Le pétrole, Dieu et la mélodie du bonheur

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Le pétrole, Dieu et la mélodie du bonheur

Le numéro de mai 2013 de The Atlantic porte comme titre de couverture «We Will Never Run Out of Oil» (le We, on s’en doute, pour «We, the people», et le tout signifiant que “Nous” [dito la Grande République, Élue de Dieu] ne manquera jamais de “pétrole”, – ce mot magique étant pour source d’énergie en général). The Atlantic n’est d’ailleurs pas le seul à nous annoncer la Bonne Nouvelle, qui, bien entendu, s’articule fort bien avec les dernières, mirifiques et miraculeuses nouvelles d’une abondance énergétique néo-postmoderniste, valable même après la crise d’effondrement du Système à l’ombre du gaz de shiste. (Voilà qui intéressera certains de nos lecteurs, dont certains contributeurs, dont principalement Shalegas Gate, notamment avec sa deuxième contribution du 16 janvier 2013.)

Bien entendu, The Atlantic traite cela dans le genre nécessairement vertueux, bon paroissien et bon esprit progressiste dans les limites-Système, bien caractéristique de l’establishment libéral de la chose. Ce don direct de Dieu, après quelques tractations avec son saint actuellement en poste à la Maison-Blanche, est effectivement un miracle, et il ne doit pas devenir un catastrophe parce qu’il ne faut pas oublier nos bonnes résolutions sur la réduction de notre consommation de combustibles fossiles. On sait que la chose, c’est-à-dire la bonne résolution, est, comme ils disent, en mode-full swing (un coup d’œil le 3 mai 2013).

Aussitôt, nous précisons que le constat de cette intervention vertueuse de The Atlantic n’a pas été relevé par notre seule vigilance à l’affût de la Bonne Nouvelle. C’est par le canal de James Howard Kunstler, journaliste, écrivain, activiste, etc., que nous y sommes venus, dans le texte qu’il lui consacre le 20 mai 2013 sur son blog, texte repris le même 20 mai 2013 sur le site ZeroHedge.com. Nous allons donner le début de cette chronique de Kunstler, le reste étant consacré à une réfutation de la Bonne Nouvelle colportée par l’industrie du pétrole, aux bons soins de The Atlantic, le New York Times, Forbes et ainsi de suite. (« All of these claims are false, by the way... [...] Most of the current "endless oil" fantasy revolves around shale oil...»). En effet, Kunstler s’emploie d’abord à fixer le climat qui entoure l’annonce de la Bonne Nouvelle...

«The collective state of mind in the USA these days may be even more peculiar than what went on in Germany in the early 1930s, when the Nazis were freely elected to lead the country and reconstructed the battered national psyche into a superman cult that soon beat a path to mass death and ruin. America has its own way of going crazy. We don't goose-step to tragedy; we coalesce into an insane clown posse and stumble into it by pratfall – juggaloes dancing backwards off the cliff edge.

»We've been softened up and made extra-stupid on a 60-year-long diet of TV and kreme-filled donuts. Instead of a “master race,” our political fantasies revolve around a master wish – to get something for nothing. Want to feel good about yourself? Smoke some crank. Want to become economically secure? Buy a Powerball ticket or drive to the local casino. Want political esteem? Plug a flag pin into your lapel. Want status? Borrow free money from the Federal Reserve at zero interest and arbitrage it into massive earnings for your primary dealer bank. All these behaviors are the consequence of a culture that elevated advertising to such a high social good, it ended up drowning in its own manufactured bullshit.

»A subset of our master wish has been on vivid display in recent months, namely the idea that God has blessed the USA with a limitless supply of new oil that will allow us to keep driving to WalMart forever. This propaganda from an oil industry desperate for capital investment has been swallowed whole by people in authority who ought to know better, just as that same class of people in Germany of 1934 should have known better about what they were bargaining for in economic well-being with the Nazi agenda. In our case, the propaganda drumbeat is being led by formerly respectable news organizations. The New York Times, National Public Radio, Bloomberg News, Forbes, and The Atlantic Magazine are media giants that have lately spread the “good news” that America will soon be 1) “energy independent,” 2) the world's leading oil exporter (greater than Saudi Arabia is now!), and the “go-to nation” for cheap manufacturing.

»All of these claims are false, by the way...

... Plutôt que l’analogie avec l’arrivée du nazisme au pouvoir, nous aurions tendance à simplement renvoyer à la fameuse déclaration du gouverneur démocrate Al Smith de New York, lors de sa campagne présidentielle de 1928, c’est-à-dire à une bordée de discours électoraux du “Jeudi Noir” de Wall Street ; lorsque Smith déclarait que les USA avaient décidé de ne plus fabriquer de parapluies parce qu’ils avaient décidé de vivre sous un soleil éternel. A cette époque, et plus encore durant la Grande Dépression pour tenter de conjurer ce qui semblait être devenu une crise fort dangereuse, la “philosophie de l’optimisme” constituait le fondement de la pensée de l’américanisme. Aujourd’hui, cet arrangement du monde est plus que jamais l’arme numéro un du Système face à l’étonnante mauvaise volonté des événements, et à l’humeur morose des citoyens (l’indice de satisfaction du citoyen US est tombé à 24% au début mai). Ainsi le montage du gaz de schiste est-il prestement fagoté, façon papier-cadeau, en un don de Dieu reconnaissant une fois de plus que, sans l’Amérique et les Seven Sisters comme disait Enrico Mattei (aujourd’hui Saint-ExxonMobil, Saint-Chevron, etc.), Il se sentirait bien seul et bien inutile sur terre.

