisqu’elle ne s’est pas améliorée (ainsi raisonne et se développe la machine). Le Pentagone a aujourd’hui quitté notre espace de réflexion et d’action, notre monde de cohérence — si ce dernier existe encore — au fait. La question qui se pose aujourd’hui est de savoir quand le Pentagone finira par entraîner le reste du système dans son naufrage et quelle forme prendra cette déstructuration majeure.