Le printemps espagnol

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Le printemps espagnol

Certains observateurs commencent à nommer ainsi le mouvement politique qui se développe actuellement en Espagne, à la date où nous écrivons (24 mai). Il se caractérise par l'occupation durable de la Puerta de Sol, à Madrid, provenant de manifestants rejetant globalement un système qui les condamne au chômage et à la misère. D'autres villes espagnoles sont aussi touchées. De telles manifestations de refus se sont produites précédemment dans d'autres Etats frappés eux-aussi par les mesures de rigueur imposées aux populations par la volonté de diminuer les dettes publiques: en Grèce, en Irlande et même en Grande Bretagne – pour ne pas mentionner celles qui ont eu lieu aux Etats-Unis, notamment à Madison dans le Wisconsin. Elles sont susceptibles de se reproduire dans tous les Etats européens touchés par la rigueur, y compris peut-être un jour en Allemagne. D'où la nécessité d'essayer de les comprendre.

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On parle aujourd'hui de printemps espagnol par référence au mouvement dit du printemps arabe qui avait chassé les gouvernements autoritaires de Tunis et du Caire, sous la pression de foules rassemblées sur les places publiques des principales villes de ces pays. Des mouvements analogues mais encore en butte à la répression se déroulent dans un certain nombre d'autres Etats arabes.

Cependant la comparaison entre les deux “printemps” montre que le printemps espagnol, s'il persiste et se précise, posera des questions bien plus complexes que celles abordées par le printemps arabe. Le printemps arabe s'en est pris à des pouvoirs autoritaires ou à des théocraties qui étaient relativement faciles à renverser, dès lors que le soutien de l'armée et de la police leur a fait défaut. L'objectif en était relativement clair, tout au moins en Tunisie et en Egypte: obtenir les libertés publiques et les droits civils dont jouissent les démocraties politiques. Certes, dans le reste du Moyen-Orient, le printemps arabe se complique aujourd'hui d'incidences géopolitiques, ethniques ou religieuses propres à ces pays, mais ces dernières n'intéressent qu'indirectement les citoyens européens.

Le printemps espagnol est infiniment plus complexe et difficile à interpréter avec les outils de la science politique traditionnelle. Il a pris naissance dans un grand Etat européen jusqu'ici globalement prospère et bien géré, présentant malgré quelques archaïsmes le visage d'une société moderne, démocratique, ouverte. L'Espagne n'est pas par ailleurs le pays le plus pauvre de l'Union européenne, même s'il traverse actuellement une crise grave. Que veulent alors les manifestants (qui se sont nommés eux-mêmes des “indignados” par référence au livre de Stéphane Hessel) ? On dit d'eux qu'au delà d'un refus du chômage et de l'appauvrissement, ils refusent le Système, sans pouvoir toujours préciser ce que l'on entend par ce terme de Système, et ce qui est refusé au sein de celui-ci. Mais on pourrait aussi dire que beaucoup d'entre eux sont animés, fut-ce d'une façon mal formulée, par une volonté bien plus grandiose encore, celle de changer de civilisation.

Ainsi défini, le printemps espagnol risque de se répandre dans un grand nombre de pays européens, sinon dans tous, car le refus d'un certain type de civilisation, mercantiliste, sélective, gaspilleuse n'est pas propre à l'Espagne. Les conservateurs voient dans cette contamination quasi “virale”, favorisé par la généralisation de la société de l'information, de nombreuses menaces. Les progressistes au contraire commencent à y attacher beaucoup d'espoir. Pourrait-on finalement espérer voir un univers marqué par les inégalités, la destruction aveugle des ressources naturelles, le rejet des grandes ambitions, céder la place à un monde plus harmonieux? L'utopie pourrait-elle commencer à se réaliser?

Que veulent exprimer les “indignados”?

Pourquoi pas après tout? Mais avant de rêver à un changement de civilisation, il faut chercher à comprendre ce que veulent exprimer les manifestants de la Puerta del Sol. On pourra ensuite se demander si, au delà de l'expression d'un sentiment global de refus, ils ne devraient pas se fixer des objectifs précis. L'exemple précédent des manifestations du peuple américain à Madison est intéressant à cet égard. Les foules du Wisconsin ont refusé explicitement un certain nombre de mesures de rigueur jugées injustes et ont cherché à faire plier les élus du parti républicain qui voulaient, en toute légitimité constitutionnelle, les faire appliquer.

Le message des “indignados” espagnols est plus difficile à interpréter. On peut penser qu'au delà d'une protestation contre l'extension du chômage et de l'appauvrissement, frappant aussi bien les jeunes diplômes que les travailleurs de la base, ils veulent signifier le fait que le peuple de gauche ne fait plus confiance aux partis de gauche pour le représenter. Au plan électoral, c'est ce message que viennent parallèlement d'exprimer les élections municipales marquées par la défaite du Parti socialiste espagnol (PSOE). La même défiance à l'égard du parti socialiste s'est répandue dans des termes voisins au Portugal en en Grèce. Beaucoup de manifestants espagnols, bien que se réclamant de la gauche, s'indignent du fait que le gouvernement dirigé par une majorité socialiste ne les protège pas des abus du capitalisme financier et de la spéculation mondialisée. Au contraire ce gouvernement paraît se ranger du côté des spéculateurs nationaux et internationaux (banques et entreprises) pour contraindre les citoyens à supporter les fautes de gestion ou les manœuvres frauduleuses du monde économique. Le même reproche est fait aux gouvernements grec et portugais, eux aussi pourtant dirigés par des socialistes.

