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38210 décembre 2008 — Il est temps d’observer qu’il existe un réel courant pour demander une réforme du Pentagone, ce courant nourri de plus en plus fortement par la crise financière et économique. Le rapport entre l’un et l’autre est évident: l’énormité des dépenses militaires est de plus en plus difficile à justifier face aux ravages de la crise, – ou plutôt, nuançons: cette énormité serait de plus en plus difficile à justifier s’il y avait débat là-dessus. Aujourd’hui, ce débat n’existe pas, ou bien faut-il dire: “n’existe pas encore”? Ou bien, encore, faut-il observer que ce débat prend forme et s’impose sans que nul ne l’ait voulu ou n’ait cru réussir à l’imposer? Nous voulons dire par là que le débat semble plutôt se mettre en place de lui-même.
Le fait est que la pression de la crise est si forte qu’une telle neutralité à l’égard des dépenses de défense, ou une telle ignorance de ces dépenses sera, ou serait difficile à maintenir longtemps. Cela le sera d’autant plus que ces énormes dépenses donnent des résultats extraordinairement catastrophiques. Comme on le lit dans le rapport CNP, dont nous parlons par ailleurs aujourd’hui: «U.S. defense spending grew 86 percent over the past eight years, with unclear results.» Le “unclear” est encore plus attachant que le “86%”…
Ce qu’on observe pour alimenter cette idée de la mise en place spontanée d’un débat, c’est que nombre de ceux qui participeraient à ce débat et qui veulent l’empêcher, essentiellement les défenseurs des dépenses du Pentagone, sont conduits à argumenter préventivement contre un tel débat dans une forme qui finit paradoxalement par favoriser la perspective d’un débat. C’est le cas d’une campagne lancée par l’AIA (Aerospace Industries of America), dont le thème est de montrer que cette industrie aérospatiale, principale fournisseuse de ce qu'on nomme “les armements“, participe à sa façon à la lutte contre la crise. Cette campagne a été notamment marquée par le passage d’une page de publicité présentant les arguments de l’AIA, dans le Washington Post du 2 décembre.
Un relais bien connu des intérêts de l’industrie aérospatiale US, Loren B. Thompson, a immédiatement mis en ligne un commentaire destiné à appuyer cette publication, voire à la renforcer, sur le site de son Institut Lexington, le 3 décembre. Il l’assortit aussitôt d’une remarque qui situe l’enjeu, en le plaçant résolument dans le cadre de la crise économique et, pour son compte, de la survie de l’industrie aéronautique; en d’autres termes et par rapport à la question que nous évoquons, Thompson implique que si les commandes du Pentagone devaient être réduites de façon conséquente, le sort même de l’industrie aérospatiale serait en jeu…
«The aerospace industry has begun a campaign to convince the next administration that support of its programs will help bolster the ailing economy. The industry's trade association paid for a full-page advertisement in the December 2 Washington Post stating that two million middle-class jobs are generated by the aerospace sector, that it is the nation's leading exporter of manufactured goods, and that its products are essential to national security. Argued against the backdrop of a rapidly deteriorating economy, the pitch looks pretty persuasive.
»However, aerospace is not like other industries. It gets a lot more money from taxpayers in a typical year than the auto industry is going to get from any federal bailout, and much of the aerospace sector would cease to exist in the absence of government support…»
Suivent des arguments qui peuvent nous sembler classiques mais qui sont exceptionnels dans le cas d’une industrie qui a toujours prétendu fonctionner selon les lois du marché plus que selon les lois du secteur public, ou “nationalisé”:
• L’industrie aérospatiale US est la première du monde, ce qui est essentiel pour la sécurité nationale et pour les rentrées à l’exportation. Ce qui doit être considéré comme un subside permanent du trésor public doit être également considéré comme un investissement productif de l’argent du contribuable.
• Si cette “aide” publique disparaissait, l’industrie aérospatiale péricliterait jusqu’à disparaître parce que la tendance des lois du marché est aujourd’hui de favoriser les activités de service aux dépens des activités industrielles, parce que ces activités demandent de gros investissements en R&D à très long terme, donc non productifs pendant une longue période, etc.
Quoi qu’il en soit, cette argumentation est remarquablement défensive. Elle représente une remarquable “montée aux extrêmes” préventive, puisque c’est aussitôt le sort de l’industrie aérospatiale qui est mis dans la balance, avec le sacrifice, en passant, de tous les artifices de propagande américanistes sur le libre marché, la libre concurrence, le caractère privé de cette industrie, etc. Thompson met les points sur les i, sans prendre de gants, présentant l’industrie aérospatiale comme subventionnée, nationalisée de facto, etc.
