Le pessimisme des Américains devient un événement politique

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Le pessimisme des Américains devient un événement politique


10 octobre 2005 — Lorsque, le 15 septembre, l’université du Michigan dévoila son évaluation de l’indice de confiance du consommateur, — un indice très important pour les économistes américains, — le choc fut considérable : 76,9, alors qu’il se situait à 89,1 en août. On était très en-dessous des 81,8 après l’attaque du 11 septembre 2001 et il fallait en fait remonter à février 1992, au pire de la récession de la période, pour trouver aussi bas. La conclusion était évidente : c’était l'“effet-Katrina”. Les commentaires se voulurent rassurants. Celui de Ian Shepherdson, chief U.S. economist at High Frequency Economics: « If these declines were part of the normal economic cycle we would now call for a recession in the United States. But they aren't; the index is responding to a shock, and we expect it quickly to rebound. »

Aujourd’hui, l’ “effet-Katrina” est passé. On attendra encore quelques jours l’indice de confiance d’octobre, mais les constats de fin septembre venus de la même source (université de Michigan) n’engagent pas à l’optimisme : « The university's report yesterday showed no rebound in sentiment as gas prices receded below $3 briefly in mid-September. Since then, they have ticked back up again in response to widespread outages of oil and gas production by Hurricane Rita » (dans le Washington Times du 1er octobre).

Dix jours plus tard, les sondages sont là pour nous confirmer encore plus que l’événement statistique de septembre n’est pas dissipé, bien au contraire, qu’il prend des allures catastrophiques. La psychologie américaine est-elle touchée profondément? C’est une question désormais politique.

Deux résultats de sondages, portant sur la seule question de la confiance dans l’avenir du pays :

• CBS, le 6 octobre, annonce que 69% des Américains jugent que leur pays va “dans une mauvaise direction” (autre phrase convenue pour mesurer le pessimisme des Américains sur la situation nationale). Ils étaient 63% en septembre, 65% en mai 2004 (il s’agissait d’une chute “accidentelle”, due au scandale des tortures), 41% en mars 2003 (la guerre contre l’Irak), 65% en novembre 1994 (sommet de la vague de pessimisme américain de l’après-Guerre froide). En fait, il s’agit du plus mauvais résultat depuis que CBS pose cette question dans ses enquêtes, en 1983.

• Un sondage AP/Ipsos publié le 6 octobre donne les résultats suivants : 66% pessimistes sur la situation nationale, 28% optimistes. Avec ces précisions particulièrement affligeantes pour GW Bush (il s’agit de son électorat): « Those most likely to have lost confidence about the nation's direction over the past year include white evangelicals, down 30 percentage points since November, Republican women, down 28 points, Southerners, down 26 points, and suburban men, down 20 points. ».

Ce qui est remarquable dans ces résultats, c’est qu’il ne s’agit plus d’une réaction à un événement (Katrina). L’humeur porte sur le climat général, les événements américains en général. Il faut dire que, depuis Katrina, d’autres événements ont alimenté la tendance : une nomination très contestée à la Cour Suprême, les inculpations du leader républicain à la Chambre Tom DeLay, le cortège sans fin des nouvelles épouvantables de l’Irak et ainsi de suite.

(Le pessimisme touche même de façon ouverte des milieux dans l’administration elle-même. On mesurera comme une nouvelle importante l’avis qui commence à se répandre que, non seulement la guerre en Irak est pratiquement ingagnable, mais que l’exportation de la démocratie dans ce pays est une erreur et que les avancées politiques dans ce sens alimentent peut-être la rébellion: « Now, with next Saturday's constitutional referendum appearing more likely to divide than unify the country, some within the Bush administration have concluded that the quest for democracy in Iraq, at least in its current form, could actually strengthen the guerrillas. »)

Laissons donc de côté les événements spécifiques et leurs conséquences précises, et envisageons ce qui nous importe essentiellement : ce “tournant pessimiste”, effectivement déclenché par Katrina mais qui trouve partout dans les événements de quoi s’alimenter, est-il en train de se transformer en tendance marquante, capable de peser sur la politique, sur le système lui-même? En d’autres termes, notre hypothèse émise le 2 septembre 2005 en plein cœur du drame de Katrina (notre “F&C” du jour) est-elle en train de se vérifier? On ne peut encore avancer une réponse positive précise mais il faut admettre que les événements paraissent aller dans ce sens.

Ce qui paraît remarquable également, c’est la réponse du pouvoir à cette amorce de tendance : elle est simplement catastrophique. L’explication n’est pas tant dans la médiocrité du Président que dans sa déconnection de la réalité, et dans ce qui est le contraire de l’effacement dans sa personnalité. GW est un homme médiocre mais il s’est affirmé dans sa fonction, dans l’univers virtualiste achevé qui est le sien, au sein d’une administration divisée, sans conviction politique, et qui le renforce d’autant dans son illusion de puissance politique que chaque groupement d’intérêt cherche à s’attirer ses faveurs. Son équilibre nerveux décrit par certains comme particulièrement instable achève d’en faire un homme irritable et abruptement autoritaire, interdisant les “mauvaises nouvelles” et s’interdisant par conséquent toute possibilité d’appréhender la situation à sa juste mesure, pour tenter de la redresser.

Il est assez ironique que certains aient fait de GW Bush un nouveau FDR au moment où il annonçait des travaux publics de reconstruction de New Orleans. Quoi qu’on puisse penser de Roosevelt, on doit lui reconnaître la vertu assez rare d’avoir exactement perçu le désarroi et le pessimisme de la psychologie américaine en 1933, au cœur de la Grande Dépression (la plus fameuse phrase de son discours d’inauguration du 5 mars 1933 est psychologique : « La plus grande chose dont nous devions avoir peur, c’est de la peur elle-même »). GW est la complète antithèse de cette perception du climat psychologique de l’Amérique. Son optimisme exalté est complètement artificiel, complètement virtualiste, et sonne désormais comme un motif d’angoisse de plus (avec un chef aussi inconscient, quelle catastrophe va-t-il encore se produire ?). On ne pourrait rêver plus mauvais psychologue pour tenter de redresser le malaise de son peuple : l’Amérique est pessimiste et son président, en plus des événements, justifie parfaitement cette humeur. On voit mal ce qui pourrait freiner ce qui est en train de devenir une tendance durable.

L'optimisme américain a toujours été perçu comme un facteur essentiel de la réussite et de la puissance de l'Amérique par ceux qui, en Amérique et en-dehors, exaltent l'American Dream. Le pessimisme en est, comme dirait monsieur de La Palice, son exact contraire. L'humeur actuelle représente, par conséquent, un danger considérable pour l'Amérique.