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71916 février 2003 —
Il y a une semaine, nous écrivions : « Jamais autant que ce week-end (mais des “jamais autant”, il va en pleuvoir tous les jours, ces prochains jours)... » Les choses se poursuivent en conformité avec ce que nous disent les événements.
Certes, le week-end du 15-16 février est une autre date importante, une autre première historique, une autre date-“jamais autant”, avec cette “manifestation mondiale” ayant mobilisé — combien ? Plus de 10 millions de personnes ? — contre la guerre non encore déclenchée contre l’Irak. Cette journée est résumée, anecdotiquement mais justement, par cette remarque faite dans la manifestation de Bruxelles par un militant anarchiste, moustachu, belge, anti-bourgeois, anticlérical et ainsi de suite, exprimant dans son étonnement complet le caractère d’unité extraordinaire atteint durant cette journée : « Je suis content de mon gouvernement, je suis content de la presse bourgeoise, je suis content du Pape. »
L’Europe (et l’Amérique de son côté) est au premier rang ; et la “lettre des 8” réduite à ce qu’elle aurait dû être aussitôt, un “chiffon de papier” et une manigance minable, avec les trois chiffres du continent des manifestations dépassant le million dans les trois grands pays signataires de cette lettre : entre 1 et 2 millions de manifestants à Londres, 2 millions à Rome, 1,5 million à Barcelone (et 800.000 à Madrid). (D’ailleurs, on sent ce caractère auquel est réduite cette initiative avec les signes habituels : l’Italie berlusconienne commence à faire marche arrière, disant qu’elle ne soutiendra pas la guerre s’il n’y a pas de résolution ONU ; l’Italie, ou plutôt son gouvernement qui a l’habitude des allers-retours, est une bonne indication de l’évolution du climat.) L’Europe s’est affirmée hier, derrière sa véritable politique “étrangère commune”, qui est celle de l’Allemagne, de la Belgique et de la France, comme le bastion d’une politique de contestation radicale de la poussée pan-expansionniste et belliciste américaine. C’est l’Ouest déchiré exposé au monde.
.... C’est l’Ouest déchiré mais aussi l’Amérique déchirée, et, par conséquent, une révolte contre un système, celui de Washington (on disait avant Washington consensus) qui mène la planète et qui a franchi les bornes de l’irrationnel et de la paranoïa à cause de sa décadence et de sa corruption psychologique extraordinaires. Il n’est pas indifférent qu’il y ait eu, à Paris, une si forte délégation d’“Américains de Paris”, qu’on ait vu dans les manifestations US des drapeaux français avec l’inscription « Hold On, Chirac ». Personne ne s’y trompe et c’est conforme à l’histoire américaine, où la France joua et joue un rôle fondamental de référence contre le système oligarchique et financier, et bientôt bureaucratique, qui se met en place dès 1787-88 à Washington. Si elle n’est pas l’instigatrice de la révolte, la France en est évidemment l’inspiratrice, — même si de façon inconsciente et peut-être contre son gré pour une bonne part.
La crise entre dans une nouvelle phase. Cela ne signifie nullement qu’il n’y aura pas de guerre (on est loin du compte) mais cela signifie que la cause a dépassé cette guerre. Il doit apparaître évident désormais que la crise court bien au-delà du conflit ou pas en Irak, qu’elle concerne tous les fondements de notre système et jusqu’à l’interrogation fondamentale et urgente sur notre civilisation. Ces gens par millions n’ont ni manifesté, ni même voté “avec leurs pieds” ; ils sont entrés de force dans le débat, ils ont fait que désormais il y a débat et qu’ils y sont partie prenante.
Il y a enfin ce constat remarquable à faire, sur la façon dont les choses semblent s’arranger pour cette dramatisation. Ce soulèvement mondial et bon enfant s’est inséré dans une chronologie qui semble avoir été inspirée, tant elle s’inscrit de façon logique et convaincante pour mettre en accusation tous ceux qui ont jusqu’ici conduit et favorisé la crise, et ainsi pour lui donner une nouvelle dimension : entre le débat du 14 février au Conseil de sécurité, avec la cinglante défaite américaine ; et la réunion extraordinaire des dirigeants des pays de l’UE, demain (de quel poids y pèseront Aznar, Berlusconi et Blair, face à Chirac, Schröder et Verofstat ?).