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2005On a déjà lu plusieurs textes sur les effets de la séquestration sur le Pentagone, sur le déploiement et les capacités des forces armées, etc. (voir le plus récent d’entre eux, ce 21 novembre 2013). Cette crise n’est pas aussi sexy en termes de communication que nombre d’autres (Snowden/NSA, Syrie, etc.), parce que ses effets ne sont pas spectaculaires mais subreptices ; ils n’en sont pas moins très profonds parce qu’ils portent sur les structures mêmes des forces, sur leurs capacités, sur leur opérationnalité. (On a vu, dans le texte référencé, que le secrétaire à la défense Chuck Hagel a confirmé la déclaration controversée du chef d’état-major de l’US Army, selon lequel deux seulement de ses 43 brigades sont opérationnelles au niveau requis pour un engagement immédiat dans une guerre conventionnelle de haut niveau. Cette impréparation qui excède gravement toutes les obligations de l’Army est due aux effets anarchiques de la séquestration.)
Cette discrétion du point de vue de la communication de cette crise pas-assez-sexy implique bien entendu qu’elle n’attire qu’une attention très réduite. (Cela est perceptible au niveau même des médias de communication et de l’intérêt des lecteurs. La règle du sensationnalisme et du temps très court de l’événement de communication joue à fond.) Cette inattention est notamment et singulièrement le fait même du corps législatif et de l’exécutif à Washington, ce qui implique une inaction quasi chronique pour résoudre cette crise qui dépend d’abord d’une disposition comptable absurde. (Voir notamment notre texte du 20 septembre 2013.) On lit la description de cette situation dans un texte de Sydney J. Freedberg, de Breaking Defense, du 22 novembre 2013, sous le titrre significatif de «Why America Got The Sequester It Deserves»
«Generals, admirals, members of Congress, captains of industry, and two Defense Secretaries in a row have been pounding the drums for nearly two years on the dangers of sequestration. So far, it appears hardly anyone is listening outside the Beltway — or even on Capitol Hill. What is appalling is “the lack of engagement by Congress,” retired Republican Senator Kit Bond said at last weekend’s Reagan National Defense Forum in California. “I understand just a week or so ago the House Armed Services Committee had a briefing for members of the House on the impacts of sequester and only 28 of them showed up,” he growled. “That is a really troubling statistic.”
»Actually, the stats are worse than that. That 28 includes nine members of the HASC itself, who presumably are already painfully aware of the effects of the ongoing 10-year, $500 billion cut to Pentagon spending. So only19 non-HASC legislators showed up. Not one member of the House leadership showed up. Given what difficult cats legislators are to herd, getting 19 together isn’t bad, but it’s a long way from a 218-vote majority. What’s more, as the crowning touch, the briefing was cut short halfway through so the members could go vote on issues unrelated to defense. [...]
»It’s easy to blame all this on Congress, but the White House isn’t helping much either. While Sec. Chuck Hagel and his predecessor Leon Panetta have arguably forcefully against defense cuts, Barack Obama prefers to focus on domestic issues such as rescuing his health care plan. “The Obama administration hasn’t even tried to articulate a national security narrative beyond counter-terrorism, so it isn’t a big surprise that few care about sequester and readiness,” said one Hill staffer, himself a Democrat. “There is zero public concern about military threats outside of terrorism, so when people say ‘we aren’t ready,’ the answer tends to be ‘so what?’ or ‘fine, maybe we won’t start another war like Iraq.’” (Of course, someone else may start the war instead).»
A côté de cette discrétion qui fait qu’on ne s’en préoccupe guère, le deuxième élément qui fait de la séquestration une crise gravissime est la situation courante du Pentagone au niveau budgétaire et financier, – là aussi, situation crisique caractérisée par la discrétion et privée du caractère sexy signalé plus haut. Nul n’est capable aujourd’hui de donner une appréciation s’approchant même de très loin de la réalité, de la situation du Pentagone, et cela malgré un effort d’audit ordonné il y a vingt-trois ans. D’une façon générale, cet effort dans la phase initiale de l’audit avait porté sur la justification comptable de $7 000 milliards de dépenses sur un nombre donné d’années, et il en avait résulté un abandon de cette première phase après le constat que des dépenses d’un montant de $2 300 milliards restaient inexpliquées. Depuis, la situation n’a bien entendu fait qu’empirer.
