Le poids du mythe dans le poids des armes: l’exemple du S-300

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On se demande ce que les experts de la plus grande civilisation technologique et rationaliste de l’histoire du monde feraient, pour nourrir leurs analyses, sans les mythes. La méthodologie des armements en est fournie. Le dernier en date est celui du système de missiles sol-air russe S-300 Favorit (ou S-300PMU/PMU-2 dans la version considérée dans l’historiette qui nous intéresse, qui est un développement très avancée du S-300 initial, dit SA-10 Grumble selon le code-OTAN, devenu SA-20B dans ce cas du PMU/PMU-2).

Une dépêche de UPI, via Spacewar.com, du 1er juillet 2009, nous détaille les récentes péripéties extraordinaires des S-300 qu’aurait commandés l’Iran, que n’aurait pas (encore?) livrés les Russes. Les Israéliens semblent de plus en plus terrorisés par ce projet de livraison, les S-300 s’avérant, semble-t-il, un outil qu’on jugerait presque déloyal, capable de rendre vraiment très compliqué le projet d’attaque israélienne contre l’Iran qu’Israël assure, dans ses bons jours, ne vouloir lancer en aucune façon. Les Américains surveillent tout cela avec angoisse, eux qui veulent empêcher les Israéliens de lancer cette attaque qu’Israël ne veut pas lancer, mais serait forcé de lancer, – on en serait presque à plaindre les Israéliens soumis à cette contrainte, – avant la livraison des S-300 qui ne sont pas livrés, mais qui seraient peut-être, qui sait, destinés à être livrés un jour…

Donc, d’abord la description d’une campagne effrénée d’Israël pour tenter de convaincre Moscou de ne pas livrer des S-300 à l’Iran. Moscou n’est pas politiquement incliné à le faire mais la commande iranienne est bel et bien là, Téhéran a commencé à payer, le marché est “a lot of money” comme aurait dit Medvedev, et Moscou, qui subit de plein fouet (ce dont se réjouissent les analystes occidentaux) les effets de la crise du capitalisme américaniste, a besoin d’argent… Voyez comme tout se tient par la barbichette.

«Israel's Haaretz daily reported June 29 that Prime Minister Binyamin Netanyahu telephoned his Russian counterpart, Vladimir Putin, and urged him to ensure that none of the S-300PMU missiles Tehran has reportedly bought from Russia will be delivered.

»Moscow has repeatedly claimed it has not delivered any of the five S-300 units it agreed to sell Iran under an $800 million contract it is said to have signed in early 2008. But Haaretz reported that when Israeli Foreign Minister Avigdor Lieberman visited Moscow several weeks ago, Russian President Dmitry Medvedev told him Tehran had made some payments for the missiles. […]

»The Israelis' new push to stop Iran getting its hands on the S-300, considered one of the most effective all-altitude air-defense systems in the world, followed what one official in Tel Aviv described as a “noticeable change in Russia's position on the matter of the arms sale.” Haaretz said the deterioration in relations was detected during Lieberman's visit. Medvedev told him about the Iranian payments and said: “It's a lot of money. There's an economic crisis at this time and we're having a very difficult time.”

»Russia's RIA Novosti news agency provided some insight into the Russian position. “Arms deliveries to Iran are important to Russia because Moscow is quickly losing its position in key Asian arms markets in China and India,” it reported. Indeed, underlining Moscow's unease over its shrinking arms sales, Israel's mass-circulation Maariv daily reported that Medvedev had even suggested to Lieberman that Israel purchase the S-300s in question, or convince a third party to buy them, to keep them out of Iranian hands.»

Voilà donc une première suggestion juteuse de Medvedev: si Israël ne veut pas que les S-300 soient livrés à l’Iran, pourquoi ne les achèterait-il pas lui-même, pour sa propre défense aérienne? Contre une attaque aérienne iranienne, qui menace c’est bien connu, ou contre les voitures piégées d’éventuels terroristes dont Gaza pullule? Et cela pourrait se faire en demandant une augmentation de l’aide financière des USA, non?

Les USA, justement, sont si inquiets, qu’ils envisagent toutes sortes d’astuces pour empêcher une attaque préventive d’Israël contre l’Iran, – désormais doublement préventive: d’abord pour prévenir la conduite à son terme du mythique programme nucléaire iranien, ensuite pour prévenir la livraison de S-300 qui seraient livrés pour prévenir une attaque préventive d’Israël contre le nucléaire… Pour empêcher cette sorte d’attaque, les Américains envisageraient de surarmer les Israéliens en capacités à longue portée pour que les Israéliens ne craignent plus les S-300 lors de leur attaque préventive contre l’Iran qui-n’aura-pas-lieu. Ce n’est pas si bête. (Il y aurait d’autres idées possibles: pourquoi les USA n’achèteraient-ils pas eux-mêmes les S-300 destinés à l’Iran, à la place des Patriot, de la firme Raytheon, USA, pour défendre la base anti-missiles qu’ils compteraient installer en Pologne? Ils feraient peut-être d’une pierre deux coups, parce que les Russes accepteraient du coup la base BMDE en Pologne, c’est sûr. Et puis, il y a toujours la solution de demander à Hélicoptère-Ben, le patron de la Fed, de nous imprimer pendant le week-end, en cachettes, sur ses presses personnelles et sur papier-monnaie usagé (ce ne sont que des Russes), une pincée de $trillions qu’on filerait aux Russes, histoire de les apaiser.)