Ces observations marquent combien la composante industrielle du complexe militaro-industriel se trouve peu à son aise dans un débat qui n’est pourtant pas ouvert, et que la majorité des commentateurs jugent improbable tant la pérennité des dépenses militaires leur semble acquise. Mais est-ce bien le cas? Il semble que la pression de la crise soit en train de construire le cas de la contestation des dépenses de défense, et les acteurs et protagonistes de la chose y sont sensibles. Pour l’AIA, placer l’avantage de l’industrie aérospatiale au niveau de l’emploi, c’est effectivement placer cette industrie dans la logique de la crise, là où les dépenses militaires ne sont plus considérées comme “à part”, comme “a sacred cow”.
D’autre part, cette même argumentation qui consiste, d’un même mouvement, à faire de cette industrie une industrie subventionnée, après tout comme l’est ou sur le point de l’être le secteur bancaire ou le secteur automobile, alors que les pressions augmentent pour que ces secteurs en voie de “nationalisation” de facto rendent des comptes aux pouvoirs publics, ouvre une boîte de Pandore. L’industrie aérospatiale ne peut plus s’abriter derrière les arguments économiques classiques du secteur privé pour écarter des incursions, voir un contrôle direct de facto des autorités, si la pression du public y poussait. Le cas devient alors délicat car ce qui est mis en cause par les critiques du Pentagone est, au départ et en général, moins le principe des dépenses de défense que la validité, la bonne gestion, la rentabilité de ces dépenses. Le débat pourrait alors s’orienter, du sort de l’industrie aérospatial où cette industrie est à l’aise pour plaider un soutien pour qu’elle ne périclite pas, à la rentabilité de cette industrie où elle est beaucoup moins, infiniment moins à l’aise.
De ce même point de vue, dans le cas de cette même orientation, les propositions de “pause stratégique” prennent tout leur sens. Puisque l’industrie aérospatiale se constitue elle-même comme une industrie “nationalisée” de facto, il devient naturel que les pouvoirs publics lui demandent des comptes sur sa gestion, et une “pause stratégique” pour considérer tous les aspects de la production d’armement prend tout son sens. Ce qui constitue l’avantage fondamental de l’industrie aérospatiale US, c’est qu’elle a tous les avantages d’une industrie nationalisée et aucun des inconvénients; les subsides, sous forme des commandes publiques, avec prise en charge des R&D, l’aide systématique à l’exportation, avec des achats de matériels US par le biais de l’aide aux pays étrangers, etc.; mais aucun contrôle, une complète liberté des choix stratégique, des marges bénéficiaires, etc. L’action conjuguée de la crise générale et de la crise du Pentagone développe une dynamique qui met l’industrie aérospatiale sur la défensive, en position difficile pour continuer à bénéficier de ce statut.
Le principe d’une “pause stratégique”, qui serait très difficile à repousser si l’administration Obama voulait effectivement l’imposer dans les conditions qui se dessinent, et avec la pression universelle de la crise pour la soutenir, implique une dynamique dangereuse pour l’industrie. Ce qui fait aujourd’hui sa puissance, c’est la force d’inertie bureaucratique; c’est-à-dire, d’une façon concrète, l’enchaînement et l’empilement automatiques des programmes et des commandes, sans réelle finalité ni nécessité. Une rupture de cette dynamique, même au nom de principes qu’on présenterait selon un intérêt commun, y compris celui de la rentabilité pour l’industrie aérospatiale, risque au contraire d’établir le redoutable précédent de l’évidence même; à savoir, justement, que cette dynamique peut être interrompue, le contrôle de la programmation rétablie, avec des choix possibles, – bref, la fin du temps des vaches grasses, qui a atteint avec la présidence Bush des sommets dans l’art de la perte de contrôle.
L’intérêt de cette question des dépenses militaires et de l’orientation prise dans un débat qui n’a pas lieu, ou pas encore, et qui pourrait bien avoir lieu, est qu’elle expose directement et clairement le dilemme de la politique générale des USA. La question des dépenses militaires, et de tous les débats qui lui sont liées, comme le sort et le statut de l’industrie aérospatiale, est une question à la jointure de “deux mondes”: le monde intérieur, – la situation intérieure des USA, avec la crise, avec les dimensions qu’on sait; le monde extérieur, avec la politique de sécurité nationale, la projection des forces, les ambitions hégémoniques, l’influence, etc.