Un autre texte, de McClatchy.News du 23 novembre 2013, explique le cas, et là aussi le texte est significatif. L’expression «Military spending defies efforts to track it» semble signifier que “les dépenses militaires” sont devenues une entité propre à l’intérieur de l’entité qu’est le Pentagone, et que cette entité “met au défi” une incursion du type d’un audit comptable de pouvoir donner quelque effet de clarification que ce soit. Le texte cite le discours, fameux pour nous, du secrétaire à la défense Rumsfeld, le 10 septembre 2001 (voir le 11 septembre 2001). Pour ceux qui l’ont à l’esprit, ce discours prend chaque jour davantage une dimension prémonitoire dans la façon dont il avait identifié et évalué l’“ennemi” que constitue l’entité-Pentagone (et l’entité-comptabilité au sein du Pentagone), et l’avait jugé plus menaçante pour les USA que l’URSS durant la Guerre froide, – et que le terrorisme, bien entendu, à partir du jour d’après ce 10 septembre 2001. («Perhaps this adversary sounds like the former Soviet Union, but that enemy is gone: our foes are more subtle and implacable today. [...] The adversary's closer to home. It's the Pentagon bureaucracy...)
Donc, rien n’a changé, tout a empiré, et c’est là-dessus que la séquestration est venue se greffer : «President Bill Clinton launched an initiative in the late 1990s to get a better handle on where military funding ends up. His administration’s top auditors looked at $7 trillion in expenditures over a number of years, but they couldn’t find documentation for where $2.3 trillion of the transactions went. They abandoned the effort.
»A few years later, on the eve of the Sept. 11, 2001, attacks, Defense Secretary Donald Rumsfeld made a bristling attack on Pentagon waste and vowed to get on top of it. “In this building, despite the era of scarce resources taxed by mounting threats, money disappears into duplicative duties and bloated bureaucracy – not because of greed, but gridlock,” Rumsfeld said. “Innovation is stifled – not by ill intent, but by institutional inertia.”
»The problems have only worsened. Pentagon spending exploded during the post-9/11 wars in Afghanistan and Iraq, which yielded fresh reports of billions gone astray to contractors ostensibly rebuilding the two countries amid continuing violence. [...] The problem extends to Capitol Hill. With defense contractors providing tens of thousands of jobs in every state and virtually every House district across the country, lawmakers have failed to identify spending cuts as required by their own budget bills. As a result, the Pentagon is facing broad, forced cuts under a “sequestration” system that most lawmakers never intended to take effect... [...]
»[...]he Defense Department is years behind schedule in meeting a 1990 congressional mandate to submit its financial records to an outside accounting firm for an audit. The Pentagon has missed a number of previously promised dates to make its books “audit ready.” The new target is 2017. Few analysts expect it to make that deadline.»
Si nous revenions sur cette situation du Pentagone, c’est parce que de récents événements ont mis en évidence ses effets opérationnels. Il y a eu les déclarations de chefs militaires sur les capacités réduites de leurs forces, mais aussi la réalisation que l’un des arguments des militaires contre une action en Syrie en août-septembre dernier (les militaires étaient de toutes les façons contre, mais on parle ici d’un argument objectif) portait sur le fait que les forces armées, à leur niveau actuel de préparation et de disponibilité, compte tenu des engagements en cours, n’auraient pu soutenir très longtemps (une question de deux ou trois semaines) un effort militaire adéquat si l’attaque avait pris des dimensions importantes. D’ores et déjà, il est largement confirmé que l’une des décisions qui ont rendu furieuse l’Arabie et alimenté la brouille Arabie-USA actuelle, n’avait rien d’une décision politique hostile mais tenait essentiellement aux capacités militaires US : la Navy n’avait pas les moyens d’assurer une protection navale préventive de l’Arabie, comme l’Arabie le demandait, en cas de riposte iranienne si l’attaque en Syrie avait eu lieu. (Voir notamment le 23 octobre 2013.)