La bataille générale a donc étendu son champ aux conceptions même des choses, à la perception pure et simple. Dans cette bataille, l’arme de la communication est quasiment l’“arme absolue”, celle qui décide de tout, et les guerriers se recrutent dans toutes les catégories où a cours le fric imprimé par le Système. On peut faire, à partir de l’exemple du pétrole pour l’éternité sur intervention divine, un parallèle qui paraîtrait à première vue injustifié mais qui décrit bien l’extension de l’activisme forcené du Système et de la “philosophie de l’optimisme”. Décision prise, il suffit alors de suivre l’une ou l’autre émission du Grand Journal de Canal Plus au Festival de Cannes, pour ressentir un certain étonnement, éventuellement accompagné de nausées de bon sens, devant l’avalanche extraordinaire d’autosatisfactions échangées, d’autocongratulations négociées, de bons sentiments livrés à la pelles et équitablement partagés, bref d’hyper-optimisme pour la destinée du monde, dans ces milieux mélangeant l’“information”-spectacle devenue spectacle pur, le show devenu agitation paroxystique, et le cinéma puisque l’on est à Cannes. On doit également noter qu’à cette vitrine aveuglante et assourdissante, on peut opposer une bonne partie de la production cinématographique rendant compte de diverses situations dramatiques et épouvantables du monde (voir le portrait que le film De rouille et d’os, primé à Cannes justement, en 2012, fait d’un sapiens production typique du Système de ce début de XXIème siècle, production humaine réduite aux borborygmes de la pensée suspendue au vide absolu) ; on le comprend, cet aspect contradictoire avec ses implications est à peine évoqué dans le spectacle de Cannes, sinon d’une façon anecdotique, considéré comme étant sans réelle signification d’aucune sorte sinon pour son effet promotionnel pour le document impliqué. Ce dernier point est une indication du phénomène majeur entraîné par la “philosophie de l’optimisme”, qui est un hiatus colossal opposant cette construction de communication de la “philosophie de l’optimisme” à la vérité du monde, et cela y compris au cœur de dispositifs théoriquement complètement sous la coupe du Système.

Ce hiatus ne peut que s’accentuer. Au plus la crise s’aggrave, au plus le Système proclame qu’il n’y a pas de crise. Cela entraîne des montages extravagants, que le même Système ne se donne même plus la peine de dissimuler derrière quelque machination ou autre complot. La bataille se fait à ciel ouvert entre le Système et la vérité du monde, et il n’est même plus d’usage de plaider, d’argumenter, etc. Cette bataille dialectique réduite à l’apparence immédiate se fait à coup de marteau, et plutôt du modèle marteau-pilon. On ne peut même plus parler de “conditionnement“, de “propagande”, etc., ni même de virtualisme, voire de narrative, l’un et l’autre volant en éclats à mesure que les événements s’accumulent. Le Système, employant l’arme de la “philosophie de l’optimisme”, a simplement décidé d’ignorer la vérité du monde, tandis que la vérité du monde exerce une pression de plus en plus forte, non seulement dans les faits eux-mêmes, mais sur et dans les psychologies.

Effectivement, cette extension du domaine de l’affrontement entre le Système et la vérité du monde, à tous les niveaux, du point de vue de la perception directement mise en cause, à tous les domaine et particulièrement à ceux qui sembleraient les plus étrangers à la politique et à l’idéologie, est un phénomène d’une remarquable puissance. Il signe paradoxalement l’échec du Système à établir son emprise par les moyens habituels et selon les objectifs connus. Le Système n’est pas parvenu à déclencher une guerre “digne de ce nom” (c’est-à-dire une guerre qui emporte l’adhésion, hearts and minds, de ses propres citoyens, – qui, aux USA et en Europe, se soucie de l’Irak et de l’Afghanistan comme on se souciait de la victoire en 1918 ou en 1945 ?) ; il ne parvient pas à attaquer l’Iran, il ne parvient pas à abattre Assad ; il ne parvient pas à établir un régime vraiment policier qui protège, aux USA, son porte-parole favori d’un possible Watergate-II ; il ne parvient pas faire crier “vive l’Europe !” aux Européens... Le Système croule sous le poids de l’impuissance de sa puissance et ainsi attaque-t-il tous les domaines, déstabilisant encore plus, chaque jour, les psychologies, y compris celles de ses serviteurs... Surpuissance-autodestruction, certes, suivez le guide.


Mis en ligne le 21 mai 2013 à 10H47