Jusqu’ici, il était coutumier d’apprécier que l’un ne pouvait aller sans l’autre, sans qu'il soit nécessaire de confronter l'un à l'autre. C’est peut-être la vérité centrale de l’Amérique d’après la Grande Dépression: sauvée de l’affaiblissement ou de l’effondrement, bref de la déstructuration, par l’engagement extérieur, pourrait-elle survivre aujourd’hui en se passant d’engagement extérieur? D’autre part et a contrario, l’énorme appareil du complexe militaro-industriel n’est-il pas devenu un trop lourd fardeau pour une Amérique en crise, qui retrouve la “vérité économique”, qui voit sa puissance ramenée à ses moyens véritables, et ses moyens trop limités pour ses ambitions et ses engagements?
Pire encore, ces diverses questions sont oblitérées, tordues, faussées, par l’inefficacité, la misérable rentabilité, l’improductivité du CMI. Dans ce cas, la crainte est que, si la voie normale est suivie, avec la poursuite des dépenses militaires, le fardeau porté ne ferait qu’entretenir une sorte d’énorme tonneau des Danaïdes, et le secrétaire à la défense tenant le rôle malheureux d’un Sisyphe égaré sur un énorme Moby Dick postmoderne, jusqu’à ce que tout cela se règle par un immense raz de marée ressemblant à une banqueroute, c’est-à-dire le “coming crash” du Pentagone..
Tous ces paramètres, toutes ces contradictions, tous ces dilemmes sont connus. Durant ces sept dernières années où le problème s'est profondément aggravé, ils ont été supportés sans même être mis en question, selon l’argument quasiment terroriste de la guerre contre la Terreur. L’on en arrive alors à un pas supplémentaire dans l’argument, en cherchant à pénétrer un peu dans le détail des impossibilités qui sont identifiées. C’est le cas lorsque Scott Bates, l’auteur du rapport du CNP mentionné ici, observe, pour justifier sa proposition de “pause stratégique”:
«Bates said it was a good time for a strategic halt in weapons spending, given the start of a new administration, plans to wind down the U.S. war in Iraq, fresh faces in Congress, mounting public frustration with business as usual in Washington and the worsening global financial crisis. “We've been operating in emergency mode for the past seven years and it's time to collectively catch our breath and develop the force structure we need for the future,” Bates said.»
Ce qu’implique Bates, c’est que la “pause stratégique” qu’il propose revient à abandonner le rythme aveugle du fonctionnement de guerre du Pentagone, tel qu’il est, sans aucune structure, sans aucun encadrement ni véritable contrôle. Proposer cela revient, d’une façon plus ou moins indirecte, à proposer le freinage radical de la guerre contre la terreur, ce qui revient encore à une perspective politico-militaire qui renvoie à la perspective bureaucratico-industrielle vue plus haut: si vous brisez le rythme de cette guerre-fantôme qui n’a comme effet que celui de maintenir artificiellement le rythme de guerre du Pentagone, vous ouvrez la même boîte de Pandore; vous brisez un rythme qui ne recouvre rien, qui ne vit que par lui-même, dont l’arrêt risquerait de réduire à rien la notion même de guerre contre la terreur, sans réelle difficulté d’ailleurs. Le rythme serait impossible à rétablir, sans un super-9/11 de convenance. Là aussi, l’enjeu est considérable, bien au-delà de l’apparence de la proposition.
Il nous semble manifeste que tout le monde devine plus ou moins ces enjeux, sans pouvoir les préciser à cause de leur complexité et de leurs ramifications, sans pouvoir les mesurer à cause de l’accumulation de conformisme qui empêche de désigner les situations pour ce qu’elles sont. Ainsi la réforme du Pentagone c’est bien plus que la réforme. C’est une bombe à retardement qui, en cherchant à rétablir le contrôle sur les processus d’acquisition et sur l’extension de la guerre contre la terreur, risque de déclencher divers processus imprévus et incontrôlables à leur tour, et de porter une terrible attaque déstructurante contre l’architecture virtualiste construite autour de la politique de sécurité nationale du temps de la guerre contre la terreur. D’autre part,– rengaine du cercle vicieux, – avec la pression montante de la crise, il devient de plus en plus difficile de ne rien faire.
Nous nous situons finalement, avec cette question du Pentagone et de sa crise de gestion et des acquisitions, au point Omega de la crise américaniste, un rassemblement de toutes les dynamiques et de toutes les tensions, un point de passage entre les tensions intérieures et les tensions extérieures. La délicate architecture mise en place après la Grande Dépression, et justement pour permettre la sortie de cette Grande Dépression, impliquait un puissant domaine extérieur (la sécurité nationale) d’influence et d’hégémonie, mis en place au cours de la Deuxième Guerre mondiale, et séparé des aléas du domaine intérieur qui devait profiter de cette puissance générale ainsi installée; aujourd’hui, alors qu’on retrouve une occurrence ressemblant à la Grande Dépression, le parcours inverse pourrait sembler entamé par, juste retour de la chose monstrueuse, l’intermédiaire de la crise du Pentagone.