La situation crisique est si critique, et les mesures prises pour contenir, ou au moins atténuer ses effets, si inexistantes que des réflexions s’élaborent dans certains milieux, notamment réformistes, pour envisager comment les USA pourraient réagir si cette situation dégénérait en crise ouverte d’effondrement du Pentagone... Le “si” est d’ailleurs inutile dans le cas très probable où la séquestration se poursuivrait, et la phrase devient alors “quand la situation dégénérera”. Il semble en effet inéluctable qu’à une occasion ou l’autre, à l’occasion d’une crise ou l’autre, ou d’une autre situation pressante, l’incapacité du Pentagone de remplir ses obligations apparaissent au grand jour comme une crise fondamentale de sécurité nationale. Ces réflexions sont d’ailleurs largement renforcées et poussées par la crise de la NSA elle-même, où l’on est conduit à envisager désormais des mesures structurelles comme la division du commandement de Cyber Command et la direction de la NSA actuellement détenus par une seule personne (Alexander), comme le remplacement d’un militaire par un civil à la tête de la NSA, etc. Il ne s’agit que de mesures cosmétiques et la dégradation de la situation de la NSA, avec les pressions du Congrès (de la Chambre) à cet égard, force à envisager des réformes qui s’avèrent insuffisantes bien avant d’être développées opérationnellement. Or, cette situation peut difficilement durer, parce que, en attendant, comme on l’observait le 26 novembre 2013, la NSA est de plus en plus contre-performante, de plus en plus aveuglée et rendue impuissante par ses propres entraves nées de la crise Snowden, par la dégradation de son propre statut, par le soupçon général qui se développe à son encontre ; ce dernier point du soupçon critique comprend des agences et services concurrents (CIA, DIA, FBI, etc.) qui s’en donnent à cœur joie par simple réflexe bureaucratique, parce qu’ils n’apprécient pas la place que la NSA a prise ces dernières années dans la communauté de sécurité nationale.
En effet, il faut lier la crise ouverte et sensationnelle de la NSA avec la crise rampante du Pentagone, parce que les deux ressortent d’une même crise fondamentale du Système au niveau de l’appareil de sécurité nationale, ou appareil de sécurité globale si l’on parle du bloc BAO. C’est une crise typique où la surpuissance s’abîme dans l’autodestruction, notamment pour l’aspect budgétaire, parce que le flot d’argent est devenu peu à peu contre-productif et accroît les défauts et les paralysies du système, au lieu de le renforcer. C’est ce qu’observait Justin Raimondo ce 27 novembre 2013, d’ailleurs avec un joli titre («Tyrannosaurus Pentagonus: The Road to Extinction») et une certaine satisfaction puisque l’effondrement du Pentagone signifierait la fin de la politique extérieure belliciste et expansionniste : «The bigger the military gets, the more expansive its mission becomes, the more unwieldy and unmanageable it is – and therein lies a great danger. Because what this means is that our military and political leaders are blind to our weakness in this regard: they really believe that money and bigness can fix any problem. What they don’t realize is that money and bigness are the problem.» C’est une idée qui nous est familière, que nous développons depuis un certain temps, à mesure de l’évolution de la crise du Pentagone ; par exemple, avec la présentation du concept de “croissance productrice de vide” caractéristique des augmentations budgétaires du Pentagone, le 23 juillet 2011 :
«Il y a donc surtout, selon nous, ce phénomène non encore identifié et d’ailleurs difficilement quantifiable de perversion fondamentale, qui est que l’apport d’argent supplémentaire a conduit à l’accroissement des facteurs négatifs (redondances, gaspillages, corruption, etc.) et a contribué à réduire encore les capacités existantes ; nous parlerions alors de “croissance créatrice de vide”, ce qui implique un renversement subversif du processus habituel du Système, rencontrant à ce niveau, et dans les conditions propres au processus, le désormais habituel parallélisme entre surpuissance et autodestruction du Système, avec le renforcement constant du facteur “autodestruction”.»
Là-dessus, la séquestration a amené le supplément extraordinaire d’imposer une “budgétisation” arbitraire qui ne tient aucun compte des besoins les plus pressants, y compris les besoins basiques de la sécurité nationale, qui accroît donc dans une large mesure des situations perverses. Face à cette double situation d’autodestruction, les réflexions dont nous parlions plus haut évoluent désormais vers des hypothèses complètement révolutionnaires, sinon apocalyptiques. Le fameux “réformateur” Winslow Wheeler avait ouvert la voie fin 2008 en proposant une “fermeture” du Pentagone pendant six mois pour procéder à un inventaire et en tirer des propositions radicales. Cette idée qui paraît à la lumière du conformisme-Système quasiment délirante, qui correspond pourtant à la vérité de la situation, conduit en vérité à des orientations radicales explorant la mise en question du National Security Act de 1947, la possibilité d’un éclatement du DoD en des ministères indépendants (avant 1947 et la création de l’USAF comme arme indépendante, il y avait un ministère de la marine et un ministère de la guerre). Tout cela semble relever de la plus complète utopie mais la conviction de certains de ces “réformateurs” pour l’instant encore discrets sinon anonymes dans leur regroupement est que, dans certaines circonstances, sous la pression des événements, l’utopie d’aujourd’hui deviendrait très vite la productrice des seules voies possibles de survie, pour tenter de sauver ce qu’il reste du Tyrannosaurus Pentagonus de Justin Raimondo.
Pas sexy, la crise du Pentagone ? Un peu de patience...
Mis en ligne le 28 novembre 2013 à 11H28
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