Quelques remarques d’UPI à ce sujet (notez que nous avons oublié de mentionner les Egyptiens…).

«[Obama] has pressured Israel not to launch any pre-emptive air or missile strikes against Iran to knock out critical parts of its nuclear program, which the Jewish state views as an existential threat. For one thing, the Americans fear that if Russia does agree to deliver S-300s to Iran, the Israelis will take unilateral action.

»Some U.S. officials are concerned that Israel, “for reasons of threat perception and, strategic planning culture and operational capabilities, would feel compelled to attack Iran's nuclear facilities before the SD-300s become operational,” according to Jane's Intelligence Digest.

»The Americans believe that the Israelis would have some success if they launched a pre-emptive strike, although it is highly unlikely that would knock out all of Iran's nuclear facilities. But Washington is worried that whatever the outcome of an Israeli assault, they believe the United States would be blamed for condoning or supporting it. “So U.S. diplomats are earnestly lobbying Russia not to complete the (S-300) sale,” Jane's noted. “At the same time, U.S. defense experts are assessing how to enhance Israel's long-range strike capabilities to decrease Israel's perceived need to actually use them.”

»Meantime, just to add to the mushrooming problem, Russia's Interfax-AVN agency has reported that some African states, particularly Egypt, were interested in acquiring the S-300. Russian defense analysts said Egypt was a logical candidate since it already has extensive stocks of Russian air-defense missile systems.»

Eh oui, nous avons bien un nouveau mythe: le S-300 russe. Notez qu’il s’agit d’un excellent système sol-air russe, qui est un domaine (les missiles sol-air) où la Russie, déjà quand elle était encore URSS, a toujours excellé. Il n’empêche qu’il faut apprécier le poids du mythe dans l’évolution de la planification stratégique; notez que, dans ce cas, il s’agit de la planification, qui dure depuis quatre ans, d’une attaque-surprise délibérée contre un pays non-belligérant, une planification développée et discutée à grands bruits médiatiques durant tout ce temps. Pendant ce temps, effectivement, on demande à l’Iran de ne pas s’énerver, – pour quelles raisons, grand Dieu? – et de s’occuper de l’essentiel, c’est-à-dire de ses problèmes de démocratie et de droits de l’homme.

Ainsi en arrive-t-on à un débat où le mythe finit par tout envahir, par tout infecter, jusqu’à dénaturer la nature même d’opérations qui ne sont elles-mêmes que des mythes, des montages en préparation contre ce qui est au demeurant un autre mythe à capacité fortement inspiratrice de la pensée stratégique occidentaliste (il s’agit de la capacité nucléaire iranienne, non existante, dont on s’est convaincu qu’elle sera bientôt là, – mais peut-être est-elle déjà là d’ailleurs, – pour aussitôt lancer une attaque contre Israël, – autre mythe, celui de “la menace existentielle”). Par conséquent, nous en sommes au point où l’opération contre l’Iran est directement la conséquence des problèmes d’argent de la Russie, qui pourrait déterminer ce pays à livrer à l’Iran le système-mythe S-300 que l’Iran a effectivement commandé et qu’il commence à payer. Bientôt, l’on commencera à envisager le cas où l’Iran, qui disposerait déjà du nucléaire, autre hypothèse à fabriquer, lancerait une attaque nucléaire contre on ne sait qui, pour se protéger d’une attaque préventive qui l’empêcherait de disposer des S-300 qu’elle a commandés.

Le “poids des armes” pèse bien plus, désormais, sur la psychologie des experts qui mènent le monde et qui mènent la danse, que sur les budgets des uns et des autres, – ce qui n’est pas peu dire. Il déstructure littéralement la pensée en réflexions cloisonnées, disposant de leurs propres logiques et bientôt complètement séparées de la crise de départ qui a suscité ces réflexions. Le “poids des armes” systématiquement transformé en mythes pour justifier de l’importance qu’on leur accorde, pour pouvoir mieux développer des stratégies ambitieuses qui justifient la position des experts, pervertit complètement la pensée. Autant ce poids grandit, autant ces mythes prolifèrent également jusqu’à des tailles gigantesques, autant la pensée se réduit, se rapetisse jusqu’à l’infiniment petit et l’infiniment dérisoire. Le problème est qu’il y a, au terme, une attaque avec ses enjeux politiques, une attaque qu’on fera ou qu’on ne fera pas, les enjeux politiques gagnant en importance disproportionnées et évoluant à mesure dans un sens ou dans l’autre, selon la fortune de l’attaque qui se fera ou pas. A ce moment-là, que ferons-nous, devant de telles situations artificiellement et monstrueusement grossies aux stéroïdes de la pensée stratégique occidentaliste?

…Eh bien, c’est bien sûr, – nous recommencerons à parler de la démocratie et des droits de l’homme. En Iran, notamment.


Mis en ligne le 3 juillet 2009 à 11H56