La population en déduit que les partis socialistes appartiennent désormais aux oligarchies sociales qui pressurent les citoyens en les privant des produits de leur travail et de leur épargne. En Espagne comme ailleurs, les gouvernements, qu'ils soient de gauche ou de droite, tiennent le même discours imposé par la finance internationale et relayé par le FMI: comprimer les dépenses sociales, supprimer les investissements publics, licencier les fonctionnaires, privatiser les établissements et les entreprises publiques...

Or les “indignés”, aussi naïfs qu' ils soient en économie, se rendent bien compte que cette destruction progressive de ce qui restait de l'Etat protecteur se fait au profit des sociétés internationales et des fonds d'investissements spéculatifs. Les activités abandonnées par le secteur public, sous prétexte de rééquilibrer les budgets, seront récupérées et assurées à grand frais par des investisseurs anonymes qui ne travailleront que pour une clientèle à hauts revenus. Le coût économique final de ces services payants ne diminuera pas, au contraire. Mais les actionnaires et les managers en charge de ces nouveaux services ne s'en plaindront pas puisque les sommes correspondantes viendront directement accroître leurs profits.

Nous pensons pour notre part que ce qui indigne particulièrement les manifestants du printemps espagnol, qui indignera ceux d'autres printemps à venir dans d'autres pays, tient à la découverte progressive d'une entente mondiale entre privilégiés (que nous nommons ici des oligarchies) pour maintenir dans le bas de l'échelle sociale les diverses catégories de travailleurs qui sont en fait les principaux créateurs de richesse dans l'économie réelle. Or parmi ces oligarchies se trouvent désormais, en apparence et souvent en fait, les représentants des partis de gauche, qu'ils soient dans l'opposition ou au pouvoir.

La découverte de cette réalité, dénoncée depuis longtemps par les extrêmes-gauches, provoque dans ce que nous continuerons à nommer les couches populaires, y compris dans les classes moyennes, un rejet de la vie politique et des institutions, qu'elles soient nationales ou européennes: tous corrompus, selon une formule facile mais hélas souvent vraie. Ce rejet peut pousser certains “indignés” vers les mouvements d'extrême-droite populistes et souverainistes, dont le discours fait illusion. Mais un minimum d'attention montre que ceux-ci ont, encore plus que les socialistes, partie liée avec les oligarchies. Ils seront par ailleurs, de toutes façons, incapables de proposer les solutions permettant de remettre l'économie au service des travailleurs, puisqu'ils refusent la dimension européenne indispensable pour se faire entendre face aux grands Etats mondiaux.

Si nous retenons l'hypothèse qui précède, nous dirons que le message des “indignados” s'adresse d'abord aux partis socialistes, en Espagne comme dans le reste de l'Europe: changez ou nous vous changerons. Dans la mesure où demeure encore un minimum de démocratie représentative, ce premier message est facile à comprendre par des responsables politiques qui veulent être élus ou réélus, que ce soit au plan national ou au plan local. Jose Luis Zapatero devrait le comprendre, comme en France le candidat (ou la candidate) du parti socialiste aux élections présidentielles.

Au delà du refus, se battre pour des revendications précises

Mais un mot d'ordre aussi général ne suffira pas à maintenir la mobilisation des manifestants et de ceux qui les soutiennent dans l'opinion. Il faudra que du sein des manifestations émergent des revendications plus précises (analogues au “Ben Ali dehors” des manifestants tunisiens). Les techniciens de l'économie et de la politique ont formulé depuis quelques mois déjà des objectifs que nous avons pour notre part repris et illustrés: transformer le statut de la Banque centrale européenne de façon à ce qu'elle puisse racheter et restructurer les dettes publiques des Etats, créer un service public bancaire européen regroupant les activités de dépôt et de prêts aux entreprises des banques européennes en les distinguant clairement des opérations spéculatives, créer un fonds européen d'investissement stratégique au profit des activités industrielles et de recherche capables de créer des emplois à forte valeur ajoutée non délocalisables, adapter en conséquences en les harmonisant les législations fiscales et douanières européennes.

De tels objectifs sont complexes à exprimer, difficiles et longs à mettre en oeuvre. Ils supposent un certain nombre de bouleversements de fond contrer lesquels se mobiliseront l'ensemble des oligarchies de pouvoir. Peut-on espérer que des manifestations populaires s'en saisissent? Nous pensons pour notre part qu'il existe un atout en ce sens, qui est l'Internet. Il faudrait que les (rares) experts proposant de telles mesures et les représentants des partis de gauche décidés à retrouver leur vocation traditionnelle au service du changement social s'obligent sans attendre en discuter via notamment l'internet afin de populariser les véritables révolutions pouvant en découler.

Des propositions immédiates pourraient alors être faites, au service desquels les « indignés » présents et futurs pourraient se mobiliser. Il s'agirait d'abord de refuser les mesures telles que les suppressions d'emplois ou les privatisations dans les services publics. Mais au delà du refus, des projets à forte valeur démonstrative pourraient être mis en œuvre dans de courts délais. Ils impliqueraient notamment le secteur coopératif et associatif, sans préjudice de tous les investissements d'esprit alternatif dans des secteurs émergents comme les énergies renouvelables, la réhabilitation des habitats et la formation-culture. Les “indignés” pourraient alors manifester pour que de telles initiatives soient reconnues et prises en compte par ceux qui disposent encore de l'autorité. A défaut, ces responsables seront renvoyés, d'une façon ou d'une autre.

Rien n'empêcherait évidemment que, du chaos créateur né de l'indignation collective, naissent d'autres idées novatrices et d'autres initiatives concrètes.

Jean-Paul Baquiast